đ âCorps Ă corpsâ Histoire(s) de la photographie, au Centre Pompidou, Paris, du 6 septembre 2023 au 25 mars 2024
âCorps Ă corpsâ
Histoire(s) de la photographie, Collections de photographies du Centre Pompidou – MusĂ©e national dâart moderne et de Marin Karmitz
au Centre Pompidou, Paris
du 6 septembre 2023 au 25 mars 2024
PODCAST – Interview de Julie Jones, conservatrice, cabinet de la photographie, MusĂ©e national dâart moderne, et co-commissaire de lâexposition
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 4 septembre 2023, durĂ©e 14â51,
© FranceFineArt.
Extrait du communiqué de presse :
Val Telberg, Rebellion Call [Appel Ă la rĂ©bellion], 1953. Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 30 x 24 cm. Centre Pompidou – MusĂ©e national dâart moderne, Paris. Don des amis du Centre Pompidou, Groupe dâAcquisition pour la Photographie, 2022. © Estate Val Telberg/Courtesy les Douches la Galerie, Paris, Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/HĂ©lĂšne Mauri/Dist. RMN-GP.
Christer Strömholm, Narcisse, de la sĂ©rie Les amies de Place Blanche, 1968. Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 18,1 x 23,9 cm. Centre Pompidou – MusĂ©e national dâart moderne, Paris, Achat, 2011. © Christer Strömholm Estate. Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP.
BrassaĂŻ, Les Deux Voyous, Paris XIVe, 1932. Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 49,5 x 37,8 cm. Centre Pompidou â MusĂ©e national dâart moderne, Paris. Achat, 1995. © Estate BrassaĂŻ – RMN-Grand Palais, Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/Jacques Faujour/Dist. RMN-GP.
Saul Leiter, Kathy, Vers 1950. Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 23 x 33,5 cm, Collection Marin Karmitz. © Saul Leiter Foundation. Collection Marin Karmitz, Reproduction photographique : Florian Kleinefenn.
Dorothea Lange, Mended Stockings, San Francisco [Bas reprisĂ©s, San Francisco], 1934. Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 25,5 x 20,5 cm. Collection Marin Karmitz. © The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California, City of Oakland. Gift of Paul S. Taylor. Reproduction photographique : Collection Marin Karmitz.
Dora Maar, Nusch Eluard, Vers 1935, Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 24,5 x 18 cm. Centre Pompidou â MusĂ©e national dâart moderne, Paris. Achat, 1987. © Adagp, Paris 2023. Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/Jean-Claude Planchet/Dist. RMN-GP.
Commissariat :
Julie Jones, conservatrice, Centre Pompidou – MusĂ©e national dâart moderne
avec Marin Karmitz
Avec la rencontre de deux collections photographiques exceptionnelles â celle, publique, du Centre Pompidou – MusĂ©e national dâart moderne et celle, privĂ©e, du collectionneur français Marin Karmitz â lâexposition « Corps Ă corps » offre un regard inĂ©dit sur les reprĂ©sentations photographiques de la figure humaine, aux 20e et 21e siĂšcles.
Rassemblant plus de 500 photographies et documents, rĂ©alisĂ©s par quelque 120 photographes historiques et contemporains, l’exposition dĂ©passe les catĂ©gories dâĂ©tude classiques telles que le portrait, lâautoportrait, le nu ou encore la photographie dite humaniste. Elle dĂ©voile des particularitĂ©s, des maniĂšres de voir photographiques et rend visibles des correspondances entre artistes. On leur dĂ©couvre des obsessions communes, dans leur façon dâapprĂ©hender le sujet, comme dans leur approche stylistique.
Ces rapprochements peuvent Ă©clairer une certaine pratique, Ă un moment prĂ©cis de lâhistoire, ou au contraire montrer la proximitĂ© de visions Ă©loignĂ©es dans le temps. Les images exposĂ©es nourrissent aussi des questionnements sur la responsabilitĂ© du photographe : comment la photographie participe-t-elle Ă la naissance des identitĂ©s et Ă leur visibilitĂ© ? Comment raconte-t-elle les individualitĂ©s, le rapport Ă lâautre ?
La collection du Centre Pompidou – MusĂ©e national dâart moderne et la collection Marin Karmitz, distinctes par leur origine, leur nature, et leur fin, apparaissent ici complĂ©mentaires. Regard public et regard privĂ© dialoguent et construisent de nouveaux rĂ©cits. Ensemble, ils proposent une rĂ©flexion sur lâidĂ©e mĂȘme de collection. Comment une collection se construit-elle, et quelle est la part de la subjectivitĂ© dans sa constitution ? Comment la transmettre au public ?
La collection de photographies du Centre Pompidou est devenue en prĂšs de cinquante ans lâune des plus importantes au monde. Riche de plus de 40 000 tirages et de 60 000 nĂ©gatifs, elle est constituĂ©e de grands fonds historiques (Man Ray, BrassaĂŻ, Constantin Brancusi ou Dora Maar), et compte de nombreux ensembles de figures incontournables du 20e siĂšcle, comme des corpus importants de la crĂ©ation contemporaine. FormĂ© aux mĂ©tiers du cinĂ©ma et de la photographie dans les annĂ©es dâaprĂšs-guerre et figure majeure du cinĂ©ma français, Marin Karmitz se fascine, depuis plusieurs dĂ©cennies, pour la crĂ©ation, sous toutes ses formes. Sa collection photographique rĂ©vĂšle un intĂ©rĂȘt immuable pour la reprĂ©sentation du monde et de celles et ceux qui lâhabitent. Quâil sâagisse des grandes figures de lâavantgarde, telles StanisĆaw Ignacy Witkiewicz, dont Marin Karmitz a rĂ©cemment fait don dâun ensemble dâoeuvres important au Centre Pompidou, jusquâa des figures contemporaines, comme lâartiste SMITH.
#Catalogue de lâexposition aux Ă©ditions du Centre Pompidou, sous la direction de Julie Jones.
Parcours de l’exposition
1.Les premiers visages
Par la photographie, nous apprĂ©hendons le corps et entrons dans son intimitĂ©. Lâimage du visage, en particulier, Ă©claire le rapport Ă lâautre. Comme le disait le philosophe Emmanuel Levinas : « [âŠ] il y a dans le visage une pauvretĂ© essentielle ; la preuve en est quâon essaie de masquer cette pauvretĂ© en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposĂ©, menacĂ©, comme nous invitant Ă un acte de violence. En mĂȘme temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer ». Au dĂ©but du 20e siĂšcle, le visage pris en plan rapprochĂ© devient un motif rĂ©current dans lâĆuvre photographique des avant-gardes. Le cadrage comme le jeu dramatique des lumiĂšres et des ombres renforcent lâimpression de prĂ©sence du sujet. TraitĂ© hors de tout contexte (individuel ou social), le visage anonyme devient prĂ©texte Ă des Ă©tudes formelles. Pour dâautres photographes, dont la dĂ©marche relĂšve davantage du documentaire social, photographier le visage est un acte dâengagement, une maniĂšre de rendre visible la personne. Pour tous, lâĂ©mergence de ces visages impose un face-Ă -face qui assure au sujet son identitĂ© autant quâil la questionne.
2. Automatisme ?
Les photomatons apparaissent dans les annĂ©es 1920, dâabord aux Ătats-Unis, puis en Europe. Cette photographie pauvre, automatique et sans auteur fascine trĂšs tĂŽt les artistes surrĂ©alistes. La cabine de prises de vues, espace restreint devenu petit thĂ©Ăątre, est prĂ©texte Ă de multiples grimaces, Ă des portraits extatiques, les yeux fermĂ©s, tĂȘtes dĂ©coiffĂ©es ou Ă des portraits de groupe indisciplinĂ©s. Ainsi, dĂšs ses origines, cette photographie populaire, alors au service des mĂ©thodes modernes de contrĂŽles administratif et policier, est dĂ©tournĂ©e en un nouvel espace de libertĂ© et de rĂ©volte. De nouveau dans les annĂ©es 1960, pĂ©riode marquĂ©e par le dĂ©veloppement des arts performatifs, et jusquâĂ aujourdâhui, de nombreux artistes sâemparent de cette esthĂ©tique, voire du dispositif mĂȘme. Ils dĂ©noncent ainsi les carcans imposĂ©s par la sociĂ©tĂ© contemporaine via la biensĂ©ance et la persistance des stĂ©rĂ©otypes culturels comme identitaires. Jouant, parfois non sans humour, avec ses codes (frontalitĂ©, anonymat, sĂ©rialitĂ©âŠ), tous renversent les rapports de pouvoir en soulignant la multiplicitĂ© et la complexitĂ© des subjectivitĂ©s.
3.Fulgurances
IntermĂ©diaire entre le photographe et le photographiĂ©, lâappareil de prises de vue transforme la maniĂšre de percevoir lâautre. Ă lâaffĂ»t, le photographe attend lâapparition de lâimage : sa vision, humaine, devient photographique ; il pense le rĂ©el par son cadre, puis il le met « en boĂźte ». Lâappareil lui permet de saisir un instant, de capter lâautre, de le possĂ©der par son image. Cette prĂ©sence au monde si particuliĂšre a souvent Ă©tĂ© comparĂ©e aux pratiques de la chasse ou de la collection. Mais cette traque agit aussi parfois comme un rĂ©vĂ©lateur. Visionnaire plus que voyeur, le photographe perçoit et isole des individualitĂ©s, il met en lumiĂšre des anonymes perdus dans la foule. Par une attention aux atmosphĂšres et Ă lâintimitĂ© des regards et des gestes, il donne Ă voir des rapports humains. « La photo, affirmait Chris Marker en 1966, câest lâinstinct de chasse sans lâenvie de tuer. Câest la chasse des anges⊠On traque, on vise, on tire et â clac ! au lieu dâun mort, on fait un Ă©ternel. »
4. Fragments
MorcelĂ© par le cadrage â lors de la prise de vue et/ou lors du tirage de lâĂ©preuve â, lâindividu devient objet anonyme. TĂȘte, main, doigt, oeil, oreille, jambe, torse, pied, cou, bouche, sexe, peau, sein, nombril, cheveuxâŠ, ces morceaux de corps et dâĂ©piderme se transforment en paysages incertains, parfois inhospitaliers. Lâobservateur Ă©choue cependant Ă dĂ©tourner son regard, tant la sensualitĂ© des corps y est dĂ©cuplĂ©e. Le rapport photographe/photographiĂ© apparaĂźt comme rĂ©solument dĂ©sĂ©quilibrĂ© ; la femme, objectivĂ©e, est sans conteste un motif rĂ©current dans ce type dâimage. Nombre dâartistes ont nĂ©anmoins su utiliser cette mĂȘme rhĂ©torique de la fragmentation pour dĂ©noncer la persistance de lâinĂ©galitĂ© des rapports de pouvoir et de contrĂŽle dans la sociĂ©tĂ© contemporaine. Si ces images-fĂ©tiches racontent le dĂ©sir, elles peuvent aussi encourager, tout simplement, Ă mieux voir : la grĂące et lâĂ©lĂ©gance dâun geste, dâun corps au travail, dâun corps au repos, dâun corps souffrant ou dâun dialogue silencieux entre deux ĂȘtres.
5. En soi
AbsorbĂ©es dans leurs pensĂ©es, rĂȘveuses, contemplatives ou soucieuses, conscientes ou non dâĂȘtre saisies par lâappareil, ces personnes existent au-delĂ de leur image. EffacĂ©, le photographe semble nâĂȘtre quâun tĂ©moin impassible, extĂ©rieur aux instants et aux intĂ©rioritĂ©s quâil enregistre. Si ces prises de vue peuvent ĂȘtre spontanĂ©es, lâobservation (celle du photographe et celle du regardeur) y paraĂźt plus longue, plus posĂ©e, plus « picturale ». Certains photographes peuvent mettre en scĂšne leur invisibilitĂ© par un dĂ©pouillement stylistique (frontalitĂ©, neutralitĂ© des tons, dispositif sĂ©rielâŠ) ; dâautres, confessant une empathie absolue envers le sujet, privilĂ©gient un usage dramatique du cadrage et des jeux de clair-obscur. Ces images sont souvent celles de solitudes, dâĂ©tats mĂ©lancoliques ou de corps en transe. Elles appellent un hors-champ inaccessible tant, chez le regardeur, le sentiment dâĂȘtre Ă©tranger Ă la scĂšne domine la lecture.
6. Intérieurs
En 1967, le philosophe Michel Foucault forge le terme dâ« hĂ©tĂ©rotopie » pour dĂ©finir un lieu Ă part au sein dâune sociĂ©tĂ©, rĂ©gi par des rĂšgles, des fonctionnements et des temporalitĂ©s qui lui sont propres. Asiles psychiatriques, prisons, cimetiĂšres, musĂ©es, thĂ©Ăątres, cinĂ©mas, villages de vacances, lieux de culte⊠LâhĂ©tĂ©rotopie a des fonctions et des natures diverses : elle peut accueillir lâimaginaire, ĂȘtre espace de libertĂ© comme de mise Ă lâĂ©cart. Elle rĂ©vĂšle dâautres maniĂšres de vivre ensemble et de penser le monde. Pourquoi photographier ces lieux clos et autonomes ? Comment reprĂ©senter ces corps collectifs, quel portrait rĂ©aliser de lâindividu au coeur de ceux-ci ? Parfois, les photographes veillent Ă garder ce quâils estiment ĂȘtre une juste distance ; certains participent entiĂšrement Ă ce quâils enregistrent en partageant, souvent sur un temps long, la vie de ces autres. Leurs images dĂ©voilent des sphĂšres intimes, des corps contraints, des corps libĂ©rĂ©s, des dĂ©pendances mais aussi des lieux de contestations sociales et politiques. Toutes donnent une voix Ă des identitĂ©s souvent condamnĂ©es Ă lâinvisibilitĂ© par la sociĂ©tĂ© contemporaine.
7. Spectres
Dissimulation des corps, enregistrements de reflets, utilisation du flou, recours au photomontageâŠ, ces procĂ©dĂ©s, aussi divers soient-ils, mettent tous en scĂšne une forme de disparition. Si lâimage enregistre, fixe et donne Ă voir des identitĂ©s, celles-ci paraissent dissolues et indĂ©terminĂ©es, telles des fantĂŽmes. Les particularitĂ©s individuelles sâeffacent au profit dâune anatomie collective indĂ©finie et dâun « fluide » intangible : le corps devient matiĂšre anonyme. Faire une image de ces mutations implique un rapport au rĂ©el et au photographique plus incertain. Ce qui importe nâest plus de capter lâinstant, mais de donner Ă voir lâexpĂ©rience dâune transition : la lumiĂšre, lâombre et le cadre perdent leurs fonctions traditionnelles ; ils sont utilisĂ©s ici pour souligner un passage. Chacune Ă leur maniĂšre, ces photographies montrent comment la conception de la figure humaine se transforme au contact des autres, des Ă©vĂ©nements historiques et contemporains, parfois traumatiques. Si elles tĂ©moignent souvent dâune violence Ă lâĂ©gard du corps, elles peuvent aussi accompagner sa possible renaissance.