âDĂ©cadrage colonialâ
au Centre Pompidou, galerie de photographies, Paris
du 7 novembre 2022 au 27 février 2023

PODCAST – Interview de Damarice Amao, attachĂ©e de conservation, Cabinet de la photographie, MusĂ©e national dâart moderne, assistĂ©e de Lilah Remy, chargĂ©e de recherches, Cabinet de la photographie, MusĂ©e national dâart moderne, commissaires de lâexposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 7 novembre 2022, durĂ©e 32â33.
© FranceFineArt.
Extrait du communiqué de presse :




Commissariat :
Damarice Amao, attachĂ©e de conservation, Cabinet de la photographie, MusĂ©e national dâart moderne
assistĂ©e de Lilah Remy, chargĂ©e de recherches, Cabinet de la photographie, MusĂ©e national dâart moderne
« Ne visitez pas lâExposition coloniale. » En 1931, en rĂ©action Ă lâouverture de lâExposition coloniale internationale Ă Vincennes, les membres du groupe surrĂ©aliste dĂ©noncent la politique impĂ©rialiste de la France. Lâexposition « DĂ©cadrage colonial » propose de revenir sur ce chapitre singulier, et les imaginaires visuels gĂ©nĂ©rĂ©s Ă lâĂ©poque grĂące Ă la photographie, dont les usages connaissent alors un essor considĂ©rable dans la presse et lâĂ©dition.
Lâexposition explore, par le prisme de la collection du Cabinet de la photographie et des documents de la BibliothĂšque Kandinsky, les tensions et les ambivalences qui traversent la production de la nouvelle scĂšne photographique parisienne de cette pĂ©riode : fascination pseudo-scientifique pour les cultures dites de lâailleurs, fĂ©tichisation et Ă©rotisation des corps noirs, participation au renouvellement de lâethnographie ou encore contribution Ă lâĂ©laboration dâune nouvelle image de la nationâŠ
En rĂ©ponse Ă lâExposition coloniale de 1931, les membres du groupe surrĂ©aliste Ă©ditent des tracts et organisent avec une frange de la gauche radicale une contre-exposition intitulĂ©e « La VĂ©ritĂ© sur les colonies ». Si depuis sa crĂ©ation, le mouvement surrĂ©aliste a entretenu des liens tendus avec le Parti communiste, lâengagement anticolonial est un champ de convergence constant dont « La VĂ©ritĂ© sur les colonies », rĂ©unissant objets, statistiques et photographies, est le point culminant en ce tournant des annĂ©es 1930.
En Ă©cho Ă lâĂ©vĂ©nement, le photographe amĂ©ricain Man Ray rĂ©alise un « reportage » sur lâExposition coloniale sous la forme dâun bref cahier Ă©nigmatique. Restreint dans sa diffusion, on y dĂ©crypte nĂ©anmoins une dĂ©nonciation puissante de lâartificialitĂ© et de la violence, notamment sexuelle, du systĂšme de la colonisation. Lâun des rares exemplaires, ayant appartenu Ă Charles et Marie-Laure de Noailles, aujourdâhui dans la collection du Centre Pompidou, est le point de dĂ©part de cette exposition.
Mis en perspective avec les enjeux historiques, sociaux et politiques de lâĂ©poque, « DĂ©cadrage colonial » sâinscrit dans la continuitĂ© des projets dâexpositions et de recherches liĂ©s Ă lâacquisition de la collection Bouqueret en 2011, avec « Voici Paris », « Elle est moderne, elle est photographe » et « Photographie, arme de classe ».
Photographes représentés (non exhaustif) :
Pierre Adam, Laure Albin-Guillot, Pierre Boucher, Emeric Feher, Pierre Ichac, François Kollar, Germaine Krull, Boris Lipnitzky, Ăli Lotar, Man Ray, Roger Parry, Albert Rudomine, AndrĂ© Steiner, Maurice Tabard, Raoul Ubac, Pierre Verger, RenĂ© Zuber
Catalogue de lâexposition DĂ©cadrage colonial sous la direction de Damarice Amao aux Ăditions Textuel / Ăditions du Centre Pompidou
Parcours de lâexposition DĂ©cadrage colonial


![Laure Albin-Guillot, Sans titre [Nu de dos], Vers 1932. Ăpreuve gĂ©latino-argentique. 22,1 Ă 16 cm. © Centre Pompidou, Mnam-Cci/Guy Carrard/Dist. Rmn-Gp. © Laure Albin Guillot / NA / Roger-Viollet.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3343_Decadrage-colonial_7.jpg)



Surréalisme, anticolonialisme, photographie moderne
En 1931, lâExposition coloniale internationale qui se tient Ă Paris est la vitrine dâun pouvoir colonial français Ă son apogĂ©e dans lâentre-deux-guerres. Politiquement engagĂ©s, les surrĂ©alistes se joignent Ă la gauche radicale pour dĂ©noncer la violence et les rouages dâun imaginaire colonial français qui sâappuie sur le pouvoir des images, la photographie en premier lieu. Lâanticolonialisme des surrĂ©alistes est ici le point de dĂ©part dâune exploration plus Ă©tendue de la production des photographes modernes actifs dans les annĂ©es 1930, trĂšs largement reprĂ©sentĂ©s dans la collection du Centre Pompidou. En prenant pour prisme le colonialisme jusquâalors peu mis en perspective dans lâhistoire de la photographie de lâentre-deux-guerres, « DĂ©cadrage colonial » propose une nouvelle lecture de cette production photographique, trop souvent rĂ©duite Ă la fascination pour lâailleurs et lâexotisme. Sâappuyant principalement sur la collection du Centre Pompidou â avec ses manques et ses surreprĂ©sentations â le projet nâa pas pour ambition de proposer un condensĂ© historique exhaustif ni mĂȘme de couvrir lâintĂ©gralitĂ© des espaces culturels et gĂ©ographiques de lâempire colonial français. Lâexposition vise Ă mieux identifier et contextualiser ces photographies selon divers axes : le dialogue avec lâethnographie, le rĂŽle de la presse illustrĂ©e, ou encore lâinstrumentalisation des images dans un discours national. « DĂ©cadrage colonial » fait dialoguer ce corpus avec des extraits de textes contemporains de surrĂ©alistes dâintellectuel(le)s, dâĂ©crivain(e)s ou de poĂštes noir(e)s, tels Jane et Paulette Nardal, AimĂ© et Suzanne CĂ©saire, LĂ©on-Gontran Damas, dont les voix, prĂ©mices dâune pensĂ©e dĂ©coloniale, apportent des contrepoints critiques nĂ©cessaires.
Ne visitez pas lâExposition coloniale
Lâengagement anticolonial est constitutif de lâidentitĂ© du mouvement surrĂ©aliste dĂšs sa crĂ©ation. En 1931, lors de lâExposition coloniale de Vincennes, les surrĂ©alistes diffusent des tracts et dĂ©noncent les rĂ©pressions Ă lâĂ©gard des populations colonisĂ©es. Plusieurs numĂ©ros du SurrĂ©alisme au service de la rĂ©volution exposent leur vision radicalement critique de lâentreprise coloniale dans sa dimension tant Ă©conomique quâintellectuelle et culturelle. Ă ce titre, « La VĂ©ritĂ© sur les colonies », contre-exposition organisĂ©e la mĂȘme annĂ©e avec le parti communiste propose de dĂ©construire les ressorts dâune propagande coloniale Ă son apogĂ©e dans lâentre-deux-guerres, malgrĂ© une audience limitĂ©e. Lâengagement anticolonial des surrĂ©alistes nâest cependant pas dĂ©nuĂ© de certaines contradictions. La volontĂ© dâĂ©laborer un contre-modĂšle Ă la civilisation occidentale bourgeoise sâaccompagne dâune exaltation des cultures extra-europĂ©ennes ; mais aussi dâune essentialisation de lâaltĂ©ritĂ© Ă travers une poĂ©tique de la marge, louant la figure du « Noir », du « Sauvage », de lâ« IndigĂšne ».
Le spectacle ethnographique
Discipline controversĂ©e dont les surrĂ©alistes dĂ©nonçaient lâinstrumentalisation par les puissances coloniales, lâethnographie connaĂźt grĂące au mĂ©dium photographique un renouvellement sans prĂ©cĂ©dent de ses mĂ©thodes dans lâentre-deux-guerres. Le musĂ©e dâethnographie du TrocadĂ©ro oeuvre Ă la modernisation de ses pratiques et Ă une ouverture au grand public. Il programme ainsi une sĂ©rie dâexpositions dĂ©diĂ©e Ă la seule photographie contemporaine, influencĂ©e par le succĂšs culturel de la presse magazine. Photographies du Sahara de Pierre Ichac, clichĂ©s du Maroc dâAndrĂ© Steiner, campagne en PolynĂ©sie par Pierre Verger, ces expositions mettent en avant les regards portĂ©s par ces figures du reportage et de lâillustration, alors en plein essor. Renouvelant lâiconographie ethnographique, ces photographes voyageurs publient pour la presse illustrĂ©e dont le lectorat est avide dâĂ©vasion, de sensations fortes et dâexotisme que les missions dans les contrĂ©es lointaines savent susciter, parfois au dĂ©triment de leur intĂ©rĂȘt scientifique premier.
Vers un nouvel ailleurs photographique
Les annĂ©es 1920 sont celles dâun modernisme photographique nourri par la fascination pour la machine et le rythme trĂ©pidant des mĂ©tropoles occidentales. Ă partir des annĂ©es 1930, dans un contexte socio-Ă©conomique et politique tendu, photographes et figures de la scĂšne artistique et littĂ©raire prennent la route pour de longs voyages, portĂ©s par une quĂȘte dâauthenticitĂ© primitive et un dĂ©sir dâailleurs. LâAfrique et Tahiti comptent parmi les destinations les plus prisĂ©es. Les photographes proposent alors un renouveau de lâimaginaire visuel exotique : vitalitĂ© du reportage chez Pierre Verger, photomontage et usage de la photographie infrarouge chez Pierre Boucher, ou encore vues aĂ©riennes chez Pierre Ichac. Pour Henri Cartier-Bresson et Marc AllĂ©gret, leurs sĂ©jours en Afrique provoquent lâĂ©veil de leur conscience critique face au contexte colonial. Cela se traduit par une mise Ă distance des clichĂ©s exotiques au profit dâun regard photographique qui souhaite capter au plus prĂšs lâintensitĂ© de la vie africaine de lâĂ©poque.
Exotisme de papier (sous-section)
La presse magazine est un espace de choix pour les reporters et Ă©crivains voyageurs Ă succĂšs de lâentre-deux-guerres, tels Henry de Monfreid, TitaĂżna ou encore William Seabrook, coqueluches du grand public et des avant-gardes. PubliĂ©s en feuilleton, les rĂ©cits de leurs pĂ©riples sont le plus souvent illustrĂ©s par leurs propres photographies, censĂ©es apporter une touche de couleur locale et dâauthenticitĂ© pour des lecteurs en quĂȘte dâĂ©vasion Ă moindres frais. Certains hebdomadaires comme VoilĂ nâhĂ©sitent pas, dans ces sujets dĂ©diĂ©s aux territoires et aux populations dites « exotiques », Ă jouer la carte sensationnaliste. La nuditĂ©, les scĂšnes folkloriques, viennent illustrer avec une rigueur douteuse des articles centrĂ©s sur le monde interlope dans les colonies, les moeurs, les pratiques rituelles rĂ©putĂ©es secrĂštes ou barbares telles que le cannibalisme.
Corps modĂšles
PortĂ©e par la vogue « nĂ©grophile » de lâentre-deux-guerres, JosĂ©phine Baker est devenue en quelques annĂ©es un phĂ©nomĂšne mĂ©diatique sans prĂ©cĂ©dent. Dâautres personnalitĂ©s bĂ©nĂ©ficient Ă©galement de cette mise en lumiĂšre. Issues du théùtre ou du music-hall, elles sont rĂ©guliĂšrement photographiĂ©es, Ă lâinstar du comĂ©dien Habib Benglia par Albert Rudomine, du danseur FĂ©ral Benga par Carl Van Vechten ou encore de la danseuse et mannequin Adrienne Fidelin portraiturĂ©e par son amant Man Ray. Nombreux sont toutefois les modĂšles restĂ©s anonymes. Maintes fois publiĂ© et exposĂ©, le portrait de « lâathlĂšte martiniquais » de Pierre Adam est symptomatique de la fascination engendrĂ©e par la prĂ©tendue vitalitĂ© des corps noirs. Dans un contexte dâexaltation du nu et dâĂ©loge du corps sportif, la reprĂ©sentation esthĂ©tisante de ces modĂšles tranche avec lâiconographie du « sauvage » qui prĂ©valait jusquâalors. Cette essentialisation des corps racisĂ©s est critiquĂ©e dĂšs 1928 par lâĂ©crivaine martiniquaise Jane Nardal, lassĂ©e de ces « pantins exotiques ».
Ărotisme et imaginaire colonial (sous-section)Â
Depuis le 19eme siĂšcle, les images Ă©rotiques dĂ©diĂ©es aux « femmes des colonies » ont entĂ©rinĂ© dans lâimaginaire collectif français le fantasme dâun corps fĂ©minin Ă la sexualitĂ© offerte ; dĂ©clinĂ© en plusieurs archĂ©types « exotiques » que sont « la Mauresque », « la VahinĂ© » ou encore « lâAfricaine ». RĂ©guliĂšrement reprĂ©sentĂ©es dans la presse de charme de lâentre-deux-guerres, les femmes marocaines et tahitiennes photographiĂ©es dans les lieux privilĂ©giĂ©s du tourisme sexuel colonial â le quartier rĂ©servĂ© de Bousbir Ă Casablanca ; les Ăźles du Pacifique â figurent aux cĂŽtĂ©s de femmes occidentales dans des postures tout aussi lascives, offrant ainsi au lectorat amateur dâĂ©rotisme un panel de reprĂ©sentations toujours plus variĂ©. Si le mĂ©dium participe, au tournant des annĂ©es 1930, Ă renouveler les codes du portrait, les photographies dâAndrĂ© Steiner, de Roger Parry ou de Pierre Verger passent sous silence la rĂ©alitĂ© de ces lieux de violences sexuelles.
Un empire, un drapeau
Les Salons de la France dâoutre-mer, organisĂ©s Ă partir de 1935 Ă Paris, sont significatifs du tournant qui sâopĂšre dans lâidĂ©ologie coloniale française au cours de la dĂ©cennie. Dans un contexte de tensions gĂ©opolitiques, lâĂtat français communique Ă travers ces Ă©vĂ©nements sur les ressources Ă©conomiques et humaines que reprĂ©sentent ses colonies, dĂ©laissant ainsi lâimaginaire exotique alors Ă son apogĂ©e lors de lâExposition coloniale de 1931. Sur les divers supports mobilisĂ©s par cette propagande coloniale â presse, brochures, affiches, catalogue de salons â lâiconographie accompagnant des contenus plus informatifs Ă©volue au profit de photographies documentaires prises par des auteurs en vue comme AndrĂ© Steiner, Pierre Ichac, Pierre Verger, ThĂ©rĂšse le Prat ou encore les membres de lâagence Alliance-Photo. Les portraits de colonisĂ©s tĂ©moignent quant Ă eux dâun regard photographique plus humaniste. Ils sont toutefois dĂ©tournĂ©s de leur contexte initial pour intĂ©grer des reprĂ©sentations idĂ©alisĂ©es dâun empire multiculturel et uni. Lâapparent succĂšs de la politique assimilationniste sây voit cĂ©lĂ©brĂ© en oblitĂ©rant une rĂ©alitĂ© coloniale plus violente.Â
La vérité sur les colonies
Le photographe dâorigine hongroise AndrĂ© Steiner se lance dans une carriĂšre de photographe indĂ©pendant peu de temps aprĂšs son arrivĂ©e Ă Paris vers 1930. Il est remarquĂ© pour sa maĂźtrise de la photographie de reportage et dâillustration Ă lâoccasion dâune sĂ©rie quâil rĂ©alise au Maroc, vraisemblablement commanditĂ©e par le MinistĂšre des colonies Ă lâhiver 1934-1935. ExposĂ©s les mois suivant son retour au musĂ©e dâethnographie du TrocadĂ©ro, ses photographies posent un regard documentaire inĂ©dit oĂč les signes du monde dit moderne se confrontent Ă ceux du Maroc traditionnel. Alors que ses photos sont louĂ©es pour leur caractĂšre pittoresque, celles de Jacques-AndrĂ© Boiffard et dâ Ăli Lotar prises Ă la mĂȘme Ă©poque dans les ports marocains de Tanger et de Mazagan (El Jadida) sont nourris par leur engagement Ă gauche et le souci de critique sociale. Attentive au labeur des travailleurs et Ă la pauvretĂ©, leur approche documentaire sâinscrit dans le dĂ©sir de tĂ©moigner de rĂ©alitĂ©s coloniales jusquâalors peu reprĂ©sentĂ©es.