🔊 “CĂ©cile Hartmann” Le Serpent Noir, Ă la Maba, Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne, du 6 fĂ©vrier au 18 juillet 2021 (prolongĂ©e jusqu’au 26 septembre 2021)
“Cécile Hartmann”
Le Serpent Noir
à la Maba, Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne
du 6 fĂ©vrier au 18 juillet 2021 (prolongĂ©e jusqu’au 26 septembre 2021)
PODCAST – Interview de CĂ©cile Hartmann,
par Anne-Frédérique Fer, à Nogent-sur-Marne, le 16 février 2021, durée 16’17, © FranceFineArt.
(photographie : © Cécile Hartmann Studio 2020)
© Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, extrait de la visite de l’exposition avec CĂ©cile Hartmann, le 16 fĂ©vrier 2021.
Extrait du communiqué de presse :
Commissaire : Caroline Cournède, directrice de la Maba
« Viendra un serpent noir qui envoûtera les hommes et dévorera la terre » Prophétie de Black Eagle, vers 1930.
Le Serpent Noir, projet inĂ©dit de CĂ©cile Hartmann prĂ©sentĂ© au public Ă la MABA Ă Nogent-sur-Marne jusqu’au 18 juillet 2021, se dĂ©ploie autour de la mĂ©taphore du serpent noir : le pipeline gĂ©ant Keystone qui transporte quotidiennement plus de 700 000 barils de rĂ©sidus impurs, depuis les exploitations Ă ciel ouvert de l’Alberta, en passant par les rĂ©serves indiennes, souillant les terres et les rĂ©serves d’eau et engendrant des dĂ©gâts Ă©cologiques sans prĂ©cĂ©dent.
Ce pipeline, soutenu sous l’ère Trump, vient de voir la construction des derniers tronçons stoppée aux premiers jours de l’arrivée de Biden à la présidence des États-Unis, faisant souffler un vent d’espoir nouveau.
Un film, Le Serpent Noir (2018-2020), suit le flux invisible du pipeline jusqu’à la forêt boréale et constitue le coeur de l’exposition, depuis lequel se déploient en rhizome photographies, élément sculptural, wall-painting et sérigraphies.
Quatre ans après les luttes de Standing Rock et Sacred Stones, Cécile Hartmann partage l’archive de ce « temps en suspens », dans cet épisode de l’histoire contemporaine où les luttes ont déjà laissé la place aux premières altérations du paysage et des formes de vie, rendant aussi visibles les premiers signes d’un déclin de l’industrie fossile. L’artiste en délivre un récit, sans figure humaine, où l’image documentaire se mêle à l’image mentale, enchevêtrement de temporalités et d’espaces dans une plongée au coeur des ténèbres. Les ténèbres, perçues pour leurs potentialités créatrices comme destructrices, sont celles dans lesquelles le monde était plongé « au commencement lorsqu’il n’y avait ni lune ni étoile » ; elles sont ici le lieu des spectres, du surgissement et de la disparition. Elles deviennent également le contrepoint à la vision idéalisée des Lumières et de la Modernité (Christophe Colomb n’a jamais découvert l’Amérique) et à l’impasse écologique qui en résulte (l’appropriation et l’épuisement des ressources naturelles).
Le travail de Cécile Hartmann porte toujours la trace d’événements latents, souterrains, qui transparaissent ou (ré)apparaissent à la surface des œuvres présentées. Le film Le Serpent Noir et ses ramifications se tiennent, eux aussi, sur ces fragiles interstices entre visibilité et invisibilité, dicible et indicible, réalité et fiction, organique et inorganique, force et instabilité.
La mĂ©moire – comme l’actualitĂ© – de la violence exercĂ©e autant envers la nature qu’envers la communautĂ© amĂ©rindienne, affleure ainsi rĂ©gulièrement dans les oeuvres de l’exposition, au travers d’un plan du film, d’un Ă©lĂ©ment textuel, d’une musique… Ils sont les indices, les surgissements de ces Ă©vĂ©nements.
Dès lors, l’énumĂ©ration des noms des lieux traversĂ©s agit Ă©galement comme projection fantasmatique de paysages naturels, de territoires appartenant aux « maisons » indiennes ou de batailles tristement cĂ©lèbres. Le texte fait ici image, de la mĂŞme manière que les notions mises en relation – dans ce qui emprunte la radicalitĂ© de sa forme Ă l’affiche militante – engagent le spectateur Ă penser les entrechoquements entre Ă©conomie, politique, histoire et Ă©cologie.
Abaissant sans cesse son regard pour l’amener au plus près du sol, de l’argile « primitive », l’artiste s’intéresse à ces différentes strates, couches de temps et de mémoires accumulées. Sa vision passe ainsi constamment de l’échelle du global à l’échelle du fragment, d’une vision panoramique du paysage à une vision en plongée au coeur de la terre, dans un mouvement introspectif de l’ordre du psychanalytique.
Traçant ainsi des lignes entre romantisme, minimalisme et activisme, Le Serpent Noir se veut autant archéologie d’un présent dévasté et dévastateur que vision prophétique d’un avenir où le chaos et la destruction pourraient devenir forces de régénération si, toutefois, un nouveau cycle venait à s’amorcer.
Note préliminaire
“Partir à la recherche d’un sens enseveli”. Harun Farocki
J’ai découvert l’existence de Keystone XL dans la presse il y a un an. Des photographies montraient la brutalité policière face à de jeunes Amérindiens, torses nus sous des canons à eau en plein hiver le long de la rivière Missouri. Derrière eux, des télévisions filmaient. L’attitude de fortitude face à la douleur physique et morale propre au caractère des Amérindiens et que « l’homme blanc » a rarement compris s’exprimait fortement dans ces images : résister en faisant de son corps un rempart muet tendu vers le ciel. Le pipeline, raison principale du conflit, était totalement invisible. Aucune piste, aucun tube, aucun chantier n’apparaissaient sur ces images.
Je pensais aux westerns de Ford, à l’immensité majestueuse de l’espace américain, aux espaces naturels aujourd’hui pour certains disparus. Je revoyais les scènes de massacre filmées par Arthur Penn dans Little Big Man le long de la rivière Washita en hiver. À présent, c’est le long de la rivière Missouri que le pipeline se construit, mettant en péril les réserves d’eau potable des communautés qui y vivent.
Cet objet cristallisait soudain dans mon esprit un ensemble de tensions, de peurs et d’images, mélangeant la fiction à la réalité la plus brute, le dégoût à une forme d’attraction et de rumination intérieure. Qu’est-ce qu’être contaminé ? Le sol, l’eau sont contaminés dans de nombreuses régions du monde aujourd’hui. Et nous, par quoi sommes-nous contaminés ?
L’existence du pipeline prenait soudain une dimension fantasmagorique et obsessionnelle propre au capitalisme et Ă son système de croyances. Il symbolisait le pouvoir de l’économie pĂ©trolière qui ne cesse de s’étendre sur la surface terrestre, produit d’une civilisation basĂ©e sur la force et le progrès technique. Dominer, construire, occuper l’espace vide, conquĂ©rir, Ă©liminer ce qui n’a pas de fonction immĂ©diate…
Objet démesuré inventé par les hommes pour utiliser la mémoire fossile de la terre, le pipeline relie le monde de la surface à celui des profondeurs. Son flux traverse l’espace et le temps en transportant les résidus préhistoriques expulsés du sol pour être transformés. Il est l’instrument du prolongement de la violence exercée sur les communautés Amérindiennes et les souillures des fuites récentes ne peuvent que rappeler de manière douloureuse la tâche indélébile du génocide. Sa forme longue, comme infinie dans le paysage, son flux continu, dégagent une force mystérieuse et répulsive. Visible et invisible, selon qu’il soit en surface ou enterré, son « être » obscur rampant dans les entrailles de la terre contient en germe la peur d’un futur empli de laideur, de saleté et de mort.
Les effets de la contamination en cours touchent la nature du sol autant que celle des corps et des esprits. L’eau potable sera salie comme l’est encore la mémoire. Dans le passé, les terres fertiles avaient été volées, les terres qui restent seront polluées et contaminées. Le pipeline est connecté aux couches géologiques, aux eaux souterraines filtrées par les roches, à la mémoire des morts enterrés. Il ouvre le réel à l’invisible, à ce qui est caché, irrévélé, inexpugnable et secret.
C’est sur ce point de tension entre le visible et l’invisible que s’amorce ma recherche. La preuve de la contamination peut être portée par une investigation documentaire rigoureuse des traces dans les territoires occupés par Keystone XL et simultanément cette quête peut s’ouvrir à ce qui est enseveli, caché et encore potentiellement en devenir.
Je désire écrire un récit hanté par la mue du territoire et par les résistances du vivant fondé sur une synchronicité entre approche documentaire et approche fictionnelle. Produire l’archive d’un moment particulier de l’histoire en entremêlant dans l’immensité du paysage américain, le temps accéléré de l’économie aux temporalités spécifiques des écosystèmes.
CĂ©cile Hartmann, janvier 2019
Biographie de CĂ©cile Hartmann
Dans une proximitĂ© avec le sol terrestre et les Ă©lĂ©ments, CĂ©cile Hartmann tĂ©moigne des cycles de destruction et de renaissance qui traversent l’architecture et les paysages au sein d’une Ă©conomie globalisĂ©e. Utilisant diffĂ©rents mĂ©diums et rĂ©gimes d’images, son travail questionne les divisions entre le monde naturel et le monde construit, envisagĂ©es comme des espaces en tension rĂ©ciproque. Les questions spĂ©cifiques de l’espace et du temps, de l’entropie et des limites systĂ©miques sont au coeur de ses recherches. Elle dĂ©veloppe une approche subjective jouant formellement sur des modes subtils de transposition entre le documentaire, la fiction et le performatif.
Ses oeuvres procèdent par investigations sur des sites tels qu’Hiroshima ou le World Trade Center, oĂą elle observe le sol et ses zones d’impact, Ă©chos d’une violence rĂ©cente et ancienne qui se rencontrent (Sediments & Lacunas, Wall Street-Hiroshima, 2014). Elle filme les chantiers de la ville de DubaĂŻ dans leur possible rĂ©versibilitĂ© vers la ruine (Achronoly in DubaĂŻ, 2011). Elle place en confrontation les fluctuations de la bourse de Tokyo et les mouvements souterrains des cratères volcaniques de l’archipel (Kessoku, 2006). En 2020, elle rĂ©alise le film Le Serpent Noir en suivant le flux invisible du pipeline gĂ©ant Keystone XL Ă travers les grandes plaines des Sioux d’AmĂ©rique du Nord jusqu’aux exploitations de sables bitumineux au coeur de la forĂŞt BorĂ©ale, engageant des allers-retours entre la surface de la terre dĂ©vastĂ©e et le monde mythologique souterrain.
CĂ©cile Hartmann a Ă©tudiĂ© l’Histoire de l’Art et l’EsthĂ©tique Ă l’UniversitĂ© des Sciences Humaines Ă Strasbourg et a suivi un cursus en Art Ă l’École nationale supĂ©rieure des Beaux-Arts de Paris. Elle a vĂ©cu Ă Berlin et au Japon et est aujourd’hui basĂ©e Ă Paris.