“Un bestiaire japonais” à la Maison de la culture du Japon, Paris, du 9 novembre 2022 au 21 janvier 2023
“Un bestiaire japonais” Vivre avec les animaux à Edo-Tokyo (XVIIIe-XIXe siècle)
à la Maison de la culture du Japon, Paris
du 9 novembre 2022 au 21 janvier 2023
Texte de Sylvain Silleran
Sur les paravents des vues d’Edo figure une cité fourmillant de vie. On cherche sur le fond d’or les animaux qui se sont glissés entre les habitants: des chiens de chasse poursuivant leurs proies, des chevaux, des cerfs, des oiseaux. Quelques siècles avant les bocages urbains et autres poulaillers de balcon de nos bobos, les animaux faisaient partie de la vie des citadins de la capitale Japonaise. Le développement de la ville intègre la nature et son bestiaire est invité à y participer.
Une rue est vue derrière le postérieur d’un cheval. Les jambes des chevaux transportant les légumes depuis la campagne environnante occupent la moitié de l’estampe d’Hiroshige, troncs lisses d’une forêt animale. Dans une vitrine, un écriteau de bois de 1688 interdit sous peine de mort d’abandonner les chevaux âgés et malades. Au delà de son utilisation comme monture pour les dignitaires, puis comme attelage à la fin du XIXéme siècle, le cheval est un animal noble, sacré, l’empereur assiste à une course de chevaux dans un temple ou à un concours d’archerie à cheval, le yabusame,
Si le mont Fuji que l’on voit au bout de la rue est un horizon poétique, Hiroshige met en scène l’animation de la ville, les chiens du quartier qui se mêlent aux élégantes, aux marchands ambulants et aux porteurs. Les chiens vivent au milieu des hommes, ils jouent devant la pâtisserie Funabashiya peinte par Utagawa Kuniyoshi; un autre attend patiemment une chute de viande que le boucher ne saurait tarder à lui jeter. Un chien et un chat assistent même au cortège du seigneur se rendant au château, sagement assis parmi les badauds. Dans une maison, quelques souris ne semblent pas effrayer les habitantes, elles sont un bon augure pour le foyer.
Les objets du quotidien reflètent ce monde animal, chaque espèce apporte sa bonne augure, symbolise une vertu. Des habits bien sûr avec un furisode brodé d’hirondelles jouant à cache cache dans les fleurs de cerisier, un vêtement de nuit molletonné qui s’orne d’une superbe paon. Des moules en bois en forme de maneki neko sont prêts à former sucreries et petits gâteaux. Des jouets pour enfants: figurines sauteuses, poules, daurades, un canard tirant une poussette nourrissent l’imaginaire enfantin. Pour protéger ces enfants, quelques estampes à l’encre rouge: un lapin sautillant, une tortue centenaire, un hibou jouant du tambour éloigneront la maladie.
Le bestiaire de l’habitant d’Edo s’enrichit par le spectacle de l’exotisme. Une mission diplomatique coréenne parcourt la ville, exhibant des peaux de tigres, cadeau extraordinaire. Au cirque Louis Soullier, des écuyères dansent sur leurs montures, on peut y frissonner devant un tigre vivant, à moins que ce ne soit une panthère. Un éléphant fait le tour du pays dans un spectacle forain, célèbre comme un artiste. Dans le calme des jardins, loin de cette effervescence, des femmes prennent le thé en admirant grues et paons.
A la maison, chiens et chats ne sont pas les seuls animaux de compagnie, écoutant conversations et commérages, ou bien étouffant sous la tendresse de cette femme agaçante de Tsukioka Yoshitoshi. L‘époque voit aussi un engouement pour les poissons rouges. Des cages accueillent cailles ou rossignols, dont les plus doués pourront se mesurer dans de grands concours de chant.
Autour de la ville, la nature est généreuse, Hiroshige y dessine aigles et grues majestueux. Les insectes aussi n’y sont pas insignifiants, on part à la chasse aux lucioles, on pique-nique sous les arbres écouter le chant des grillons. Sur les rivages on pêche à pied, un promeneur attrape un poulpe, un homme moins habile se débat avec une raie qui lui saute au visage. Chacun avec son panier, les pieds dans l’eau, invente les bains de mers, les activités en famille.
C’est le dernier jour de l’année. Des renards se rassemblent la nuit sous un micocoulier. Ils brillent d’une lumière d’or dans l’obscurité bleuâtre, feux follets du dieu Inari qui présagent des récoltes à venir. Au Japon bien des esprits habitent la nature, le monde animal est le messager des dieux. Vivre avec les animaux va de soi, les destins des hommes dépendent des bonnes fortunes que ce bestiaire voudra bien leur offrir.
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat :
Shûko Koyama, Tomoko Kawaguchi et Naoko Nishimura, conservatrices au Edo-Tokyo Museum
À l’occasion de son 25e anniversaire, la Maison de la culture du Japon à Paris présente, du 9 novembre 2022 au 21 janvier 2023, une exposition centrée sur les liens des citadins japonais à l’époque Edo avec l’animal et la nature, sous l’intitulé « Un bestiaire japonais. Vivre avec les animaux à Edo-Tokyo (XVIIIe-XIXe siècle) ».
Co-organisée avec le Edo-Tokyo Museum, celle-ci réunit plus d’une centaine d’oeuvres variées, pour certaines remarquables, évoquant l’histoire des relations des habitants de la ville d’Edo – qui deviendra Tokyo en 1868 – avec les animaux et témoignant de la culture à laquelle cette coexistence a donné naissance. Au fil du parcours, au travers d’estampes ukiyo-e, de documents historiques et de peintures dépeignant des personnes en compagnie de bêtes, ainsi que d’objets du quotidien ornés de motifs animaliers, le public peut ainsi appréhender cette symbiose entre l’homme et l’animal, de même que l’attention portée à l’environnement naturel qui régnaient à cette époque dans la ville d’Edo.
À propos par Shûko Koyama
Cette exposition présente des documents qui racontent la vie des hommes en lien avec les bêtes. Des animaux très variés sont présentés à travers un large éventail de matériaux : estampes ukiyo-e, documents historiques, ustensiles quotidiens, éléments d’ornement et jouets. Le visiteur ne sera pas seulement attentif aux représentations d’animaux dits « mignons » (kawaii), mais aussi aux sentiments ambivalents et non unilatéraux, qu’éprouvaient les habitants d’Edo envers les animaux, considérés comme des « êtres vivants » au même titre qu’eux-mêmes.
(…) Inconsciemment, il reste des traces de ce passé dans les rapports de nos contemporains avec les animaux. Par exemple, donner un nom à un phoque égaré dans la rivière Tama et inviter les gens à venir le voir en foule, ou encore nommer un vulgaire chat de gouttière chef de gare sur une ligne de chemin de fer nationale, comme cela a pu arriver au Japon. Y a-t-il un autre pays au monde où l’on voit les habitants entretenir une telle proximité avec les animaux ? À mon sens, il s’agit là d’un reliquat de cette affinité entre « êtres vivants » que nous avons héritée des « organismes » du passé.
Notre objectif est d’évoquer ce lien oublié entre les hommes et les animaux, et d’en garder la trace, comme une mémoire de la ville. En présentant ces documents d’archive dans une capitale étrangère comme Paris et en les explorant ensemble, nous espérons développer une nouvelle prise de conscience.
Shûko Koyama, commissaire et conservatrice au Edo-Tokyo Museum
Un catalogue accompagne l’exposition. Coédition Éditions Gourcuff Gradenigo – MCJP. Avec les textes de Shûko Koyama, Tomoko Kawaguchi, Edo-Tokyo Museum, et de François Lachaud, Directeur d’études à l’École française d’Extrême-Orient
Parcours de l’exposition :
Prologue – Les Japonais et les animaux vus par les étrangers
L’époque Edo (1603-1868) est une période de paix particulièrement longue pendant laquelle le gouvernement militaire est installé dans la ville d’Edo, l’actuelle Tokyo. Edo se développe rapidement et devient une ville gigantesque. Sa population s’élève au début du XVIIIe siècle à un million d’habitants aux côtés desquels coexistent toutes sortes d’animaux : des animaux domestiques et d’élevage aussi bien que des animaux sauvages vivant dans les espaces naturels à la lisière de la ville du shogun. L’exposition s’ouvre sur quelques photographies et cette citation du naturaliste américain Edward S. Morse, arrivé au Japon en 1877 pour enseigner à l’Université de Tokyo. Il est surpris par la gentillesse avec laquelle les Japonais traitent les animaux et note que les citadins contournent pour ne pas les déranger les chiens et les chats se prélassant au milieu de la route, et qu’ils les appellent en utilisant le suffixe honorifique « san », équivalent à « Monsieur/Madame ». Une oeuvre du dessinateur Georges Bigot (qui a séjourné dans l’archipel 17 ans à partir de 1882) montre la vie quotidienne au Japon à cette époque et illustre avec humour la cohabitation entre animaux et humains.
Section 1 – Les animaux d’Edo. À la recherche des animaux représentés dans les Paravents des vues d’Edo
Réalisés en 1634, les Paravents des vues d’Edo conservés au National Museum of Japanese History (paire de somptueux paravents de 3,60 m de long, dont la MCJP présente une réplique des années 1990) représentent avec précision l’aspect de la ville d’Edo et de ses faubourgs au XVIIe siècle. Outre de nombreuses scènes représentant le shogun Iemitsu poursuivant cerfs et sangliers, ou chassant au faucon, on y remarque des montreurs de singes, des chiens errants se battant, des boeufs de labour, des chevaux sacrés de monastères shintô… Cette oeuvre est un précieux document permettant de mieux comprendre les liens entre les humains et le monde animal dans la ville.
Section 2 – Les animaux domestiqués
Les animaux utilisés pour le travail – Chevaux, boeufs, chiens…. Dans cette section sont présentés les différents rôles des animaux, en lien avec la vie de la noblesse guerrière, des paysans ou encore des commerçants. L’établissement d’Edo comme capitale des guerriers explique une forte présence de chevaux militaires dans les premiers temps. Avec la paix durable, les chevaux deviennent progressivement un soutien de la vie citadine, étant utilisés pour le trait. Les boeufs servent au transport des marchandises à Edo ainsi que pour le labour dans les zones rurales à l’extérieur de la ville.
Les animaux de compagnie – La longue période de stabilité donne aux habitants d’Edo le loisir de profiter de la vie et se divertir : les activités culturelles connaissent un essor important et, à la maison, on s’entoure volontiers d’animaux de compagnie. On compte parmi ceux-ci, outre les petits chiens et les chats, des oiseaux tels les rossignols et les cailles, ou encore des insectes dont on apprécie le chant, comme les grillons et les criquets. Nombre d’estampes ukiyo-e et d’ouvrages de référence sur la façon de s’en occuper sont publiés.
Section 3 – Les animaux sauvages
Inventaire de la faune sauvage – Tout au long de l’époque Edo, la noblesse guerrière pratique régulièrement la chasse dans les zones périphériques d’Edo. La chasse au faucon permet de capturer des oiseaux sauvages comme les grues, les oies et les canards. La chasse au cerf, organisée à grande échelle par le shogun, vise les cervidés, sangliers, lièvres et faisans. Certains animaux sauvages sont associés à des croyances religieuses, tel le renard, connu pour être le messager d’Inari, dieu des moissons.
Plaisirs des quatre saisons – Les habitants d’Edo, ville à la topographie riche en collines, rivières, et ouverte sur la mer, vivaient profondément en lien avec la nature. Divers rites saisonniers marquaient le déroulement de l’année et les changements de saison offraient de nombreuses occasions d’admirer de superbes paysages naturels tout proches. La vie des animaux sauvages était un élément familier, étroitement lié aux croyances religieuses et au calendrier annuel.
Section 4 – Animaux rares. Des attractions de rue aux zoos
À partir du début du XVIIe siècle, Edo s’urbanise rapidement et la population devient friande de nouvelles attractions. L’une d’elles consiste à exhiber des animaux rares, notamment les paons et perroquets amenés par bateau de Chine ou de Hollande. Les animaux sont exposés dans des lieux spécifiques, ancêtres des zoos, avec des boutiques proposant nourriture et boissons aux visiteurs. Avec le développement du commerce avec l’Occident, le nombre d’animaux importés augmente considérablement. La mode des animaux exotiques connaît alors un boom sans précédent. A l’entrée dans l’ère Meiji (1868), le Japon construit des installations sur le modèle occidental, tels que zoos, aquariums et hippodromes.
Section 5 – Les animaux dans les arts décoratifs
Que ce soit pour les vêtements ou les objets du quotidien des Japonais, toutes sortes d’animaux sont utilisés en tant que motifs décoratifs symbolisant la réussite ou le bonheur. Aujourd’hui comme hier, les jouets en forme d’animaux sont toujours aussi nombreux. Longtemps, les représentations d’animaux ont évoqué l’esprit d’une saison ou ont été synonymes de bon augure. À l’époque Edo, la puissance financière nouvelle de la classe commerçante stimule la naissance d’une véritable culture citadine : les motifs décoratifs représentant des animaux évoluent vers une plus grande liberté de conception et des variations plus riches. Vers la fin du XIXe siècle, la culture japonaise en lien avec le monde animal commence à s’estomper et l’accent est mis de plus en plus sur le côté « kawaii » (en français « mignon ») des animaux de compagnie.
Kimonos, accessoires et objets du quotidien – L’époque Edo (1603-1868) voit se développer l’art des motifs sur kimonos et sur des accessoires et objets du quotidien. On constate la prédominance de motifs animaliers symbolisant les quatre saisons ou présentant une image de bon augure. La mortalité infantile très élevée sous Edo explique la fabrication de nombreux talismans protecteurs et amulettes, destinés à éloigner le mauvais sort des enfants : les motifs reflètent alors les croyances attachées à différents animaux.
Figurines et jouets – Au Japon, l’apparition des poupées et des jouets dans les classes aristocratiques remonterait au VIIe siècle, mais c’est seulement à l’époque Edo que leur usage, destiné aux enfants, se généralise dans la population ordinaire. À partir d’Edo, poupées et jouets présentent souvent des dessins ou silhouettes déformés et caricaturés d’animaux de compagnie ou faisant l’objet de croyances. Cette tendance se poursuit jusque sous l’ère Meiji (1868-1912), avec une plus grande insistance sur l’aspect « mignon » qui se poursuit jusqu’à nos jours avec la mode du « kawaii ».