âMarine Hugonnierâ
Le cinĂ©ma Ă lâestomac
au Jeu de Paume, Paris
du 8 juin au 18 septembre 2022

PODCAST –Â Interview de Marine Hugonnier,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 7 juin 2022, durĂ©e 25â58.
© FranceFineArt.
(Marta Ponsa et Marine Hugonnier)

Extrait du communiqué de presse :







Commissaire : Marta Ponsa
Ă lâĂ©tĂ© 2022, le Jeu de Paume ouvre ses portes Ă Marine Hugonnier pour sa premiĂšre grande exposition en France. Lâexposition rĂ©unira une sĂ©lection dâoeuvres reprĂ©sentatives de son approche artistique depuis ses dĂ©buts en 1998.
Depuis vingt ans, le travail de Marine Hugonnier opĂšre une lecture critique de la complicitĂ© que les conventions de la reprĂ©sentation entretiennent avec les idĂ©ologies politiques. Concevant sa pratique comme une recherche sur les politiques du regard, elle tente de mettre au jour les mĂ©canismes de pouvoir qui les sous-tendent en cette Ă©poque de spectacularisation gĂ©nĂ©ralisĂ©e qui est la nĂŽtre. Lâartiste franco-britannique sâattache ainsi Ă rendre compte de ce qui façonne les images pour mettre en question lâempreinte quâexercent le colonialisme, le capitalisme et le patriarcat sur tout appareil de captation et de restitution dans nos sociĂ©tĂ©s occidentales.
HabitĂ©e par le sentiment dâĂȘtre toujours une Ă©trangĂšre en raison des diffĂ©rents pays dans lesquelles elle a vĂ©cu, elle est animĂ©e par la volontĂ© de dĂ©construire le cadre culturel qui modĂšle notre regard pour en imaginer un autre qui soit Ă©mancipateur et non aliĂ©nĂ©.
CinĂ©aste avant tout, Hugonnier a souvent voyagĂ© avec sa camĂ©ra Aaton, filmant en marchant et vice versa, empruntant la posture dâune reporter ou dâune ethnographe afin de brouiller dĂ©libĂ©rĂ©ment le statut de lâartiste.
AprĂšs des Ă©tudes de philosophie et dâanthropologie, Hugonnier participe Ă la numĂ©risation de la photothĂšque du musĂ©e de lâHomme, ce qui lui donne accĂšs aux clichĂ©s des expĂ©ditions ethnographiques de Jean-Baptiste Charcot, DĂ©sirĂ© Charnay, Paul-Ămile Miot et Claude LĂ©vi-Strauss. LâĂ©tude de cette documentation sera dĂ©terminante quant Ă la dĂ©finition des enjeux majeurs de son travail : une attention portĂ©e Ă la matĂ©rialitĂ© des images et un intĂ©rĂȘt particulier Ă interroger la distance qui sĂ©pare lâobservateur de lâobservĂ© afin dâĂ©viter lâĂ©cueil dâune instrumentalisation du monde par les images.
Cette dĂ©marche discursive sâest traduite par une thĂšse intitulĂ©e Mapping the Politics of Vision: Searching for a Transformative Gaze [Cartographier les politiques du regard. Ă la recherche dâun regard transformatif], que lâartiste mĂšne au Centre de recherche du cinĂ©ma expĂ©rimental et documentaire de lâuniversitĂ© de Westminster Ă Londres et quâelle soutient en mars 2021.
Sa deuxiĂšme expĂ©rience fondatrice a lieu en 1990 lorsquâelle effectue un stage au Centre Pompidou Ă lâoccasion de lâexposition « Passages de lâimage ». Hugonnier se trouve alors en contact avec les oeuvres, entre autres, de Jeff Wall, Gary Hill et Michael Snow, mais câest Chris Marker et son Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television) qui la marquera le plus durablement. Cette installation multimĂ©dia, constituĂ©e dâune collection dâimages, de logiciels informatiques et de fragments de vidĂ©os dâorigines diverses, critique lâattitude passive des tĂ©lĂ©spectateurs devant une reprĂ©sentation chaotique du monde globalisĂ© et mĂ©diatisĂ©.
Le cinĂ©ma Ă lâestomac est sa premiĂšre grande exposition en France. Elle emprunte Ă Julien Gracq une partie du titre de son pamphlet La LittĂ©rature Ă lâestomac, publiĂ© en 1950. Sachant que Gracq mĂ©prisait le cinĂ©ma, cela peut paraĂźtre curieux. Pourtant, câest en jetant le discrĂ©dit et le doute sur les images quâHugonnier parvient Ă les reconsidĂ©rer. Car selon elle, faire des images et du cinĂ©ma est une affaire dĂ©licate qui nĂ©cessite une rĂ©flexion sur ses implications Ă©conomiques, techniques et idĂ©ologiques. Aussi la cinĂ©matographie joue-t-elle un rĂŽle important dans sa pratique, exigeant une maĂźtrise de tous les Ă©lĂ©ments mobilisĂ©s dans la fabrication dâune image pour mieux en apprĂ©hender les rouages. La tension fructueuse entre lâillusion et la matĂ©rialitĂ© du film sâinscrit au coeur de son approche, marquĂ©e par un dĂ©sir qui lui tient au ventre et lui vient des tripes de formuler un autre cinĂ©ma, un autre rĂ©gime dâimages.
Câest aimer les images et le cinĂ©ma que de douter dâeux, câest entretenir une relation passionnelle avec eux que de leur interdire dâĂȘtre informatifs. La filmographie dâHugonnier comporte ainsi des films non rĂ©alisĂ©s, quâelle appelle des ghost films [films fantĂŽmes] et quâelle considĂšre comme participant Ă lâarticulation de son travail. Cela dĂ©crit lâessentiel de son rapport aux images, auxquelles elle confĂšre le pouvoir de restituer des idĂ©es, des sentiments, sans avoir Ă les rĂ©aliser ni Ă les montrer.
Si elle commence dans les annĂ©es 2000 par des films qui Ă©tablissent un champ critique autour du regard militaire, du regard touristique et du regard dominant avec la Trilogie composĂ©e par Ariana (2003), The Last Tour (2004) et Travelling Amazonia (2006), les films de deux dĂ©cennies suivantes, dont Death of an Icon (2005), May 13, 1968 (2011), Apicula Enigma (2013), Desire Is Not Much, but Nonetheless⊠(2015), Cinetracts (2012-2022), La Vijanera (2019), Antonio Negri (2020), Meadow Report (2021), tour Ă tour explorent la possibilitĂ© de reprĂ©senter le regard non-humain, livrent une critique de lâhĂ©tĂ©ronormativitĂ© et Ă©tudient le dĂ©mantĂšlement des structures du pouvoir.
La sĂ©lection des oeuvres autant que la scĂ©nographie de lâexposition explorent la notion de climat dans ses diffĂ©rentes acceptions : politique, sociale, mĂ©tĂ©orologique ou plus largement mĂ©taphorique. Le parcours Ă©tablit un dialogue entre les diffĂ©rentes significations de ce mot polysĂ©mique et permet une expĂ©rience unique Ă lâoccasion de chaque visite. Ce mot clĂ©, pourtant galvaudĂ© dans le langage commun contemporain, est un fil conducteur qui permet de penser les espaces de maniĂšre dynamique et dây tenter des expĂ©rimentations.
La lumiĂšre naturelle, variable en fonction du moment de la journĂ©e, est privilĂ©giĂ©e, permettant une temporalisation de lâespace de lâexposition. La restauration en direct dâune copie de Louis Maisonneuve de La LibertĂ© guidant le peuple dâEugĂšne Delacroix se fait ainsi Ă la lumiĂšre dâun soleil dâĂ©tĂ© et permet de confronter la surface du tableau mise Ă nu pendant ce processus Ă lâatmosphĂšre actuelle. Programme mĂ©tĂ©o propose la diffusion en temps rĂ©el de lâimage du ciel au-dessus du centre dâart. Lâartiste y ajoute chaque jour quelques lignes de sous-titres faisant rĂ©fĂ©rence au climat social et mĂ©tĂ©orologique, tandis que Flower embaume les salles avec des fleurs qui paraissent Ă©ternellement fraĂźches. Une sĂ©lection de films 35 mm et 16 mm sont projetĂ©s en boucle de sorte que le travail des images nĂ©cessaire Ă leur perception, dâordinaire dissimulĂ©, sâoffre au regard.
Cette volontĂ© de rendre le prĂ©sent tangible Ă©tait un dĂ©fi technique qui nâa pu ĂȘtre relevĂ© que grĂące Ă lâimplication essentielle de lâĂ©quipe du Jeu de Paume ainsi quâĂ la mobilisation des compĂ©tences de partenaires extĂ©rieurs.
Quelques mois avant lâouverture de cette exposition a eu lieu lâinvasion de lâUkraine par les troupes russes, un Ă©vĂ©nement historique de trĂšs grande importance aux consĂ©quences encore inconnues. Marine Hugonnier dĂ©cide de consacrer son nouveau film Ă ce conflit et Ă©galement dâorganiser une collecte de vivres et de mĂ©dicaments auprĂšs de lâĂ©quipe du Jeu de Paume, des autres coproducteurs et collaborateurs de ce projet ainsi que de ses proches. Cette initiative devient alors une entreprise collective.
Il sâagit pour lâartiste de faire un cinĂ©ma qui ne se contente pas de dĂ©peindre une rĂ©alitĂ©, mais qui en crĂ©e une. Dispatch from PrzemyĆl (Notes from a Democratic Europe) est rĂ©alisĂ© le vingt et uniĂšme jour de la guerre. Par le biais dâinterviews et de plans-sĂ©quences, ce film inscrit dans les sels dâargent de la pellicule le souffle de ceux qui arrivent dans cette gare du sud-est de la Pologne et de ceux qui retournent se battre en Ukraine. Fragile et intense, rĂ©alisĂ© dans lâurgence, il se conçoit en mĂȘme temps quâil se crĂ©e, avec la volontĂ© dâĂȘtre autant tĂ©moin quâacteur et de documenter les formes de rĂ©sistance et de solidaritĂ© civile. LâĂ©quipe trouvera sur place le moyen de faire rentrer en Ukraine les 30 kilos de dons qui seront ainsi emportĂ©s directement dans la ville de Tchernihiv, assiĂ©gĂ©e par les forces russes.
Participant de ce mĂȘme Ă©lan, le travail dâHugonnier rĂ©vĂšle un dĂ©vouement au service des images et du cinĂ©ma et une pratique qui repose sur le postulat que toute crĂ©ation artistique est un acte subversif et sĂ©ditieux. La lecture de ses travaux nous invite Ă rĂ©apprendre Ă regarder, en un geste engagĂ©, en nous proposant dâenvisager la crĂ©ation dâun autre type dâimages, dâun autre cinĂ©ma et donc peut-ĂȘtre Ă terme dâun autre monde.
Marta Ponsa, commissaire