🔊 “STORMY WEATHER” au Centre culturel Suisse, Paris, du 14 février au 18 avril 2021
“STORMY WEATHER”
au Centre culturel Suisse, Paris
du 14 février au 18 avril 2021

PODCAST – Interview de Claire Hoffmann, responsable de la programmation arts visuels du Centre culturel suisse et co-commissaire de l’exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 17 mars 2021, durée 11’48, © FranceFineArt.
© Anne-Frédérique Fer, visite de l’exposition avec Claire Hoffmann, le 17 mars 2021.






Extrait du communiqué de presse :
commissaires : Katharina Brandl (Kunstraum Niederoesterreich) et Claire Hoffmann (CCS)
Avec : Susanna Flock & Leonhard MĂĽllner, Fragmentin, Stefan Karrer, Till Langschied, Yein Lee, Marc Lee, Christiane Peschek, Total Refusal, Christoph Wachter & Mathias Jud.
L’exposition STORMY WEATHER s’intéresse à l’infrastructure du « Cloud ». La métaphore du nuage laisse imaginer des données stockées dans un ciel virtuel et « immatériel ». Ceci occulte les manifestations concrètes de ces infrastructures lourdes dirigées par des entreprises prétendument incontournables, et leurs répercussions sur le climat — politique et écologique.
STORMY WEATHER. Nuages fabriqués et art contemporain par Katharina Brandl & Claire Hoffmann [extrait]
« Tiens, je vois un avion dans le ciel. Je n’ai pas vu d’avion depuis des semaines ! » Ces mots, prononcés lors d’un échange téléphonique pendant la préparation de l’exposition, expriment un étonnement sans précédent au cours des dernières décennies. Pendant des semaines, le ciel fut dégagé des traînées de condensation aux allures de nuages mais marqué par la présence agressive, voire par la dépendance d’autres clouds : avec la pandémie due au coronavirus, certains nuages dus à l’homme avaient soudain disparu, dans d’autres nous avions élu domicile. Tout d’un coup, le trafic aérien étant à l’arrêt, les traînées de condensation, que certains complotistes se plaisent à appeler chemtrails, ne structuraient plus la vue du ciel. Dans le même temps, nos ordinateurs nous demandaient plusieurs fois par jour si nous voulions « nous connecter à l’audio » et notre communication quotidienne se déplaçait vers le cloud vidéo ; avec des services de streaming basés sur le cloud et des plateformes de distribution de jeux (1), nous étions assurés de nous divertir.
Des motifs de nuages aux couleurs pastel sur fond rose pâle, tous a priori identiques, forment sur la couverture du catalogue, une voûte céleste, romantique. Il ne s’agit pas d’un ciel rococo, mais du travail de l’artiste Christiane Peschek, dont la série de nuages artificiels et naturels Velvet Fields (depuis 2017) donne de manière condensée son fond sonore à l’exposition STORMY WEATHER. Les nuages de Peschek n’attestent pas de phénomènes naturels ; ils ont été créés avec des outils numériques : tout comme le travail mentionné ci-dessus, le projet STORMY WEATHER traite de nuages factices, dûs à l’humain, et notamment de la réalité et de la métaphore du « cloud technologique ». La relation entre l’humain, la technologie et le nuage est complexe. Dans le cas d’un réseau de cloud, le nuage est plus qu’un simple symbole. Lorsque l’on parle de cloud, les métaphores et la réalité concrète se chevauchent. STORMY WEATHER opère entre deux pôles : d’une part, entre le cloud, symbole des réseaux technologiques lesquels, par leur nature apparemment éphémère, dissimulent souvent leurs conséquences réelles, et d’autre part, l’intervention humaine via la technologie dans la météo et le climat. Les principaux aspects du projet s’articulent en trois points : le cloud comme défi et mécanisme de consolidation du pouvoir souverain (Marc Lee, Total Refusal, Christoph Wachter & Mathias Jud) ; les interactions entre cloud, météo et climat (Fragmentin, Yein Lee) ; les affects et désirs qui vont de pair avec les nuages artificiels (Christiane Peschek, Susanna Flock & Leonhard Müllner, Stefan Karrer, Till Langschied).
UNE PETITE HISTOIRE DU NUAGE COMME SYMBOLE
« Le cloud n’existe pas. C’est juste l’ordinateur de quelqu’un d’autre » – ce mème qui circule dans la sphère informatique vise d’une part à révéler l’infrastructure matérielle derrière l’image du cloud, mais il traite aussi et surtout de la perte de contrôle sur les données externalisées qui sont stockées dans « l’ordinateur de quelqu’un d’autre », anonyme, et possiblement observées, analysées, retransmises. Certes, l’idée d’un nuage est présentée ici comme trompeuse et donc désarçonnée, certes la confiance aveugle dans l’infrastructure est montrée dans les risques qu’elle comporte, mais cette métaphore technologique en lien avec la nature doit être prise au sérieux. Le cloud technologique, autrement dit l’endroit où non seulement nous sauvegardons nos données par un simple clic, mais où nous avons aussi transféré une grande partie de nos performances informatiques, a pris très tôt dans l’histoire de la technologie (au sens d’un diagramme de réseau) la forme d’un nuage.
Dans son essai On Distributed Communication Systems, écrit en 1962 sur fond de Guerre Froide, Paul Baran décrivait déjà la différence entre les réseaux centralisés, décentralisés et distribués(2). Tandis que les deux premiers peuvent facilement être arrêtés en cas d’attaque militaire, le réseau distribué a ça pour lui que la destruction d’un ou plusieurs noeuds ne stoppe pas complètement le réseau d’information. La manière dont il a présenté ce réseau dans un graphique a été perçue par beaucoup comme la forme originale de la notion de cloud. Reste à savoir si ce quadrillage donne effectivement à voir un nuage. Quoi qu’il en soit, Baran posait ainsi la manière élémentaire de penser le réseau distribué, dont le mécanisme correspond aussi à celui de nos clouds actuels.
À la question de savoir quand le nuage lui-même, et pas seulement un quadrillage en forme de nuage comme chez Baran, est devenu la représentation symbolique des réseaux informatiques dans leur ensemble, les réponses varient : Tung-Hui Hu trouve des exemples convaincants dans les figurations schématiques des réseaux des années 1970, où les informaticiens, selon lui, utilisaient « le symbole du nuage pour représenter n’importe quel réseau inspécifiable ou imprévisible (3)». Ce que nous constatons ici, c’est que le terme « cloud » n’a pas seulement été employé pour les réseaux simples, autrement dit pour un réseau entre appareils présents chez soi, mais pour des réseaux de réseaux : on pourrait dire que le degré d’abstraction de ces réseaux auto-connectés est donc accru. C’est là que Tung-Hui Hu voit aussi l’ancrage épistémique du symbole du nuage dans les années 1970 : « L’icône du nuage sur une carte permettait à un administrateur de placer un réseau dont il/elle avait directement connaissance – les ordinateurs dans sa société, par exemple – au sein du même espace épistémique que quelque chose qui fluctue constamment et qu’il est impossible de connaître : le mélange sans forme de réseau téléphonique, de réseau câblé et d’internet (4). » Ce mélange de savoir et de non-savoir caractérise nos rapports quotidiens avec les infrastructures et services du cloud. Nous savons que nos données ne sont pas stockées localement, mais par des grappes de serveurs dont nous ne connaissons pas l’emplacement. Nous savons peut-être aussi que nos données sont soumises à la juridiction américaine, dans le cas où les serveurs sont situés sur le territoire américain. Mais nous ne savons pas pourquoi ni comment des données peuvent être interceptées sur des territoires nationaux. Le nuage s’offre désormais pour symboliser ce méta-réseau, car le nuage, en tant que phénomène atmosphérique naturel, est lui aussi éphémère et volatile : les nuages passent, ils changent constamment, ils sont insaisissables. Bref : le nuage se prête à symboliser l’insaisissabilité de nos boîtes noires contemporaines.
Pour le collectif Metahaven (Vinca Kruk et Daniel van der Velden), l’origine du symbole du nuage en informatique se situe plus tard dans le temps : dans les annĂ©es 1990, plus prĂ©cisĂ©ment dans les reprĂ©sentations qui accompagnaient une confĂ©rence du MIT en 1996. Au plus tard Ă partir de 1996, selon les auteurs.trices, le terme de cloud Ă©tait utilisĂ© concrètement en rapport avec internet et compris comme « […] une “confĂ©dĂ©ration” de rĂ©seaux rĂ©gis par un protocole commun ». La notion de « Cloud Computing » date de 2004 (5).
Si avec Tung-Hui Hu, c’est prĂ©cisĂ©ment l’opacitĂ© des processus du cloud qui en constituait le contexte sĂ©mantique, on pourrait se poser avec Metahaven la question suivante : ne parlons-nous pas simplement des profondeurs opaques d’internet lorsque, dans le cadre de ce projet, nous utilisons le terme de cloud ? La distinction entre cloud et internet n’est pas seulement importante pour nous sur le plan rhĂ©torique, elle souligne aussi la spĂ©cificitĂ© de ce rĂ©seau de rĂ©seaux Ă partir des annĂ©es 2000 : par clouds, nous entendons aujourd’hui, au quotidien, les offres d’entreprises privĂ©es. Nous connaissons et utilisons l’iCloud, nous chargeons nos donnĂ©es sur Google Drive ou nous renouvelons l’abonnement cloud d’un logiciel. Le cloud n’est pas seulement le symbole d’une infrastructure technologique de l’information, que nous ne saisissons pas complètement ; il illustre aussi les rapports privĂ©s de propriĂ©tĂ© de cette infrastructure, organisĂ©e de manière presque oligarchique. Si les annĂ©es 1990 escomptaient encore un affranchissement grâce Ă internet – par exemple sous la forme de manifestes comme la cĂ©lèbre Declaration of the Independence of Cyberspace (1996) de John P. Barlow –, soulignant ainsi surtout la libertĂ© de ce nouvel espace, depuis les annĂ©es 2000, ces espaces ont Ă©tĂ© façonnĂ©s principalement par des entreprises multimilliardaires. Selon Tung-Hui Hu, si l’on voulait se reprĂ©senter le cloud comme un espace, il serait assez comparable aux espaces pseudo-publics de propriĂ©tĂ© privĂ©e que l’on trouve dans les quartiers financiers des villes amĂ©ricaines. De l’extĂ©rieur, ils ressemblent Ă des parcs, or ils sont exploitĂ©s par des compagnies d’assurances et des banques : « […] la mĂ©taphore dominante de l’espace numĂ©rique d’aujourd’hui, le “nuage”, est en fait une mĂ©taphore de la propriĂ©tĂ© privĂ©e (6). » Les artistes Christoph Wachter & Mathias Jud abordent ce problème Ă travers leur travail qaul.net (depuis 2012). Avec des activistes, migrant.e.s ou des communautĂ©s qui sont interdites d’accès aux infrastructures de tĂ©lĂ©communication, ils crĂ©ent un rĂ©seau spontanĂ© entre appareils qui s’oppose Ă la fois Ă la dĂ©pendance vis-Ă -vis des fournisseurs privĂ©s et Ă une Ă©ventuelle surveillance au sein des rĂ©seaux. Le logiciel de qaul.net peut ĂŞtre tĂ©lĂ©chargĂ© et utilisĂ© par les visiteurs.ses sur leurs propres appareils dans l’espace d’exposition.
[…]
(1) La fragilité de l’infrastructure du cloud est devenue encore plus évidente au cours de cette période. Lorsque des millions de personnes streament en même temps, l’offre doit être amoindrie – Facebook, YouTube, Google et Netflix, par exemple, fixent une qualité vidéo légèrement inférieure pour réduire la charge sur le réseau. Cf : « Coronavirus : Facebook cuts video quality to ease net strain. » BBC News, 23 mars 2020, www.bbc.com/news/technology-52003035 (consulté le 12 juin 2020).
(2) Paul Baran, On Distributed Communication Networks (P-2626), The Rand Corporation, septembre 1962, www.rand.org/content/dam/rand/pubs/papers/2005/P2626.pdf (consulté le 12 juin 2020).
(3) Tung-Hui Hu, A Prehistory of the Cloud, Cambridge, MA/Londres, 2016, (notre traduction).
(4) Ibid.
(5) Metahaven, « Captives of the Cloud : Part I », e-flux Journal, 37, septembre 2012, www.e-flux.com/journal/37/61232/captives-of-the-cloud-part-i (consulté le 12 juin 2020).
(6) Tung-Hui Hu, op. cit., p. 147.