🔊 “L’Empire des sens” de François Boucher à Jean-Baptiste Greuze, au musée Cognacq-Jay, Paris, du 19 mai au 18 juillet 2021
“L’Empire des sens”
de François Boucher à Jean-Baptiste Greuze
au musée Cognacq-Jay, Paris
du 19 mai au 18 juillet 2021
PODCAST – Interview de Sixtine de Saint LĂ©ger, attachĂ©e de conservation du musĂ©e Cognacq-Jay et commissaire associĂ©e de l’exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 27 mai 2021, durée 14’56, © FranceFineArt.
© Anne-Frédérique Fer, visite presse, le 27 mai 2021.
Extrait du communiqué de presse :
commissariat :
Annick Lemoine, directrice du musée Cognacq-Jay
avec la collaboration de Sixtine de Saint Léger attachée de conservation du musée Cognacq-Jay
comité scientifique :
Guillaume Faroult conservateur en chef, en charge des peintures françaises XVIIIe siècle et peintures britanniques et américaines, musée du Louvre
Françoise Joulie, historienne de l’art
Alastair Laing, conservateur honoraire au National Trust, Londres
Ă€ l’occasion du 250e anniversaire de la mort de François Boucher (1703-1770), le musĂ©e Cognacq-Jay explore le thème de l’Amour dans sa forme la plus licencieuse, au prisme des crĂ©ations de Boucher et de ses contemporains – maĂ®tre, rivaux ou Ă©lèves – tels que Watteau, Greuze et Fragonard. Ce dialogue rĂ©vèle comment Boucher, le peintre de Louis XV, s’impose comme une ñgure centrale du dĂ©veloppement de l’art Ă©rotique au XVIIIe siècle.
Une centaine de peintures, dessins et estampes, qui traitent du désir autant qu’ils le suscitent, sont exceptionnellement réunis. Provenant de prestigieuses collections internationales publiques et privées, ces chefs-d’oeuvre sont souvent présentés pour la première fois en France. Le parcours de l’exposition prend une nouvelle ampleur en se déployant exceptionnellement dans huit salles du musée.
Le XVIIIe siècle signe l’avènement du plaisir des sens. Plus qu’à toute autre époque, l’Amour y occupe une place dominante dans les arts. Philosophes, hommes de théâtre, romanciers et artistes, tous investissent le thème des passions amoureuses et des désirs charnels. On ne compte plus, sous le pinceau des meilleurs peintres, les scènes bucoliques où badinent bergers et bergères, les boudoirs où s’échangent les soupirs langoureux, les alcôves où s’égarent « le coeur et l’esprit ». Pourtant, dans cet océan d’images consacrées à l’Amour, on a jusqu’ici peu insisté sur l’audace et l’originalité de certaines inventions.
« Peintre des Grâces », François Boucher est Ă©galement l’auteur de compositions secrètes, Ă la charge Ă©rotique saisissante. Au sommet de sa gloire, sa notoriĂ©tĂ© s’accompagne d’une rĂ©putation sulfureuse, habilement alimentĂ©e par ses dĂ©tracteurs. Ses très lascives Odalisques – reprĂ©sentĂ©es nues, alanguies sur un sopha, le fessier comme offert au spectateur – ont largement contribuĂ© Ă nourrir les rumeurs.
Au travers de huit sections, l’exposition décline les temps du plaisir et les gestes amoureux, depuis la naissance du désir jusqu’à l’assouvissement des passions. Ce parcours déploie une polysémie amoureuse, de Watteau à Greuze, ponctuée par les créations de Boucher. Resserrée sur les oeuvres les plus audacieuses, l’exposition propose de regarder ces inventions à l’aune des échanges entre artistes, en suivant les phénomènes d’émulation et de rivalité, jusque dans le dialogue particulièrement fécond avec la littérature libertine de l’époque. Elle s’achève sur de rares chefs-d’oeuvre qui invitent à réfléchir sur la violence des pulsions charnelles et sur leurs conséquences tragiques.
En contrepoint, afin de situer les frontières de l’interdit, un cabinet d’erotica prĂ©sente une soixantaine d’objets extraordinaires Ă caractère pornographique – peintures, miniatures, boĂ®tes Ă secrets, livres factices, etc. Ces objets inĂ©dits dĂ©voilent les rivages les plus secrets de l’imaginaire Ă©rotique du siècle des Lumières.
Parcours de l’exposition :
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I. L’objet du désir
François Boucher mène l’une des plus longues et brillantes carrières de peintre au siècle des Lumières. En marge des commandes officielles venues de l’Europe entière, Boucher, le « peintre des Grâces », signe des compositions plus secrètes d’une volupté saisissante. Ces oeuvres chantent le corps nu de la femme qui s’abandonne, hypnotise les regards et réveille les sens. Déesses, nymphes ou contemporaines de l’artiste offrent au regard du spectateur tous leurs atours, même les plus intimes. Le rendu des chairs, les jeux de matières et les effets de drapés – qui révèlent et évoquent, plus qu’ils ne couvrent – colorent la nudité d’une troublante sensualité. Dans l’oeuvre de Boucher, un motif s’impose plus que tout autre : le fessier, célébré à l’envi. C’est à l’école d’Antoine Watteau (1684-1721), dont l’oeuvre est tout entier consacré à l’amour, que Boucher apprend la polysémie amoureuse : la sensualité envoûtante d’une nuque, la volupté audacieuse d’un fessier, la puissance suggestive d’un regard ou encore la licence d’un nu dévoilé dans son intimité.
II. Les Amours des dieux
Comme Titien, Rubens ou Poussin avant eux, Boucher et ses contemporains convoquent les amours des dieux antiques, ou les fables amoureuses, pour mettre en scène la toute-puissance du désir. Le filtre romanesque nourrit les inventions et autorise toutes les licences. Greuze suggère la luxure du bain de Diane et de ses nymphes par une déclinaison de poses lascives, esquissées d’un trait impulsif, associé à un lavis liquide. La douce jouissance s’exprime, non sans audace, au coeur même de la feuille, dans la figure d’une jeune femme s’abandonnant à des plaisirs personnels. Avec Boucher, puis Greuze et Fragonard, le mythe de Danaé est l’occasion de traduire la folle passion de Jupiter par une touche frénétique et une plume tourbillonnante. Boucher, toujours, introduit une nouvelle compagne, ô combien charnelle, aux côtés de Léda ou de Syrinx pour exacerber le caractère érotique de la scène. Enfin, la figure satyre,concupiscent, épiant le corps de la femme avec avidité, incapable de réfréner ses pulsions, vient illustrer subtilement le thème du voyeur – qui n’est autre que le spectateur du tableau lui-même.
III. Le modèle désiré
Le thème du peintre et son modèle offre de nouvelles opportunités pour évoquer le désir né du plaisir de voir. Volontiers imaginé comme l’antichambre de la débauche, l’atelier nourrit de nombreux fantasmes. S’il est défendu au siècle des Lumières de faire poser une femme nue à l’Académie ou dans un atelier, les dessins de Boucher révèlent que ses figures mythologiques s’appuient encore sur l’étude d’après nature, nécessaire pour rendre les silhouettes et les chairs. Les artistes contournent le plus souvent cet interdit et trouvent, auprès des « filles » aux moeurs légères, de jolis modèles pour s’exercer sur le motif. Ces compositions, qui impliquent l’artiste, le modèle, mais aussi le spectateur, s’amusent du rôle de chacun : entre simple acteur et complice. Elles revisitent, non sans humour, le topos de la femme muse, dont la beauté idéale – et désirable – est source de toute inspiration artistique.
IV. Le nu offert. « Jambes deçà , jambes delà . »
Durant l’année 1745, Boucher peint l’une de ses oeuvres les plus singulières : L’Odalisque brune. Nue, allongée sur le ventre, cuisses écartées, une jeune femme exhibe sans nulle pudeur la beauté de son fessier. Rarement peintre n’aura osé une telle licence. En refusant toute forme de narrativité qui justifie cette exhibition sexuelle, Boucher réduit son tableau au rang de portrait de fesses. Vraisemblablement peinte pour un commanditaire proche des milieux littéraires libertins que fréquente alors Boucher, L’Odalisque brune fait écho à l’univers des romans licencieux de l’époque, où transparaît une même fascination pour un Orient fantasmé. Si l’oeuvre compte au nombre de ses peintures secrètes, longtemps demeurées méconnues du public, elle fit néanmoins l’objet de répliques et de réinventions sensationnelles par Boucher lui-même. Ses détracteurs, Diderot en tête, s’en emparent pour accoler à la notoriété croissante du peintre une réputation sulfureuse : « Que voulez vous que cet artiste jette sur sa toile ? s’indigne le philosophe. Ce qu’il a dans l’imagination. Et que peut avoir dans l’imagination un homme qui passe sa vie avec les prostituées du plus bas étage ? » (Diderot, Salon de 1765)
V. Des caresses au baiser
L’évocation de l’assouvissement du désir, qu’il s’exprime par la caresse, le baiser ou l’acte sexuel, demeure particulièrement rare dans la peinture du siècle des Lumières. Ces oeuvres d’exception sont destinées à l’élite fortunée et réservées aux espaces les plus privés de l’habitat, comme le cabinet « fort petit et fort chaud » du marquis de Marigny, le frère de la marquise de Pompadour. Le frottement des corps, les jambes enchevêtrées, la caresse du menton ou encore le baiser enflammé sont les images convoquées par Boucher pour suggérer l’impétueuse passion des deux héros, Hercule et Omphale. Fragonard, quant à lui, traduit la fusion amoureuse dans un tout autre registre. Il n’est plus question de violence du désir, mais de tendresse voluptueuse entre deux jeunes amants. La célébration du plaisir féminin inspire d’autres « inventions », perçues comme très osées à l’époque. Jean-Baptiste Marie Pierre, l’un des principaux rivaux de Boucher, donne à voir l’enlacement troublant de deux amantes, une nymphe et une faunesse, au travers d’une saisissante contre-plongée. Greuze, plus provocant encore, prête à l’image de la Volupté les traits de sa propre femme, saisie sur le vif, dans un abandon proche de l’extase orgastique.
VI. L’entrelacs des corps
C’est à la périphérie du licite que Boucher, Baudouin ou Fragonard situent leurs inventions les plus lestes. La volupté se dit aux frontières de l’interdit, au seuil de l’obscène, mais toujours dans le registre de la suggestion et du suspens. Si l’accouplement est évoqué, aucune « partie honteuse » n’est véritablement visible. D’autres ressources sont convoquées pour traduire la frénésie des sens et l’acmé du plaisir. Boucher donne le « la » dans une oeuvre de jeunesse : le baiser ardent – à pleine bouche ! – d’Hercule et Omphale, représenté dans un tourbillon de drapés et une palette incandescente. La sensualité autorisée des mythes antiques se transforme ici en figuration des plus licencieuses. Les élèves de Boucher – Baudouin, qui « s’était fait un petit genre lascif et malhonnête », et Fragonard, « peintre des boudoirs et autres scènes d’alcôves » – transposent l’audacieuse proposition au temps présent et dans la sphère privée. La licence charnelle prend place dans l’intimité de l’alcôve ou la chaleur de l’étable. Les scènes sont fougueuses, voire sauvages, l’exercice du désir est effréné, la charge érotique évidente. Librement consenties ou manifestement subies, ces étreintes traduisent toute l’ambiguïté des pratiques amoureuses au XVIIIe siècle.
VII. Violence et trauma
Dans le sillage d’une sensibilité nouvelle, les chantres de l’amour évoquent aussi les dangereux tourments qu’engendre la quête du plaisir. Deux chefs-d’œuvre singuliers – La Belle Cuisinière de Boucher et La Cruche cassée de Greuze – invitent à réfléchir sur la violence du désir et sur ses conséquences. Les détails, qui dialoguent entre eux comme un réseau de signes, suggèrent avec discrétion l’issue de l’aventure charnelle. OEuf ou cruche cassés, bougie consumée, lait renversé sont autant de symboles annonçant ou confirmant, à l’époque, la perte de virginité. Associés à d’autres images, telles que la poule dévorée par un chat, les mains nouées sur le bas-ventre ou l’expression désemparée d’un visage, ces détails appellent à privilégier une interprétation plus grave. Pourtant, le statut de ces oeuvres reste ambigu et les niveaux de lecture multiples. Il est difficile d’en fixer la signification définitive : avertissement moralisateur ou simple grivoiserie, condamnation d’une jeunesse insouciante ou réelle évocation du viol ?
VIII. Erotica
Une riche sélection de plus de soixante curiosa – estampes, miniatures, peintures, sculptures, boîtes à secrets et autres objets à caractère pornographique – dévoile les rivages les plus secrets de l’imaginaire érotique du XVIIIe siècle. L’exhibition sans fard de l’acte sexuel et la célébration des « parties honteuses » constituent les registres privilégiés. Entre frénésie des sens et innocente débauche, ces oeuvres déclinent les mille et un égarements de la passion. Se côtoient des fêtes priapiques, de joyeuses orgies abritées dans de
luxueux boudoirs, des scènes de voyeurisme en tous genres, des échafaudages de corps nus et de singuliers envols de sexes ailés. Ces oeuvres, alors qualifiées de «licencieuses», « obscènes » ou encore « lascives », connaissent un succès sans précédent à partir de la seconde moitié du siècle. La production est clandestine ; les oeuvres circulent sous le manteau. Souvent détruites, elles sont aujourd’hui particulièrement rares. Réunies pour la première fois, grâce à la générosité d’un collectionneur passionné, Mony Vibescu, ces œuvres dialoguent avec les best-sellers de la littérature licencieuse : ces ouvrages « qu’on ne lit que d’une main», tels que le célèbre récit initiatique de Thérèse philosophe ou l’évocatrice Foutromanie. Ensemble, ils font surgir un « monde sans précédent, quelque chose entre le conte de fées et le « monde à l’envers » », pour le dire avec les mots d’Annie Le Brun, « où tout est prétexte au plaisir ».
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