âOskar Kokoschkaâ Un fauve Ă Vienne
au MusĂ©e dâArt moderne de Paris
du 23 septembre 2022 au 12 février 2023

PODCAST – Interview de Fanny Schulmann, conservatrice au MusĂ©e dâArt moderne de Paris et co-commissaire de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 22 septembre 2022, durĂ©e 18’16.
© FranceFineArt.
Texte de Sylvain Silleran



DĂ©jĂ dans sa reprĂ©sentation du Saint-Suaire de VĂ©ronique, une sĂ©cheresse aride se mĂ©lange Ă une matiĂšre grasse, organique, culinaire. Un regard viennois rencontre quelque symbole mĂ©diterranĂ©en. Oskar Kokoschka affirme une libertĂ© totale, la vraie, celle de Van Gogh qui rend l’avant-garde dĂ©jĂ has-been avant mĂȘme que l’huile n’ait sĂ©chĂ©e. Ainsi il peint un formidable portrait de Moritz Hirsch, un portrait grinçant et colĂ©rique au regard si intense qu’il consume tout atour de lui. Dans le portrait de mariage de Hans et Erika Tietze, les visages des jeunes mariĂ©s sont concurrencĂ©s par leurs mains aux postures religieuses baignant dans un halo de lumiĂšre. La peinture est grattĂ©e, superposant Ă l’image un deuxiĂšme dessin, une autre vĂ©ritĂ© moderne, rĂ©vĂ©lĂ©e aux rayons X.
Deux enfants jouent. L’essence qui dilue la couleur est une couleur Ă part entiĂšre, un mĂ©dium aussi peu noble que du carburant, mais qui emporte tout sur son passage, racontant les froncements d’une robe, un mollet effrontĂ©. La toile est salie, malmenĂ©e, on y sent plus un doigt qu’une brosse, la peinture est donc jeu d’enfant un peu cruel, une pulsion moche et inavouable qui passe soudain dans un oeil gris. Cette cruautĂ© que Kokoschka Ă©tudie de si prĂšs se retrouve dans le trait acĂ©rĂ© de ses lithographies pour le journal Der Sturm, des dessins gravĂ©s d’un couteau vengeur.
Un portrait de Carl Moll au drapĂ© dansant, au gris de perle noire irisĂ© de bleu oppose Ă cette souplesse des mains de bois solidement nouĂ©es, trahissant une poigne volontaire, un caractĂšre courtois mais bien trempĂ©. Les couleurs d’un paysage des Dolomites Ă©voluent en verts tendre, moelleux, profonds, aussi vifs que nonchalants. Au dessus, des montagnes bleues, Ă©meraude, des teintes turquoises s’assombrissent vers l’indigo, culminant en sommets rocheux violets. La saturation laisse Ă©clater une nature puissante, odorante, gorgĂ©e de sĂšve, de vie.
AprĂšs la premiĂšre guerre mondiale le trait change, se fragmente en gestes courts. Les personnalitĂ©s de viande et d’os se font fragiles, cicatrisĂ©es. La juxtaposition de couleurs est plus chaotique, plus tĂ©mĂ©raire. Kokoschka entre alors dans une phase encore diffĂ©rente, un univers fait d’aplats plus larges, refusant presque de trancher entre ombre et lumiĂšre. Tout est couleur, tache, pelage animal bleu, rouge, vert. Les anatomies se dĂ©forment un peu en gestes malhabiles, les corps perdus peinent Ă trouver leur place dans ce nouveau monde. Il y a de l’abstraction dans ces formes qui Ă©chappent Ă l’Ćil, ces reflets mĂ©talliques des poissons, la mollesses des poulpes. Les animaux enchevĂȘtrĂ©s comme les soldats de 14 disparaissent et puis soudain une Ă©caille, une griffe ressort dans un relief sculptural.
De son intĂ©rĂȘt pour la musique, sa frĂ©quentation des musiciens, ses livrets d’opĂ©ra Ă©merge une peinture rythmĂ©e comme une partition. Le va-et-vient du pinceau comme une baguette de chef d’orchestre, un archet de violon pourrait ressembler Ă mille hĂ©sitations mais c’est au contraire pour mieux saisir les vibrations. Sur la toile, la couleur n’est plus fixĂ©e, elle est un mouvement ondulatoire. La lĂ©gĂšretĂ© d’une robe d’Ă©tĂ©, la reflet rouge d’un transat sur une joue, une moue d’ennui, une veste de chasse: voilĂ mille impressions qui nous touchent comme autant de petites mĂ©lodies du quotidien.
Une vigueur toujours renouvelĂ©e, une explosion de couleurs oĂč tout se mĂ©lange, mauves, verts, roses, mĂȘme des fluorescences inattendues, Kokoschka n’en finit pas de surprendre, d’ĂȘtre lĂ avant tout le monde, avant LĂŒpertz, avant Baselitz. Il a rejoint Van Gogh sur l’estrade du professeur. Sa peinture griffonnĂ©e, urgente, fulgurante est un chaos assumĂ© car tout est dit. C’est une Ă©nergie d’orage, Ă©lectrique et vive comme l’Ă©clair, grondante comme le tonnerre.
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat :
Dieter Buchhart, Anna Karina Hofbauer et Fanny Schulmann
assistĂ©s dâAnne Bergeaud et CĂ©dric Huss
Le MusĂ©e dâArt Moderne de Paris prĂ©sente la premiĂšre rĂ©trospective parisienne consacrĂ©e Ă lâartiste autrichien Oskar Kokoschka (1886-1980). Retraçant sept dĂ©cennies de crĂ©ation picturale, lâexposition rend compte de l’originalitĂ© dont fait preuve lâartiste et nous permet de traverser Ă ses cĂŽtĂ©s le XXe europĂ©en.
Peintre, mais aussi Ă©crivain, dramaturge et poĂšte, Oskar Kokoschka apparaĂźt comme un artiste engagĂ©, portĂ© par les bouleversements artistiques et intellectuels de la Vienne du dĂ©but du XXe siĂšcle. Par sa volontĂ© dâexprimer lâintensitĂ© des Ă©tats dâĂąmes de son Ă©poque, et un talent certain pour la provocation, il devient pour la critique lâenfant terrible de Vienne Ă partir de 1908 oĂč, soutenu par Gustav Klimt et Adolf Loos, il inspire une nouvelle gĂ©nĂ©ration dâartistes, parmi lesquels Egon Schiele. Portraitiste de la sociĂ©tĂ© viennoise, Kokoschka parvient Ă mettre en lumiĂšre l’intĂ©rioritĂ© de ses modĂšles avec une efficacitĂ© inĂ©galĂ©e.
ĂbranlĂ© par sa rupture avec la compositrice Alma Mahler avec qui il entretient une relation tumultueuse entre 1912 et 1914, Kokoschka sâengage dans lâarmĂ©e au dĂ©clenchement de la PremiĂšre Guerre mondiale. Il sera gravement blessĂ© Ă deux reprises. Il enseigne ensuite Ă lâAcadĂ©mie des Beaux-Arts de Dresde, oĂč il recherche de nouvelles formes dâexpressions picturales, en contrepoint des mouvements contemporains tels que lâexpressionnisme, la Nouvelle ObjectivitĂ© et l’abstraction.
Voyageur infatigable, il entreprend dans les annĂ©es 1920 dâincessants pĂ©riples en Europe, en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Sa fragilitĂ© financiĂšre lâoblige Ă revenir Ă Vienne, qui connaĂźt dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1930 dâimportants troubles politiques, le contraignant Ă partir pour Prague en 1934. QualifiĂ© par les nazis dâartiste « dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© », ses oeuvres sont retirĂ©es des musĂ©es allemands. Kokoschka sâengage alors pleinement pour la dĂ©fense de la libertĂ© face au fascisme. Contraint Ă lâexil, il parvient Ă fuir en Grande-Bretagne en 1938 oĂč il prend part Ă la rĂ©sistance internationale.
AprĂšs la guerre, il devient une figure de rĂ©fĂ©rence de la scĂšne intellectuelle europĂ©enne et participe Ă la reconstruction culturelle dâun continent dĂ©vastĂ© et divisĂ©. Il explore les tragĂ©dies grecques et les rĂ©cits mythologiques afin dây trouver le ferment commun des sociĂ©tĂ©s. Prenant ses distances avec la culture et la langue germanique, il sâinstalle Ă Villeneuve, en Suisse romande, en 1951. Les oeuvres des derniĂšres annĂ©es tĂ©moignent d’une radicalitĂ© picturale proche de ses premiĂšres oeuvres, dans leur absence de concessions. Sa croyance dans la puissance subversive de la peinture, vecteur dâĂ©mancipation et dâĂ©ducation, demeure inĂ©branlable jusquâĂ sa mort.
Oskar Kokoschka. Un fauve Ă Vienne rĂ©unit une sĂ©lection unique des 150 oeuvres les plus significatives de l’artiste grĂące au soutien d’importantes collections europĂ©ennes et amĂ©ricaines. Lâexposition sera prĂ©sentĂ©e au Guggenheim Bilbao du 17 mars au 3 septembre 2023.
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