“Johan van der Keuken” Le rythme des images

au Jeu de Paume, Paris

du 16 juin au 17 septembre 2023

Jeu de Paume

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Extrait du communiqué de presse :

Parcours de l’exposition

Artiste inclassable, Johan van der Keuken (Amsterdam, 1938-2001) nourrit tout au long de sa vie, avec une conviction intime, une pensée libre, critique et politique que reflètent également ses nombreux écrits. Initié à un jeune âge à la prise de vue par son grand-père, il publie son premier livre de photographie en 1955 et gagne très rapidement une notoriété pour ces travaux, avant d’adopter le médium cinématographique, caméra à l’épaule, dans les années 1960.

Sa volonté constante de représenter le réel jusque dans ses aspects les plus bruts tout en favorisant l’expression d’une vérité intérieure le conduit à déconstruire les formes classiques de la narration. Ainsi, le style de montage expérimental qu’il développe, étroitement lié au son, juxtapose des fragments contrastés pour créer un langage visuel unique.

Dès ses débuts, Van der Keuken montre une grande curiosité pour les expériences artistiques menées par ses amis poètes, écrivains, musiciens, peintres, photographes et cinéastes, dont certains deviennent même les sujets de ses films. Nombre de ses oeuvres témoignent également du quotidien, mêlant la valeur poétique des vies ordinaires à la réalité des répercussions des décisions et événements politiques. Le récit visuel est souvent associé à des prises de son en direct, à des témoignages et à des compositions musicales, notamment du jazz, dont le rythme imprègne fortement la forme finale de l’oeuvre.

Au début des années 1970, son travail devient ouvertement politique et se fait l’écho des tensions cruciales entre Nord et Sud à cette époque. Il voyage à travers l’Europe et les Balkans, l’Afrique, l’Inde, le Vietnam, la Palestine, l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, accompagné d’une seule personne (à la prise de son). Alors que l’influence de l’anthropologie sur sa pratique documentaire devient de plus en plus évidente, il affirme que des notions telles que la justice et la démocratie sont incarnées et vécues comme des émotions plutôt que comme des concepts abstraits isolés.

Johan van der Keuken est initié à la photographie à l’âge de 12 ans par son grand-père maternel. Fasciné par la magie de ce médium et l’exactitude des images produites sur des plaques de verre de grand format, il écrit en 1955 : « On peut créer du réel, par la peau des choses. »

La notion de surface sensible associée à la physicalité des corps humains est au coeur de son travail, en particulier à cette période. Dans ses deux premières séries photographiques, il joue avec la lumière et les points de vue en prenant ses jeunes amis pour modèles.

Dans son tout premier texte, « The Art I Love Most » [L’art que j’aime le plus] (1955), il décrit la photographie comme un art de la « vision de la signification des hommes et des choses dans leurs relations mutuelles, vision de la façon dont l’être change sous l’action de la lumière, vision de la poésie du quotidien, vision de l’insaisissable derrière le perceptible ».

Son entourage artistique néerlandais – du photographe Ed van der Elsken au célèbre poète et artiste Lucebert, fondateur du mouvement littéraire Vijftigers [Poètes des années 1950] – le soutient et l’inspire : la musicalité phonétique de la poésie, l’éclatement de la narration et les associations inventives et fertiles entre les mots le conduisent à développer une approche expérimentale de l’image.

Au début des années 1960, il commence à tourner des films à l’aide d’une caméra Bolex dont le mécanisme à ressort exige des séquences courtes. Cette approche fragmentaire lui dicte une méthode de travail qui inspirera l’ensemble de son oeuvre.

 

La ville organique
De 1956 à 1958, Van der Keuken étudie à l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques), à Paris. Submergé par l’intense activité et l’agitation de la ville, il arpente les rues et prend des milliers de photos avec son Leica M3 et son Rolleicord. L’atmosphère est ternie par la violence des dernières années de la guerre d’Algérie et par le putsch d’Alger précédant l’élection de Charles de Gaulle à la présidence. Inspiré par des photographes tels que Robert Frank et William Klein, et animé par la nécessité de remettre en question l’ascendant de l’image sur le sujet qu’elle représente, Van der Keuken se distingue en interrogeant le rapport entre le sujet et les limites du cadre que lui donne la photographie. Cette première série sur Paris donne à voir des individus en mouvement, des portraits, des gestes, des instantanés de rue, le métro et des scènes nocturnes : dans toutes ces compositions, le corps est encadré par la ville. Organisées en séquences, ces images apparaissent dans le livre Paris mortel (1963), dont la publication fait suite à la réalisation de son premier film, Paris à l’aube (1960). Van der Keuken considère la vitalité de la ville comme un corps, thème qu’il explorera tout au long de sa vie. Dans les années 1990, ses photographies d’Amsterdam et de New York témoignent de sa fascination pour le mouvement et le rythme dans l’espace urbain. Le film On Animal Locomotion (1994), projeté dans l’exposition, illustre son utilisation des techniques de montage pour dissoudre et perturber la composition équilibrée et la narration linéaire, en insistant sur la dynamique du rythme.

La surface plane
Dans l’un de ses nombreux entretiens, Van der Keuken décrit comment, dans les années 1950 et 1960, il a utilisé la photographie pour exprimer son engagement politique et social. L’attachement qu’il porte à cette question transparaît dans tout son travail photographique et devient, dans les années 1970 et 1980, un aspect important de son oeuvre cinématographique. Van der Keuken continuera néanmoins de prendre des photographies jusqu’à la fin de sa vie, utilisant l’image statique et son cadre fixe comme un « carnet de croquis » pour mener ses recherches visuelles. Le thème du cadre est omniprésent dans son oeuvre : la fenêtre, en tant que cadre dans le cadre, est par exemple un élément récurrent dans ses films. La surface plane d’une vitre, d’un mur animé d’une plage de lumière ou simplement une zone sur un sol dégagé de tout objet représentent des pauses silencieuses. Le leitmotiv de la surface « vide » en apparence est non seulement une métaphore de la surface sensible de la photographie ou du film, mais aussi l’évocation d’un espace ouvert et calme, une respiration dans le chaos du monde. Les séries photographiques réalisées durant cette période constituent à la fois un processus de réflexion et un outil d’analyse des situations.

Le cinéma : « un monde à mi-chemin entre moi-même et la réalité »
L’activité de Johan van der Keuken en tant que réalisateur de documentaires et de films expérimentaux s’intensifie au cours des années 1970 et 1980 lorsqu’il commence à tourner des longs-métrages sur des sujets sociaux et politiques majeurs, en se concentrant notamment sur l’analyse des contrastes économiques entre les pays du Nord et du Sud, les considérations de rendement agricole et l’écologie ou le rapport saisissant entre le local et le global, questions devenues cruciales aujourd’hui. À la fin des années 1990, il crée des installations immersives mêlant plus de quarante années de travail avec la photographie et le cinéma. L’une de ces expositions itinérantes, « Le corps et la ville », montre explicitement sa réflexion sur le monde par le travail de l’image et la pertinence de penser son oeuvre dans sa globalité. En 1998, Van der Keuken, gravement malade, écrit : « Je suis entré dans une nouvelle zone de mon corps, de mon corps ma ville. »

La réalité et ses reflets
Van der Keuken, qui est désormais internationalement reconnu comme l’un des inventeurs de l’essai cinématographique aux côtés de Chris Marker et de Jean-Luc Godard, participe à des séminaires et donne des conférences dans le monde entier. Lors de la dernière décennie de sa vie, il utilise à la fois la photo et le film pour évoquer plus particulièrement des sensations physiques et des états émotionnels. Il commence également à porter un regard rétrospectif sur son oeuvre et à écrire sur l’image en tant que forme d’art chargée de mémoire : « Ce dont on se souvient, ce sont souvent déjà des images filmées ou photographiées. L’image nous vole presque notre mémoire, car elle s’y substitue. Le travail de la mémoire est plus douloureux quand on cherche à trouver des sensations derrière ces images. C’est aussi entre autres pour cette raison que je voulais voir Sarajevo. Est-ce que dans dix ans, quand le décor aura totalement changé, nous saurons encore ? » En tant que documentariste, il valorise l’improvisation comme moyen de résistance aux formes de savoir préétabli, ce qui reflète son désir d’échapper constamment aux limites des représentations prédéterminées de la réalité. Dans un texte intitulé « Le non-savoir », il écrit : « La peste du cinéma documentaire, c’est de vouloir expliquer le monde sans cet énorme trou du doute, du non-savoir. » À la fin des années 1980 et jusqu’en 2000, Van der Keuken réalise plusieurs oeuvres photographiques en plusieurs parties, dont certaines sont exposées ici. Par ailleurs, ses installations, dans lesquelles le film, la photographie et le son interagissent dans le même espace, lui permettent d’exposer toute son oeuvre comme une entité, un véritable corpus d’images.