đ âWorthâ Inventer la haute couture, au Petit Palais, du 7 mai au 7 septembre 2025
âWorthâ Inventer la haute couture
au Petit Palais, Paris
du 7 mai au 7 septembre 2025

PODCAST – Entretien avec RaphaĂ«le Martin-Pigalle, conservatrice en chef du patrimoine, dĂ©partement des peintures modernes (1890-1914) au Petit Palais, et co-commissaire scientifique de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 5 mai 2025, durĂ©e 16â28,
© FranceFineArt.
(de gauche à droite, Annick Lemoine, Sophie Grossiord, Marine Kisiel et Raphaële Martin-Pigalle)
Extrait du communiqué de presse :

Anonyme, Robe du soir plongeant derriĂšre, entre 1920 et 1930. Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 23 x 17 cm. Palais Galliera, musĂ©e de la Mode de la Ville de Paris. CCĂ Paris MusĂ©es / Palais Galliera, musĂ©e de la Mode de la Ville de Paris.

Antonio de La Gandara, Portrait dâIda Rubinstein, 1913. Huile sur toile, 210 x 103 cm. © Collection Lucile Audouy, Paris.

Anonyme, Andrée Caroline Worth, vers 1886. Tirage moderne, 24 x 18 cm. © Collection particuliÚre.

Nadar, La comtesse Greffulhe, 1886. Procédé photomécanique, 29 x 16,8 cm. Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris. CCà Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
Commissariat général :
Annick Lemoine, conservatrice générale, directrice du Petit Palais
Miren Arzalluz, directrice du Musée Guggenheim, Bilbao, directrice honoraire du Palais Galliera
Commissariat scientifique :
Sophie Grossiord, directrice par intĂ©rim du Palais Galliera, conservatrice gĂ©nĂ©rale du patrimoine, responsable des collections mode dĂ©but du XXe siĂšcle jusquâĂ 1947
Marine Kisiel, conservatrice du patrimoine, responsable des collections mode du XIXe siĂšcle, Palais Galliera
Raphaële Martin-Pigalle, conservatrice en chef du patrimoine, département des peintures modernes (1890-1914) au Petit Palais
assistĂ©es d’Alice Freudiger, assistante d’exposition au Palais Galliera.
Avec la contribution exceptionnelle du Palais Galliera, le Petit Palais présente une exposition consacrée à la maison de couture Worth.
Charles Frederick Worth (1825-1895), fondateur dâune maison qui incarne lâapogĂ©e du luxe parisien, est une figure incontournable de lâhistoire de la mode. NĂ© en Angleterre, celui quâon qualifie aisĂ©ment dâinventeur de la haute couture, fonde en 1858 la maison «_Worth & Bobergh_ » au 7 rue de la Paix, Ă Paris. Cette maison qui portera ensuite le seul nom de «_Worth_», devient le symbole du raffinement et du savoir-faire français et sâĂ©tend sur quatre gĂ©nĂ©rations et prĂšs dâun siĂšcle.
PrĂ©sentĂ©e sur 1 100 m2 dans les vastes galeries du Petit Palais, cette rĂ©trospective inĂ©dite rassemble plus de 400 piĂšces â vĂȘtements, accessoires, objets dâart, peintures et arts graphiquesâ et a pour ambition de mettre en lumiĂšre aussi bien les crĂ©ations que les figures marquantes de la maison Worth. Outre la collection du Palais Galliera, lâexposition bĂ©nĂ©ficie de prĂȘts rares et prestigieux en provenance de musĂ©es internationaux tels que le Philadelphia Museum of Art, le Metropolitan Museum of Art, le Victoria and Albert Museum, le Palazzo Pitti, ainsi que de nombreuses collections privĂ©es.
Le parcours suit une chronologie sâĂ©tendant du Second Empire Ă lâentre-deux-guerres et montre comment la griffe Worth, grĂące Ă la vision internationale de son fondateur, est devenue une rĂ©fĂ©rence incontestĂ©e, contribuant Ă consolider la place de Paris comme capitale mondiale de la mode.
La premiĂšre partie de lâexposition retrace les dĂ©buts de la maison, son essor et sa clientĂšle, de 1858 Ă la veille de la PremiĂšre Guerre mondiale. ArrivĂ© Ă Paris en 1846, Charles Frederick Worth dĂ©bute comme commis chez Gagelin, un marchand renommĂ©, avant de se faire rapidement un nom.
En 1858, il fonde la maison « Worth & Bobergh » avec le Suédois Otto Gustav Bobergh, au premier étage du 7 rue de la Paix.
La maison habille la princesse de Metternich, la cour impĂ©riale jusquâĂ lâImpĂ©ratrice EugĂ©nie elle-mĂȘme, imposant sa domination sur la mode parisienne. En 1870, aprĂšs la sĂ©paration avec Bobergh, la griffe devient « Worth ». Des tenues de jour aux manteaux dâopĂ©ra, de la tea-gown (robe dâintĂ©rieur) aux robes de bal, lâexposition illustre le style Worth, inimitable, Ă travers un ensemble de silhouettes portĂ©es au grĂ© dâune journĂ©e.
Lâexposition met Ă©galement en lumiĂšre des clientes prestigieuses, telles que lâItalienne Franca Florio, lâAmĂ©ricaine Lady Curzon et lâemblĂ©matique comtesse Greffulhe, modĂšle de la duchesse de Guermantes dans lâoeuvre de Marcel Proust. Des portraits peints par Carolus-Duran, La Gandara ou encore Louise Breslau jalonnent lâexposition et tĂ©moignent de la volontĂ©, pour ces femmes fortunĂ©es, de se voir reprĂ©sentĂ©es dans leurs plus belles robes Worth. En 1895, le dĂ©cĂšs de Charles Frederick marque un tournant dans lâhistoire de la maison, alors reprise par ses fils, Jean-Philippe et Gaston.
Lâexposition fait revivre la mythique rue de la Paix avec ses maisons de couture telles Paquin, Doucet et Doeuillet. Le couturier Poiret, qui ouvre son propre atelier en 1903, fait ses armes chez Worth. Documents et photographies viennent illustrer le fonctionnement de cette maison oĂč des milliers de personnes oeuvrent au quotidien : de lâatelier de couture Ă celui dâemballage en passant par lâatelier du photographe jusquâaux luxueux salons qui accueillent une clientĂšle internationale.
La derniĂšre section se concentre sur le nouvel Ăąge dâor de la maison, au dĂ©but du XXe siĂšcle. Sous la direction de Jean-Philippe et Gaston Worth, la maison poursuit son expansion. Ă cette Ă©poque, la mode fait un retour au style du Premier Empire, tout en rĂ©pondant aux nouvelles aspirations de la sociĂ©tĂ© avec des silhouettes plus Ă©purĂ©es, Ă la fois droites et fuselĂ©es. La maison sâaffirme par ses crĂ©ations, soutenues par la presse spĂ©cialisĂ©e, notamment La Gazette du Bon Ton.
Ă partir des annĂ©es 1920, les fils de Gaston, Jean-Charles et Jacques, prennent la relĂšve. Worth entre alors pleinement dans la modernitĂ©. La maison propose Ă chaque collection de nombreux manteaux, capes, robes de jour et du soir. Le « bleu Worth » sâimpose. En 1924, est lancĂ© son premier parfum, Dans la Nuit, suivi de nombreux autres dont les flacons ont Ă©tĂ© conçus par Lalique comme Vers le Jour, Sans Adieu et Je reviens. Lâexposition fait renaĂźtre ce dernier grĂące Ă un dispositif olfactif exceptionnel proposĂ© en collaboration avec lâOsmothĂšque, Conservatoire International des Parfums.
Cette rĂ©trospective est ponctuĂ©e par quatre vidĂ©os rĂ©alisĂ©es, par le journaliste LoĂŻc Prigent, dĂ©voilant les secrets de la confection de quatre vĂȘtements iconiques et les coulisses de leur mannequinage. Des extraits de films complĂštent le propos, tandis que des stations dâĂ©coute plongent les visiteurs dans lâeffervescence et le quotidien de ces maisons de couture. Enfin, un parcours enfant, dĂ©diĂ© aux 7-10 ans, leur propose de vivre lâaventure de la mode en aidant le cĂ©lĂšbre couturier Ă inventer la haute couture.
Lâexposition sâaffirme comme une immersion totale dans lâhistoire dâune institution mythique qui a su imposer le luxe et lâĂ©lĂ©gance Ă la française. Une page de lâhistoire de la mode se dĂ©ploie, celle du systĂšme de la mode tel que nous le connaissons aujourdâhui avec ses dĂ©filĂ©s et ses stratĂ©gies de commercialisation, celle de lâinvention de la figure du grand couturier dont les crĂ©ateurs de mode se rĂ©clament encore aujourdâhui.

Louis BĂ©roud, LâEscalier de lâopĂ©ra, 1877. Huile sur toile, 65 x 55 cm. MusĂ©e Carnavalet – Histoire de Paris. CCĂ Paris MusĂ©es / MusĂ©e Carnavalet – Histoire de Paris.

Nadar, Charles Frederick Worth, 1892. Tirages sur papier albuminé monté sur carton, 42,5 x 30 cm. Diktats, Lille, France. © Librairie Diktats.

Man Ray, Photographie de Jean-Charles Worth, vers 1925. Tirage dâexposition Ă partir du vintage de la collection Juliet Man Ray, 22,5_x 17,7 cm. © MAN RAY TRUST / ADAGP, Paris 2025. Image Telimage, Paris
Parcours de l’exposition
Avec quatre gĂ©nĂ©rations et prĂšs dâun siĂšcle dâexistence, Worth occupe une place Ă part dans le paysage des maisons de mode. Worth est en effet le nom dâun homme, Charles Frederick, et de ses descendants qui se succĂšdent Ă la tĂȘte de la maison. Câest aussi un mythe : celui dâune enseigne, fondĂ©e Ă Paris en 1858, dont le dĂ©veloppement dicte bientĂŽt une nouvelle forme dâorganisation Ă lâindustrie de la haute couture. Worth sâimpose rapidement comme une rĂ©fĂ©rence, confortĂ©e par lâusage de la griffe que le fondateur transforme en y apposant sa signature manuscrite, et par une sĂ©rie dâinnovations. Charles Frederick Worth adapte les principes sĂ©riels de la confection aux formes individualisĂ©es de modĂšles rĂ©putĂ©s uniques. Il met en place la saisonnalitĂ© des collections et la pratique des dĂ©filĂ©s, favorisant la commercialisation et le rayonnement de ses crĂ©ations Ă travers le monde entier. Nombreux sont les legs que le systĂšme de la mode aura reçus de lâastucieux couturier â vite dĂ©peint par ses contemporains comme un tyran autocrate et gĂ©nial â, mais aussi de ses fils et petits-fils, souvent effacĂ©s derriĂšre la figure du patriarche. Retraçant lâhistoire de la maison, de sa fondation par Charles Frederick Worth et son associĂ©, le SuĂ©dois Otto Bobergh, jusquâaux premiĂšres dĂ©cennies du XXe siĂšcle, l’exposition revient pour la premiĂšre fois Ă Paris, en oeuvres et en images, sur une dynastie et une griffe mythiques. Le parcours invite Ă suivre lâĂ©volution dâune mode sans cesse renouvelĂ©e, tout en restituant sa place Ă une adresse lĂ©gendaire : le 7 rue de la Paix. Aux cĂŽtĂ©s des maisons concurrentes, câest un univers mĂ©connu, voire invisible, qui se rĂ©vĂšle, oĂč travaille le microcosme aussi discret quâessentiel des couturiĂšres et des premiĂšres dâatelier, des tailleurs, des dessinatrices, des manutentionnaires et autres commis.
Worth & Bobergh
FormĂ© en Angleterre dans deux maisons de nouveautĂ©s, Charles Frederick Worth traverse la Manche en 1846 et entre, Ă Paris, chez Gagelin. Devenu premier commis de ce marchand renommĂ©, le jeune Worth affine ses talents dans la vente des soieries, chĂąles en cachemire et « confections », ces robes, mantelets et manteaux de cour produits en sĂ©rie puis adaptĂ©s aux clientes, qui contribuent Ă la notoriĂ©tĂ© de lâenseigne. Ayant rapidement acquis une place prĂ©pondĂ©rante dans lâaffaire, il sâassocie en mai 1853 Ă ses deux dirigeants. Cependant lâĂ©nergie de Charles Frederick Worth dĂ©passe rapidement celle de ses associĂ©s. En 1858, câest en partenariat avec le SuĂ©dois Otto Gustav Bobergh que naĂźt la maison Worth & Bobergh, au premier Ă©tage du 7 rue de la Paix. Proche des Tuileries, lâadresse, appelĂ©e Ă devenir mythique, permet Ă Worth de se projeter vers la cour impĂ©riale. BientĂŽt la princesse de Metternich, Ă©pouse de lâambassadeur dâAutriche en France, lancera la carriĂšre du couturier en portant ses toilettes, convoitĂ©es par les femmes de la cour et jusquâĂ lâimpĂ©ratrice, avec qui Worth noue une relation qui survivra Ă lâEmpire. La reconnaissance impĂ©riale et le dynamisme du Second Empire seront les clĂ©s du succĂšs de Worth & Bobergh. Charles Frederick Worth fait Ă©voluer la forme de la crinoline, stimule les maisons de soieries lyonnaises et laisse libre cours Ă son goĂ»t pour les garnitures, dentelles, broderies, passementeries et galons, qui habillent ses modĂšles de maniĂšre toujours plus prononcĂ©e. Il bouleverse ainsi la mode de son temps et se crĂ©e une position sans pareille dans le paysage de la couture parisienne. Son Ă©pouse, Marie Vernet, interlocutrice primordiale des clientes comme de son Ă©poux, joue un rĂŽle fondamental dans lâĂ©tablissement et le dĂ©veloppement de la maison.
Worth & Bobergh devient Worth
En 1870, Charles Frederick Worth et Otto Gustav Bobergh mettent un terme Ă douze ans de collaboration. La vitalitĂ© rapidement retrouvĂ©e de la France, que cĂ©lĂšbre lâExposition universelle de 1878, offre au couturier un théùtre dans lequel sa maison prospĂ©rera. MalgrĂ© des prix exorbitants, les commandes affluent du monde entier. La griffe Worth est partout, attisant curiositĂ© et admiration, et permet au crĂ©ateur dâimposer ses vues et ses modĂšles Ă des clientes dont la docilitĂ© face Ă ses diktats nâest cependant pas toujours acquise. Si Charles Frederick Worth est proche du couple impĂ©rial sous le Second Empire, les changements politiques nâaltĂšrent pas les liens Ă©troits quâil entretient avec ses contemporains â aristocrates, scientifiques, Ă©crivains, artistes, qui accompagnent parfois leurs Ă©pouses dans ses salons. Ă ses cĂŽtĂ©s, ses fils Gaston et Jean-Philippe le secondent, le premier dans lâadministration de la maison, le second dans la crĂ©ation. La signature autographe de Charles Frederick Worth, qui, vers la fin des annĂ©es 1880, envahit la griffe, en dit long sur la renommĂ©e de la maison parisienne dont il nâest dĂšs lors plus nĂ©cessaire de prĂ©ciser lâadresse. Câest le triomphe du style tapissier, caractĂ©risĂ© par une surcharge dĂ©corative. La crinoline, qui ne survit pas Ă lâEmpire, laisse place Ă une robe dont le volume de la jupe est reportĂ© dans le dos : tournures et faux-culs, qui amplifient lâarriĂšre des silhouettes, supportent dâexubĂ©rantes accumulations dâĂ©toffes, de rubans et de noeuds quâune traĂźne prolonge le soir. Câest un sillage de garnitures et de passementeries que dessine la mode Worth, nourrie de rĂ©fĂ©rences Ă©clectiques et puisant dans une variĂ©tĂ© dâĂ©toffes : soies, velours, damas, brocarts, souvent associĂ©s et contrastants.
24 heures dans la vie d’une femme
LâĂ©tablissement progressif de la IIIe RĂ©publique, aux lendemains de la guerre franco-prussienne de 1870, ouvre une Ăšre prospĂšre pour la maison Worth. Une clientĂšle diversifiĂ©e et toujours plus nombreuse frĂ©quente, rue de la Paix, une maison au lustre sans guĂšre dâĂ©quivalent. Lâaristocratie, la haute bourgeoisie, les riches clientes Ă©trangĂšres et les actrices dĂ©laissent dĂ©sormais leurs couturiĂšres pour les « grands couturiers », et trouvent chez Worth une mode en constante Ă©volution, habillant les diffĂ©rents moments de la journĂ©e. Dans la derniĂšre dĂ©cennie du XIXe siĂšcle, alors que Jean-Philippe Worth succĂšde Ă son pĂšre, disparu en 1895, la maison continue dâoffrir Ă ses clientes ces robes du soir que lâon associe encore largement au nom de Worth aujourdâhui. La traĂźne sâallonge, les drapĂ©s sâeffacent au profit dâune silhouette fluide oĂč les lignes lâemportent sur lâaccumulation dâĂ©toffes des pĂ©riodes antĂ©rieures. De riches garnitures animent toujours ces robes coupĂ©es dans des soieries opulentes. Dentelles, jais, perles, fleurs artificielles participent de la théùtralitĂ© que Jean-Philippe Worth affectionne Ă son tour. Ce nâest pas tout : outre des tea-gowns, robes dâintĂ©rieur adoptant souvent la ligne princesse (sans couture Ă la taille) que Worth a inventĂ©e, la maison propose Ă ses clientes des robes de jour, tailleurs et manteaux structurĂ©s que portent les femmes dans leurs activitĂ©s quotidiennes et mĂȘme sportives. Ă rebours, les extraordinaires bouillonnements dâĂ©toffes des capes et manteaux du soir accompagnent les sorties nocturnes et jouent de leurs effets de matiĂšres et de formes sous la lumiĂšre des Ă©clairages artificiels.
Historicisme et travestissement
La tendance historicisante qui imprĂšgne la mode en ce dernier tiers du XIXe siĂšcle est omniprĂ©sente chez Worth et persiste malgrĂ© les changements qui affectent la silhouette. De la Renaissance au XVIIIe siĂšcle, de multiples influences, habilement conjuguĂ©es, marquent les collections et en enrichissent la lecture. CrevĂ©s, manches bouffantes surdimensionnĂ©es, cols MĂ©dicis, guipures, jabots et manchettes, fichus, noeuds, ruchĂ©s et falbalas, basques, plis WatteauâŠ, les citations sont nombreuses. De la tea-gown Ă la robe du soir, du collet (cape courte) au manteau dâopĂ©ra, les musĂ©es amĂ©ricains en conservent dâĂ©loquents tĂ©moignages. En effet, la clientĂšle dâoutre-Atlantique, avide de nouveautĂ©s, se presse au 7 rue de la Paix. Cette richesse dâinfluences se lit Ă©galement Ă travers les motifs. Ainsi, le tissu Tassinari & Chatel « Reine des fleurs » utilisĂ© pour une robe du soir tire-t-il son origine de la chambre de Madame du Barry Ă Versailles. La tea gown de la comtesse Greffulhe reprend pour sa part les motifs en mĂ©daillon dâun velours ottoman du XVIe siĂšcle. AnimĂ© dâune passion familiale pour le travestissement, Worth donne libre cours Ă sa prodigieuse crĂ©ativitĂ© lors de mĂ©morables bals costumĂ©s organisĂ©s Ă Paris, Londres, New York, qui contribuent Ă son immense renommĂ©e. La prĂ©dilection de la maison pour lâhistoricisme sây exprime pleinement. Nombre de costumes sâinspirent de portraits cĂ©lĂšbres des maĂźtres anciens.
Clientes et moments dâexception
PrisĂ©es des tĂȘtes couronnĂ©es et de lâaristocratie, les crĂ©ations de Worth rayonnent dans les cours europĂ©ennes. La robe de mariĂ©e, la robe de prĂ©sentation, le manteau de cour et la robe de cĂ©rĂ©monie figurent parmi les spĂ©cialitĂ©s de la maison. Tant et si bien que Worth choisit, pour se reprĂ©senter Ă lâExposition universelle de 1900, de mettre Ă lâhonneur les prĂ©paratifs dâune robe de prĂ©sentation Ă la cour. En 1867, Worth livre la robe de lâimpĂ©ratrice Ălisabeth dâAutriche, mieux connue sous le nom de Sissi, lors de son couronnement de reine de Hongrie. La maison crĂ©e aussi les garde-robes des tsarines, exposĂ©es au 7 rue de la Paix avant leur expĂ©dition en Russie, pour les couronnements dâAlexandre III, en 1883, et de Nicolas II, en 1896. Les liens avec les cours dâEspagne et du Portugal sont Ă©galement Ă©troits. Quoique la reine Victoria prĂ©fĂšre les toilettes des couturiĂšres anglaises, lâaristocratie britannique affectionne les crĂ©ations de la maison Worth. Pour preuve, Worth ouvre au tout dĂ©but du XXe siĂšcle une succursale Ă Londres, au moment oĂč les prĂ©paratifs du couronnement dâĂdouard VII battent leur plein. Mises Ă lâhonneur dans cette salle, les toilettes de lâItalienne Franca Florio, de lâAmĂ©ricaine et Britannique Mary Victoria Leiter, ainsi que de lâextraordinaire comtesse Greffulhe, modĂšle de la duchesse de Guermantes de Proust, rappellent jusquâoĂč sâĂ©tend le rĂšgne de Worth sur la mode internationale.
Rue de la Paix â Les Ateliers Worth
La cĂ©lĂšbre enfilade des salons Worth, peuplĂ©e de clientes et de vendeuses, offre lâimage publique de la maison. Lâenvers du dĂ©cor se dĂ©ploie dans les Ă©tages de lâimmeuble que Worth occupe en sâagrandissant, tout au long de son existence, au 7 rue de la Paix. Sur huit niveaux, du sous-sol au septiĂšme Ă©tage, des balcons sur rue aux cours intĂ©rieures, se rĂ©partit un univers de mĂ©tiers et de savoir-faire, ainsi quâune petite sociĂ©tĂ© humaine comptant un bon millier de personnes dĂšs les annĂ©es 1870. Au deuxiĂšme Ă©tage, les dessinateurs cĂŽtoient les modĂšles, lâatelier des tailleurs ainsi que le centre nĂ©vralgique de la maison : la manutention de la confection. Câest lĂ que les coupons sont stockĂ©s, avant de passer par les mains des coupeurs qui livreront, en piĂšces dĂ©tachĂ©es, les Ă©lĂ©ments dâun patron aux couturiĂšres et tailleurs chargĂ©s de les assembler. Les ateliers, aux troisiĂšme et quatriĂšme Ă©tages, associent ces Ă©lĂ©ments essentiellement Ă la machine. Ainsi, lâartisanat dâexception quâest la haute couture peut-il produire des vĂȘtements dans des quantitĂ©s considĂ©rables. Lâornementation viendra les singulariser, permettant Ă©galement la modulation du prix. Les 10 000 piĂšces qui sortent chaque annĂ©e de la maison, vers 1900, seront ainsi individualisĂ©es au moyen de garnitures : passementeries, rubans, perles, qui en feront des piĂšces quasiment uniques. Des rĂ©fectoires et des cuisines pour le personnel cĂŽtoient, dans les Ă©tages, une mĂ©canicienne, des bureaux et des magasins. Un atelier de photographie installĂ© sous les toits permet, enfin, la prise de vue des crĂ©ations et, par lĂ , le dĂ©pĂŽt des modĂšles, rempart face Ă la contrefaçon.
Un nouvel Ăąge dâor. La Maison Worth Ă lâorĂ©e du XXe siĂšcle
Ă lâorĂ©e du XXe siĂšcle, le succĂšs de la maison demeure incontestĂ©. Les talents de gestionnaire de Gaston Worth, fils de Charles Frederick, la font alors prospĂ©rer. Worth a conservĂ© une impressionnante clientĂšle française et internationale issue de lâaristocratie, de la haute bourgeoisie et du monde artistique. La maison entretient des liens Ă©troits avec lâunivers du théùtre. Actrices et divas, parmi lesquelles Eleonora Duse ou Ida Rubinstein, franchissent le seuil du 7 rue de la Paix. Un retour au Premier Empire (1804-1815), auquel Worth ne fait pas exception, sâobserve chez les couturiers autour de 1910. Les collections dĂ©clinent nombre de modĂšles Ă la silhouette droite et fuselĂ©e, dont lâĂ©lĂ©gante Gazette du Bon Ton assure une constante publicitĂ©. En 1914, dans lâalbum Le Vrai et le Faux Chic, le caricaturiste Sem range les frĂšres Worth parmi les rares reprĂ©sentants du vrai chic parisien : « Ils continuent la tradition de leur noble maison en la rajeunissant dâune fantaisie moderne. » Quelques annĂ©es aprĂšs lâĂ©chec de la tentative de collaboration avec Paul Poiret, la maison rĂ©pond en effet au nouveau mode de vie adoptĂ© par la clientĂšle, comme en tĂ©moigne un exceptionnel tailleur datĂ© vers 1913, exposĂ© dans cette salle. La PremiĂšre Guerre mondiale voit la maison sâinvestir dans les oeuvres de bienfaisance et se transformer en hĂŽpital. Les titres Ă©vocateurs de certains modĂšles, « MobilisĂ© » ou « Artilleur », dont les dessins sont conservĂ©s aux Archives de Paris, rĂ©sonnent en Ă©cho Ă la duretĂ© des temps.
Les années 1920
« Une des plus anciennes maisons de couture, et nĂ©anmoins lâune de celles qui ont su le mieux non seulement sâadapter au goĂ»t moderne, mais encore le devancer et lâinspirer, telle est la meilleure dĂ©finition de Worth », proclame Vogue France le 1er avril 1924. Sous lâĂ©gide de Jean-Charles et Jacques, fils de Gaston Worth, la maison sâinscrit de fait pleinement dans la modernitĂ©, comme en tĂ©moignent les photographies des dĂ©pĂŽts de modĂšles conservĂ©es par centaines aux Archives de Paris. Un nombre impressionnant de manteaux, capes, robes de jour ou du soir se dĂ©cline au grĂ© des collections. RĂ©vĂ©lant les talents de coloriste de Jean-Charles, le « bleu Worth » sâimpose Ă travers plusieurs nuances. HĂ©ritier dâune tradition de somptuositĂ©, le couturier propose robes Ă traĂźne et manteaux du soir agrĂ©mentĂ©s de broderies, souvent dĂ©centrĂ©es, et de bijoux en trompe-lâoeil. « La mode du soir chez Worth garde un caractĂšre somptueux », titre Vogue France le 1er janvier 1925. La prĂ©dilection du crĂ©ateur pour lâArt dĂ©co est perceptible. Les motifs confĂšrent aux modĂšles un statut dâobjets dâart. Le couturier en vue, auquel le Time consacre sa couverture le 13 aoĂ»t 1928, entretient une proximitĂ© avec le milieu artistique qui le conduit Ă collaborer avec Jean Dunand ou Ă utiliser des textiles dessinĂ©s par Raoul Dufy. Reprenant en 1929 Ă son compte la dĂ©marche de son grand-pĂšre Charles Frederick, Jean-Charles appose, en guise de signature, son monogramme ou ses initiales, parfois surdimensionnĂ©s, sur quelques modĂšles.
Catalogue de lâexposition – Worth. Inventer la haute couture – Ăditions Paris MusĂ©es
Textes de Miren Arzalluz, Alex Aubry, Elizabeth Block, Carole Damour, William DeGregorio, Sophie Grossiord, Ămilie Hammen, Amy de la Haye, CĂ©sar Imbert, Marine Kisiel, Camille Kovalevsky, RaphaĂ«le Martin-Pigalle, Fabrice Olivieri, Anastasia Ozoline, Pascale Pavageau et Wilfried Zeisler. ConsacrĂ© au couturier Charles Frederick Worth (1825-1895) et Ă la maison quâil a fondĂ©e, cet ouvrage en retrace la chronologie sur quatre gĂ©nĂ©rations, de 1858 Ă 1954. Une vaste fresque qui se dĂ©ploie au fil dâune riche iconographie et de textes scientifiques dĂ©crivant un tournant majeur dans lâhistoire de la mode de la fin du XIXe et du dĂ©but du XXe siĂšcle : lâinvention de la haute couture. Du Second Empire aux AnnĂ©es folles, une page dâhistoire sâĂ©crit : la mise en place de la figure du grand couturier et de techniques de crĂ©ation et de commercialisation nouvelles, fondatrices du fonctionnement actuel de la mode. Ce livre de rĂ©fĂ©rence tĂ©moigne de savoir-faire dâexception mis au service dâune crĂ©ativitĂ© Ă©blouissante. Un ouvrage de rĂ©fĂ©rence, qui tĂ©moigne d’un monde naissant mĂȘlant crĂ©ativitĂ© et savoir-faire d’exception.
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Worth, Veste de femme, vers 1895. Velours de soie avec appliquĂ© de soie et appliquĂ© inversĂ© (fourrure de remplacement). Philadelphia museum of Art, Ătats-Unis dâAmĂ©rique. © Gift of Mrs. George B. Roberts, Philadelphia museum of Art.

Worth, Robe du soir dite « Robe aux lys », vers 1896. Velours de soie noir, incrustations de satin de soie duchesse blanc ivoire en forme de branche de lys bordĂ©es dâun cordonnet de fils dâargent dorĂ©. Broderies de perles, paillettes, strass et fils mĂ©talliques dâargent dorĂ©. Palais Galliera, musĂ©e de la Mode de la Ville de Paris. CCĂ Paris MusĂ©es / Palais Galliera, musĂ©e de la Mode de la Ville de Paris.

Worth, Robe dâintĂ©rieur ou tea-gown, vers 1896-1897. Soie façonnĂ©e Ă fond en satin vert et motifs en velours coupĂ© bleu, dentelle de coton mĂ©canique, doublure en taffetas de soie changeant vert et bleu. Palais Galliera, musĂ©e de la Mode de la Ville de Paris. © Stanislas Wolff.