“Memoria : récits d’une autre histoire” au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux, du 5 février au 21 août 2021 (prolongée jusqu’au 20 novembre 2021)
“Memoria : récits d’une autre histoire”
au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux
du 5 février au 21 août 2021 (prolongée jusqu’au 20 novembre 2021)
© Sylvain Silleran, voyage presse et présentation de l’exposition, le 5 février 2021.
Texte de Sylvain Silleran
Une gigantesque pelote de laine rouge, presque aussi grande que la femme noire dans sa robe victorienne bleue qui en déroule le fil. Mary Sibande rend hommage à Sophie, la domestique noire au nom invariable des bourgeois blancs d’Afrique du Sud. Sophie, toujours Sophie de génération en génération: la mère, la grand-mère, et celles d’avant, sans prénom à elles, toujours au travail dans leur tablier blanc. Ce fil rouge sang tisse le récit d’un peuple, d’une classe sociale, il semble inépuisable. Sur le mur est brodée avec ce fil une grande lettre S enluminée, un blason fier et noble, le S de Superman. Sophie à force de résilience s’est réapproprié son nom et son histoire et peut écrire un futur qui lui est propre.
Chez Georgina Maxim la couture, la broderie, ces arts de grand-mère désuets, servent de base à une pratique plastique bien actuelle et vivante. Elle couvre des napperons, des vieux vêtements de petits bouts de tissus cousus de zigzags furieux. Le fil brodé envahit la surface d’une veste d’un griffonage noir dense, effaçant le dessin originel du tissu fleuri. Le motif graffiti, hachures répétitives, petits traits, devient un non-motif, un rythme. Cette esthétique afripunk est musicale, pleine de rage et de fraîcheur. Toujours punk, les collants de nylon de Enam Gbewonyo sont distendus jusqu’au déchirement. Symbole d’oppression pour l’artiste, le collant est mutilé, détruit. Tendu sur un cadre, il est la révolte sous la forme d’une toile d’araignée. L’artiste devenue araignée tisse alors une grande spirale. Maille après maille se construit dans un rituel une étoffe géante, nouvelle, une renaissance.
Suspendue à un fil, une tête de loup en coton de Myriam Mihindou oscille doucement dans le léger filet d’air. Quelques traits, une croix rouge, un bout de papier avec des mots imprimés – une définition de dictionnaire? – y font des blessures, des cicatrices. Le coton comme matériau tantôt aérien, tantôt dense se prête merveilleusement à ce travail de sculpture. De sa symbolique infirmière si forte de soin des blessures, le coton apaisant, le coton taché de sang devient glaise d’où émerge un esprit animal, un compagnon dans cette quête d’une nouvelle mémoire.
Les écolières de Gosette Lubondo photographiées en uniforme dans les ruines de bâtiments coloniaux s’effacent aussi à mesure que la végétation envahit l’architecture défunte. La jeune fille et son double fantôme transparent sont la mémoire s’éloignant, disparaissant. Mais sa jeunesse, son costume montrent le futur à construire. Dans la peinture de Tuli Mekondjo un peuple est dissimulé dans la nature. Les plantes nourricières, plantes esprits, plantes alliées sont les dépositaires de la mémoire. Les hommes font corps avec la forêt, ils se distinguent à peine des arbres, buissons, des fleurs. L’humain-animal est un nouvel être enraciné, spirituel, il est le parent d’une nouvelle famille. Ses enfants seront des êtres complets et radieux.
Na Chainkua Reindorf crée un homme vêtu d’un nuage blanc. Homme ou femme, peu importe, son visage lisse se démultiplie. Ces visages de fil, de perles, masques blancs entre traditions africaines et ornements des maisons bordelaises sont autant d’identités possibles, de passés comme de destins. Ils flottent dans une apesanteur onirique, entre religion et théâtre. Car on peut bien se libérer du ressassement des oppressions. Wangechi Mutu l’est, libre, son afrofuturisme est plutôt afro-fantastique. Un personnage humain aux belles jambes plonge, se prolonge en animal hirsute et grimaçant aux cyber-pattes électroniques. Cette peinture-collage réinvente l’identité, résolument tournée vers l’avenir. Queer et chamanique, sa vision cyberpunk est fière, elle assume ses frayeurs et son désir, et son terrible appétit. Josèpha Ntjam a plongé dans des océans étranges, extraterrestres, pour en ramener monstres marins et coraux de céramique. Capitaine Nemo explorant les profondeurs de la mémoire, de la culture, elle y invente avec ces étranges animaux et végétaux un nouvel avenir coloré façon manga. Un peu d’optimisme dans ce monde, la possibilité fantaisiste de joie, c’est une histoire bienvenue.
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat
Artness I Nadine Hounkpatin & Céline Seror.
Fondatrices de l’agence artness, Nadine Hounkpatin & Céline Seror sont consultantes et commissaires d’exposition indépendantes spécialisées dans l’art contemporain d’Afrique et de ses diasporas. De la conception à la gestion de projets artistiques et éditoriaux, elles collaborent régulièrement avec des institutions publiques et privées (musées, centres d’art, fondations), et des événements majeurs dédiés aux scènes contemporaines d’Afrique à travers le monde.
L’exposition est présentée dans le cadre du Focus Femmes de la Saison Africa2020 sur invitation de sa commissaire générale N’Goné Fall et du programme régional d’expositions Vivantes ! lancé à l’initiative du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA.
L’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire, c’est l’idée d’une mémoire collective composée d’une myriade de récits, d’histoires, de questionnements et d’expériences éparpillées dans nos mémoires individuelles, personnelles, intimes. Elle est ici révélée à travers les oeuvres d’artistes dont le travail renvoie à la (re)construction d’un tout commun, d’un tout universel, qui renouvelle notre regard sur la création contemporaine issue d’Afrique et de ses diasporas.
Lorsque la parole et la mémoire sont oubliées, tues, effacées, ou tronquées, dévoiler un contre-récit, faire coexister des histoires plurielles, et révéler les non-dits, devient alors une urgence à laquelle répondent les quatorze artistes invitées dans le cadre de cette exposition. Leurs oeuvres se démarquent par leur volonté de déplacer les frontières de l’art, de « rassembler les ailleurs » et de montrer la diversité de nos histoires communes individuelles et finalement collectives.
Les oeuvres sélectionnées explorent la peinture, le textile, la sculpture, la vidéo ou encore la performance. Elles composent un parcours faisant écho d’une part à une lecture démystifiée de pans d’Histoire et de croyances communément divulgués au sujet du continent africain, et d’autre part à la manière dont les dispositifs d’histoires imaginaires sont encore à l’oeuvre et notamment dans les domaines économiques et de redistribution des ressources. À travers cette multiplicité de médiums, les oeuvres délivrent leur essence et nous donnent à voir des artistes à la pratique engagée, fortes de leur pouvoir de narration, ancrées dans leurs géographies fluctuantes et dans leur temps.
En questionnant nos mécanismes de pensée, l’exposition entend ouvrir une discussion sur notre capacité à renouveler nos connaissances, à écouter des récits différents et à (re)mettre en question stéréotypes et idées reçues.
À la taille de son écrin, la MÉCA, Memoria : récits d’une autre Histoire accueillera notamment les oeuvres d’artistes encore peu exposées en France : Georgina Maxim, Na Chainkua Reindorf, Enam Gbewonyo, Tuli Mekondjo ou encore Josèfa Ntjam. Elle fera également place aux oeuvres d’artistes reconnues de la scène artistique contemporaine telles qu’Otobong Nkanga, Bouchra Khalili, Mary Sibande, Wangechi Mutu.
Parcours de l’exposition
C’est Sophie, avatar sublime et bienveillant de la sud-africaine Mary Sibande, qui inaugure le parcours de l’exposition, nous invitant à réexaminer l’histoire de son pays à travers son propre récit familial ; celui d’une lignée de femmes fortes et courageuses à qui l’artiste rend magistralement hommage dans un travail mémoriel minutieux (photographie et sculpture à taille humaine modelée sur l’artiste elle-même). Ce premier chapitre de l’exposition, De l’intime à l’universel, explore les différents chemins empruntés par les artistes pour écrire leurs expériences personnelles et faire entendre leurs histoires. Aux côtés de Mary Sibande, sont ainsi présentées les « œuvres-mémoire » de la zimbabwéenne Georgia Maxim, pièces textile hétéroclites intimement liées à des individus et à leur mémoire, ainsi que les peintures oniriques et profondes de la namibienne Tuli Mekondjo dans lesquelles se mêlent motifs végétaux, graines, et détails de photographies d’archive issues du patrimoine national de la Namibie.
Les œuvres de l’artiste ghanéene Enam Gbewonyo, montrées pour la première fois en France, constituent un temps fort de l’exposition. Sa performance Nude Me/Under the Skin : The Awakening of Black Women’s Visibility one Pantyhose at a time témoigne de son expérience de femme noire dans un monde qui lui est consciemment et inconsciemment hostile. C’est le bas nylon de couleur chair, objet intime et courant, que choisit d’utiliser l’artiste comme symbole vecteur d’inégalité et d’invisibilisation. Cette même symbolique du collant se retrouve mise en scène chez la franco-gabonaise Myriam Mihindou qui, avec sa performance filmée en plan fixe, La Robe envolée, nous livre par la parole et par son corps, un récit d’une grande force, empreint de poésie.
Enfin, Dalila Dalléas Bouzar utilise la peinture pour nous rappeler l’histoire de l’Algérie à travers l’évocation de ces femmes des hauts plateaux du sud de la Kabylie, bafouées dans leur intimité et dans leur dignité durant la guerre d’indépendance. Femmes à qui l’artiste restitue magnifiquement grandeur et puissance à travers une série de douze portraits saisissants.
La deuxième partie du parcours, Quand la Mémoire fait œuvre politique, interroge la mémoire dans sa dimension critique : la manière dont les artistes s’en saisissent comme méthode de dénonciation notamment dans les domaines de la redistribution et de l’exploitation des ressources humaines, naturelles et matérielles.
Les recherches, les travaux et les approches radicales des nigérianes Otobong Nkanga (série de photos tirées d’une performance) et Ndidi Dike (installations multimédia), posent la question latente et actuelle des enjeux sociaux, géopolitiques et environnementaux qu’il nous faudrait désormais aborder sous le prisme de l’héritage esclavagiste et de la mémoire coloniale. Ce sont ces mêmes enjeux que l’on retrouve dans le travail de Bouchra Khalili, qui à travers sa série de vidéo The Speeches Series, donne la parole à ceux que l’on pointe du doigt, ceux que l’on met à part, rendant ainsi audible leur voix, visible leur histoire. Chez la photographe Gosette Lubondo, c’est le devoir de mémoire qui permet une critique libre d’un pan de l’histoire coloniale de son pays le Congo. A travers la série Imaginery Trip II, spectacle muet de la décrépitude des traces du passé, l’artiste parvient à nous faire entrevoir la résurrection d’une mémoire universelle possible.
Enfin, le troisième et dernier chapitre du parcours, Fabulations, fictions et autres imaginaires, lève le voile sur un futur créatif, décomplexé, fort d’une mémoire assumée et célébrée. Un dialogue infini se noue entre l’art, les sciences, les nouvelles technologies et une forme de militantisme social, terreau fertile à l’écriture de récits novateurs et subversifs.
Ces nouveaux langages qu’inventent la franco-camerounaise Josèfa Ntjam – qui crée des récits futuristes dans chacune de ses installations, performances, photomontages ou créations plastiques, la ghanéenne Na Chainkua Reindorf – à travers des œuvres sculpturales incorporant des matières organiques, des fils, des perles, le tout tissé, filé, cousu dans un savant mélange d’ histoire(s) et de techniques ouest-africaines, ou encore la sénégalaise Selly Raby Kane – imaginant une capitale africaine fantasmée dans un film en réalité virtuelle, entrent en écho parfait avec l’œuvre de Wangechi Mutu et sa peinture fantastique invitant chaque regardeur à décoder le monde à l’aide d’une nouvelle grammaire visuelle. C’est ainsi tout une mythologie peuplée de créatures aux attributs encore féminins, que crée l’artiste kényane. Une mythologie transgressive dans laquelle le corps féminin est la matrice porteuse des marques du langage et des multitudes de nuances de cultures du monde.