“L’intime” de la chambre aux réseaux sociaux, au MAD, du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025
“L’intime”
de la chambre aux réseaux sociaux
au MAD, musée des Arts Décoratifs, Paris
du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025
MAD
Texte Sylvain Silleran
Edouard Vuillard, L’intimité Personnages dans un intérieur, 1896. Peinture à la colle
sur toile. © Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
Eric Berthes X Sonia Rykiel, Oh my god, 2006.
Edgar Degas, Femme assise sur le bord d’une baignoire et s’épongeant le cou, 1880-1895. © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.
Superstudio, Canapé Bazaar, 1968. © C. Toraldo di Francia | Superstudio, Archivio Filottrano.
L’intime – de la chambre aux réseaux sociaux
MAD
Un papier peint à fleurs de 1905, son motif remplit tout un intérieur peint par Vuillard, couvrant vêtements, sofa, tapis. La femme qui y est assise disparait, dissimulée par le camouflage d’une jungle étouffante. A l’opposé, l’intérieur sobre, vide, si protestant d’Hammershøi efface aussi la femme qui l’habite, celle-ci n’ayant qu’une nuque fine et pâle à offrir silencieusement à la lumière. Lorsque la maison devient une utopie de transparence, sur une photographie de Philip-Lorca diCorcia, l’occupante des lieux se cache dans l’ombre, hors d’atteinte du monde-jardin entrant par les baies vitrées.
C’est en devenant chambre que l’intérieur peut laisser s’exprimer l’intime. Une bibliothèque, un lit en fer forgé du début du XXème avec son matelas à ressort, voilà de quoi accueillir l’individualité. Lits et leurs occupants photographiés par Cartier-Bresson, lit vide, défait, de Nan Goldin aux draps froissées si bavards, un lit bateau Louis-Philippe en acajou, il s’en passe des choses sous la couette. Colette y écrit, Matisse y dessine, Helena Rubinstein y reçoit ses collaborateurs comme une duchesse du XVIIème, Hugh Hefner fait de son lit rond un bureau encombré de dossiers et de photos, John Lennon et Yoko Ono y organisent un happening politique, Ben y attend le visiteur au vernissage de son exposition… Enfin, la chambre permet l’émergence d’un nouvel âge, celui de l’adolescence. En témoigne la superbe série de photographies de Martine Locatelli: les adolescents dans leur chambre: la chambre centrée sur le lit devient un habitat à part entière, une maison dans la maison où s’expérimentent de nouveaux usages.
Un dessin grivois de Jean-Jacques Lequeu représentant une femme urinant debout et une petite collection de Bourdaloues et de vases de nuit des manufactures de Chantilly et de Sèvres; du bidet comme évocation libertine à Nan Goldin photographiant deux noctambules discutant dans les WC d’un club New-Yorkais, le téléscopage des siècles, des objets et des images est heureux et festif.
A l’heure du bain, des élégantes du XVIIIème se déshabillent fort à propos. On utilise encore des tables de toilette avec réserve d’eau, broc, cuvette, porte savon. Celle peinte par Bonnard où se reflète une femme et le Nu provençal de Willy Ronis, racontent la même fascination pour l’intimité. Au-dessus d’une baignoire en zinc, une peinture de Degas dans des teinte turquoises oxydés, des textures de rouille. Une affiche lithographique d’Alfred Choubrac vante l’hygiène moderne, une femme y reçoit les hommages d’un beau prétendant grâce au progrès qu’est sa salle de bains moderne.
Une fois propre, il faut encore se faire belle. La coiffeuse de la duchesse du Berry par Félix Rémond, celle art déco, une coiffeuse-paravent de Eileen Gray investissent les chambres. Toutes les audaces sont permises, jusqu’au modèle punk Vanity Crate de Makkink & Bey, mélangeant les époques et se fermant comme une cage ou un instrument de bondage. On se regarde dans un miroir tout en hauteur, une Psyché du XIXème ou le modèle Ultrafragola, encadré de néon rose d’Ettore Sottsas. Des flacons de parfums, des pots de fard, des boîtes de mouches sont les objets indispensables de toute bonne société. L’intimité de la chambre est donc aussi un atelier où se fabrique la beauté. D’un petit flacon d’extrait de roses pour les lèvres de Guerlain au premier rouge à lèvres en tube Ne m’oubliez pas de 1870, du célèbre Rouge Baiser de 1927 à l’ultra moderne Lip Glow Oil de chez Dior, les gestes de la beauté semblent avoir toujours été les mêmes. Aujourd’hui on en est au maquilleur électronique de Shu Uemura qui façonne automatiquement le sourcil en 3D et au Rouge à Lèvres sur-mesure d’Yves Saint Laurent, machine portable pour créer sa propre teinte de rouge à lèvres.
Sous le regard coquin de Louis-Léopold Boilly, celui de Fragonard avec son Verrou, des livres libertins érotiques du XVIIIème siècle témoignent d’un clandestinité émoustillante. Quelques siècles plus tard, Emmanuelle sera un des plus grand succès du cinéma. La chambre à coucher s’expose dans les galeries, des gravures de David Hockney, dessins d’un couple gay au lit ont achevé de dynamiter les dernières poches de conservatisme. Puis du minitel rose à l’invention de la télé-réalité avec Loft Story, l’intimité devient un objet médiatique, une poule aux œufs d’or. Sur les réseaux sociaux des influenceurs mettent en scène l’exhibition de l’intime devant des centaines de milliers de followers. Ils deviennent grâce à cela des icônes s’affichant sur les couvertures de magazines. Dans les mises en scènes d’Evan Baden, des lolitas s’éclatent devant leurs followers dans des chambres aux décors fluos kawaï. L’image du privé devenu public ouvre la porte à la société de la surveillance et de l’espionnage. Ainsi une femme se découvre photographiée à son insu sur ses toilettes par son aspirateur connecté Roomba. Le système de caméras de surveillance se mêle à celui des webcams domestiques dans une grande confusion brouillant les barrières de l’intimité.
Enfin, dans une dernière salle bleue, des journaux intimes nous proposent un retour au papier, un retour à une certaine lenteur. Une étudiante en lettres des années 40, les collages d’Ariane Grimm dans les années 80, le trip multicolore d’Ellen Montgomery, autant d’angles et de temps différents pour aborder la vraie intimité, celle de l’expérience sensible, de la littérature. Le cahier comme une maison, un intérieur-œuvre abritant nos sentiments, quelle merveilleuse idée.
Sylvain Silleran
Jules Jean Cheret, La Diaphane. Poudre de riz, Sarah Bernhardt, 32 avenue de l’Opéra, Paris, 1891. © Les Arts Décoratifs.
Zanele Muholi, Bona, Charlottesville. Galerie Kvasnevski.
Extrait du communiqué de presse :
Commissaire générale : Christine Macel, directrice des musées
Commissaire : Fulvio Irace, commissaire d’exposition, historien du design et de l’architecture
Conseiller scientifique pour le numérique : Jean-Louis Fréchin, designer et architecte
Du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025, le musée des Arts décoratifs propose un voyage fascinant au coeur de nos jardins secrets à travers une histoire de l’intime du XVIIIe siècle à nos jours. 470 oeuvres, peintures et photographies, mais aussi objets d’art décoratifs, du quotidien et de design, révèlent comment l’intime a évolué. De la chambre vue par Henri Cartier Bresson ou Nan Goldin, des lits en fer forgé du XIXe siècle au lit-clos des Frères Bouroullec, de la chaise percée à l’urinoir pour femmes, des objets de la toilette sèche à la salle de bain, de la beauté aristocratique à la consommation de masse, des livres licencieux aux sex-toys, du walkman aux réseaux sociaux et à l’influence, en passant par les outils de surveillance et de protection, l’exposition montre comment l’intime s’est imposé puis s’est profondément modifié. Les frontières entre privé et public devenues plus floues et poreuses engendrent de nombreux débats. Cette exposition est dédiée à la mémoire d’Italo Rota.
#Expo_Intime – Catalogue Coédition Musée des Arts décoratifs / Gallimard
À travers douze thématiques, l’exposition, présentée dans la nef du musée et les galeries latérales, s’ouvre sur un gigantesque trou de serrure. Dans une ambiance intimiste, cinq thématiques se déploient dans la galerie côté jardin autour du thème de la femme et l’intime, la chambre, les lieux de commodités, la toilette et la beauté, jusqu’au parfum.
La femme et l’intime
Au XIXe siècle avec l’émergence d’une classe bourgeoise, la vie professionnelle et familiale se séparent : la femme est alors maîtresse du domestique et de l’intime. Les peintres, essentiellement masculins, tel Edouard Vuillard, ouvrant le parcours, les représentent souvent dans leur intérieur. Ce n’est que progressivement, grâce aux révolutions féministes, que la « femme mystifiée » dont témoigne le livre de Betty Friedan, se dissocie de l’espace clos.
Une chambre à soi
Le mot « chambre à coucher » apparaît seulement au XVIIIe siècle. Une grande bibliothèque d’ouvrages liés à la chambre, de Marcel Proust à Michelle Perrot, est présentée. De Ramon Casas à Martine Locatelli, émergent de nouvelles représentations, de la sieste à la chambre d’adolescent. Le lit devient un lieu de vie pour Un homme qui dort de Georges Pérec, de travail ou de création, pour l’écrivaine Colette comme pour l’artiste Ben. De nos jours, chacun aspire à avoir « un lit à soi ».
Les lieux de commodité
es objets du xviiie siècle comme le bourdaloue, pot pour uriner en public utilisé par les femmes, chaise percée ou bidets, sont mis en regard d’urinoirs et de de WC récents, comme le dernier modèle de Toto. L’invention moderne de l’hygiène et de l’intimité a modifié les lieux d’aisance qui deviennent l’objet d’interdits au XIXe siècle, dont les artistes comme Judy Chicago ou Sarah Lucas se jouent au XXe siècle.
Au bain
L’eau a longtemps été associée aux miasmes, avant que n’apparaissent les recherches modernes sur l’hygiène. La salle confronte d’anciens brocs et tables de toilette, le tub en métal du XIXe siècle, représenté par Edgar Degas ou Alfred Stevens, avec la baignoire en céramique, lorsqu’apparaît la salle de bain, qui se généralise dans les années 1950. Le luxe d’hier est devenu la banalité d’aujourd’hui.
Beautés intimes et parfums
La construction de l’apparence se prépare le plus souvent à l’écart des regards extérieurs. Certains objets qui y sont associés n’ont cessé de changer, voire de disparaître selon les modes, révélateurs de tournants sociologiques. Poudriers, miroirs et rouges à lèvres dénotent une uniformité de l’apparence féminine jusqu’aux années 1960.
La période récente ouvre à plus de diversité, d’inclusivité, et de fluidité des genres. Le parfum se dévoile soit dans une très grande proximité physique, soit à travers un sillage qui se partage plus volontiers. Ces deux typologies signifient donc beaucoup du rapport à l’autre que l’on souhaite instaurer, du sentir bon à l’appel à la volupté. De l’eau de Cologne au parfum Opium d’Yves Saint Laurent en passant par Tabac blond de Caron, le parfum, comme son contenant, nous révèle.
Promiscuité et isolement
L’exposition se poursuit dans la nef avec une scénographie spectaculaire centrée sur vingt-cinq chefs-d’oeuvre du design du XXe siècle autour du thème du nid et de l’intimité partagée. Le design des années 1950 à aujourd’hui, à travers des sièges, canapés ou lits, illustre une dialectique constante entre un désir d’isolement et une promiscuité choisie. Des pièces comme la Womb Chair d’Eero Saarinen témoignent du repli protecteur des années 1950-1960, tandis que des créations de Superstudio, Archizoom ou Memphis reflètent le désir de rassemblement typique des années 1960 et 1970.
Le parcours continue au fond de la nef et dans les galeries de la rue de Rivoli, abordant six thématiques qui explorent les changements les plus contemporains, de la sexualité aux réseaux sociaux, en passant par la création de contenus et les techniques de surveillance. Il interroge également la question de l’intimité en temps de précarité et s’achève sur une salle consacrée au plus précieux de l’intime, cette conversation avec soi qu’offre le journal intime. Enfin, une oeuvre de Thomas Hirschhorn, citant la philosophe Simone Weil, invite à réfléchir sur les possibilités des réseaux sociaux et à envisager un nouvel humanisme.
Intimité et sexualités
Du Verrou de Fragonard aux livres licencieux du XVIIIe, les oeuvres révèlent le « male gaze » ou regard de l’homme sur la femme. L’homosexualité, quant à elle, est alors rarement représentée et jugée négativement. Au XXe siècle, des représentations de toutes les sexualités apparaissent au grand jour de David Hockney à Nan Goldin ou Zanele Muholi. De nouveaux objets, les vibromasseurs et les sex-toys, de Matali Crasset à Tom Dixon, rencontrent un succès grandissant sont présentés dans une large vitrine au fond de la nef.
La chambre connectée
Les nouvelles technologies ont largement contribué à modifier la définition et le vécu de l’intime. Ainsi sont exposés le walkman SONY de la fin des années 1970, le Minitel rose des années 1980, les téléphones mobiles apparus dans les années 1990, la téléréalité avec Loft Story, au début des années 2000, et le lit connecté d’Hella Jongerius qui rend compte de la nouvelle chambre connectée.
Des réseaux sociaux à l’influence
Un film de 1947 du réalisateur J.K Raymond Millet imagine déjà la naissance d’un monde multi-écrans avec une prescience saisissante. Des créateurs de contenus exposent leurs comptes Instagram comme leur conception de l’intime, de Lena Situations à Sophie Fontanel, tandis que les photographies d’Evan Baden alertent sur le danger de l’exposition de soi.
Surveillance et protection
Les nouvelles technologies de surveillance et de protection ont engendré de profondes modifications de notre rapport à l’intime et à la vie privée, que ce soit dans l’espace public ou privé. Cette salle présente caméras de surveillance, techniques de géolocalisation et de traçage, objets de reconnaissance faciale, drones et objets connectés, qui génèrent des possibilités comme des risques.
L’intime précaire
Que reste-t-il de l’intime et comment le préserver lorsqu’on se trouve en situation précaire, privé d’un espace à soi, qu’il s’agisse du sans abri, du migrant, du prisonnier ou du malade ? C’est la question à laquelle répond le design de survie de Kosuke Tsumura. Quand l’abri vient à manquer, c’est le banc public et la couverture de fortune, qui permettent de reconstituer le nid nécessaire au sommeil, comme en témoigne Mathieu Pernod.
L’intime ultime
L’intime consiste, au-delà de l’intimité, en ce que l’on conserve à l’intérieur de soi, les pensées, les rêves et l’imaginaire qui nous habitent. Un intime ultime qui ne peut nous être ôté. L’idée même d’une conversation avec soi-même connaît son apogée au XIXe siècle avec la pratique du journal intime qui perdure sous d’autres formes comme le blog, dont témoignent un choix de plusieurs journaux du XIXe siècle à aujourd’hui.