“Erwin Wurm” Photographs, à la Maison Européenne de la Photographie, Paris, du 17 juin à fin septembre 2020 (prolongée jusqu’au 25 octobre 2020)
“Erwin Wurm” Photographs
à la Maison Européenne de la Photographie, Paris
du 17 juin à fin septembre 2020 (prolongée jusqu’au 25 octobre 2020)
Maison Européenne de la photographie
© Anne-Frédérique Fer, visite de l’exposition avec Laurie Hurwitz (co-commissaire de l’exposition), le 16 juin 2020.
texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.
Il y a dans les tirages photographiques d’Erwin Wurm une étrange désinvolture. Le papier jaunit par endroits, est froissé, tâché. D’autres clichés, petits rectangles brillants, nous rappellent les enveloppes pleines clichés de gâteaux d’anniversaires et de bords de mer que nous allions chercher jadis chez Photo Express au coin de la rue. Cette banalité du produit de la photographie interpelle. L’image est abandonnée à la mortalité de son support physique, à sa dégradation hasardeuse; elle ne tente pas de fixer le temps et de le figer pour toujours, Wurm choisit de s’y laisser emporter, la photographie lui sert à exposer son travail: celui d’un sculpteur de l’instant.
Un batteur électrique, un sèche cheveux flottent dans l’air au centre d’une pièce. L’artiste assis sur une chaise interrompt la lecture d’un livre pour s’interroger brièvement sur cette apparition. L’ordinaire est ainsi le matériau d’une œuvre plastique. Un oreiller pris en photo tous les matins au réveil sur son coin de matelas devient une sculpture, une forme froissée, souple et vivante comme la pâte d’un pain en train de lever. Vingt-cinq photos de cet oreiller le multiplient en vingt-cinq oreillers, vingt-cinq statues blanches comme des beautés grecques, des objets éphémères qui disparaissent avant de renaître chaque matin.
L’objet compte moins que le temps de son immobilité, comme ses sculptures de l’absence que sont les traces laissées dans la poussière par des choses qui ont été posés là et ont disparu. La mémoire de ce qui a été là puis n’y est plus est photographiée pour être la mémoire de la mémoire. C’est compliqué, mais tout sera finalement oublié, il restera le halo rectangulaire laissé sur un bureau ou une chaise, une forme ennuyeuse mais un sentiment universel que tout le monde comprend immédiatement. La mémoire des murs blancs d’une pièce vide et anonyme n’est plus une mémoire, c’est tout au plus un fantôme. Il y a juste le geste de la photographie, le temps où le photographe a été là, a regardé, ressenti l’espace, a posé son appareil, pris les photos et est parti. Toutes ces actions précises et réfléchies créent un espace, une sculpture inversée, une statue faite de vide, le gouffre sans fond de l’absence.
Qu’est-ce qui est donc saisi dans ces équilibres absurdes d’une minute? Ces personnages tenant des oranges, des bananes, des mangues dans des apesanteurs ridicules? Un banquier, un prêtre, une bonne sœur, un directeur de musée se glissent dans les fenêtres, s’appuient la tête contre les murs comme pour l’y faire entrer, les doigts dans un petit pain. L’humour est grinçant, se rapproche cruellement du sado-maso: la pose devient inconfortable, la contorsion contraignante, douloureuse, dangereuse, on n’est plus très loin de l’accident, de la blessure. La minute est une vraie minute de vie, une minute d’amusement et de peine, une minute d’ennui, dérisoire et intense. Une chaise, une table, un seau vide sont des instruments de torture. À force de combattre le corps, l’objet l’emporte et emmène l’homme avec lui, fait de sa chair mutilée de la matière vaincue qu’il ne reste plus qu’à remodeler librement.
Ainsi de superbes mannequins disparaissent dans les manches de vêtements colorés. Les sous-vêtements sexy ne sculptent plus de belles formes érotiques mais éradiquent les corps. L’appareil d’Erwin Wurm témoigne d’une forme post-organique, post-humaine. L’homme sans forme est une saucisse dans une peau de coton et de polyamide lavable à 40°. Et l’artiste bravant les convenances joue avec sa nourriture, modèle des cactus, des pierres et des cocons, des choses minérales rouges et vertes, de la poterie et des architectures.
Là où il semble n’y avoir rien, il y a un monde à ramasser: un feutre à poser en équilibre sur une chaussure, une chaise à se mettre dans la bouche, un bonbon à tenir contre un mur avec sa langue. Les choses si banales qu’elles sont là sans être là sont mises en scène dans des numéros d’équilibriste d’un cirque glacial. Il n’y a pas de poésie du quotidien: au contraire, la poésie s’efface devant l’interrogation du réel, devant la menace de chute, la force gravitationnelle qui ressemble à une punition. Les “one minute sculptures” sont autant de performances qui se succèdent, des minutes devenant des heures, des vies entières ou bien la même stupide minute qui se répète encore et encore comme un enfer. Erwin Wurm s’échappe toujours au moment où on va le saisir, le comprendre, l’expliquer. Il laisse derrière lui une petite photo énigmatique, une photo drôle ou provocante, une photo imbécile ou surréaliste, un foutage de gueule ou un chef d’œuvre. C’est très bien comme ça.
Sylvain Silleran
extrait du communiqué de presse :
Commissaires d’exposition : Simon Baker, Laurie Hurwitz
À partir du 4 mars 2020 (fermeture crise sanitaire du 15 mars au 16 juin 2020), la Maison Européenne de la Photographie vous invite à découvrir sous un nouvel angle le travail d’Erwin Wurm, artiste de renommée internationale, dans le cadre de la première rétrospective consacrée à son approche photographique.
L’artiste autrichien est célèbre pour son oeuvre conceptuelle mêlant sculpture, performances, vidéo, dessin et photographie, à travers laquelle il associe espièglerie et sens profond de l’absurde. Son travail interroge souvent avec humour et cynisme notre relation au corps, plaçant fréquemment le spectateur dans une relation paradoxale avec les objets. S’il est essentiellement connu pour ses sculptures, la photographie en tant que médium a toujours joué un rôle primordial dans son travail, à la fois pour illustrer et archiver ses œuvres et performances éphémères, mais également en tant que médium à part entière.
Réunissant quelque 200 tirages réalisés depuis les années 1980 sur les deux principaux étages de la MEP, cette exposition majeure – la première du genre organisée à Paris depuis plus de 15 années – présentera planches contact originales, tirages et études provenant des archives personnelles de l’artiste, qui n’ont pour la plupart encore jamais été présentées au public. Parmi les oeuvres exposées, des travaux inédits réalisés spécialement pour cette exposition à partir de ses photos d’archives. Cette exposition dévoile le rôle unique joué par le médium photo dans l’oeuvre d’Erwin Wurm, explorant son processus de création et sa manière d’envisager la photographie comme une forme d’expression “sculpturale”. L’artiste désigne d’ailleurs ces oeuvres sous le nom de “sculptures photographiques”.
Dès ses premiers travaux photographiques, Erwin Wurm a cherché à réinterpréter la définition traditionnelle de la sculpture en tant qu’objet tridimensionnel placé souvent sur un piédestal. Il s’intéresse aux idées de volume, de poids, de structure, de gravité, de forme et de masse, et ce dès The Arrival of the Portuguese in South America, série expérimentale datant du milieu des années 1980, à voir au début de l’exposition. Cette réflexion se poursuit avec ses statues de poussière éphémères des années 1990, consistant à placer un objet sur une surface, à le saupoudrer de poussière puis à le soustraire aux regards, n’en laissant qu’une empreinte résiduelle amenée à disparaître.
Pour Erwin Wurm, le corps humain, avec sa capacité à remplir un pull, à occuper l’espace, à prendre ou perdre du poids, est une sculpture à part entière. La première partie de l’exposition présente également la vidéo et les photographies du projet Fabio Gets Dressed (1992), pour lequel l’artiste a demandé à un ami d’enfiler tous ses vêtements les sur les autres, le transformant ainsi en une sculpture humaine boursouflée. Dans 59 Positions, la même année, l’artiste et quelques uns de ses amis, prennent 59 poses incongrues où le vêtement distendu et l’homme se confondent. On retrouve aussi cette idée de sculpture humaine dans Palmers (1997), série photo conçue comme une campagne de pub pour une marque de lingerie autrichienne, ainsi que dans la série encore inédite Gestures.
Au coeur de l’exposition, présentées au 3e étage de la MEP, les mythiques One Minute Sculptures, qu’Erwin Wurm a initiées dans les années 1990. Pour ces oeuvres, qui allient sculpture éphémère, performance et esthétique relationnelle, l’artiste donne des consignes écrites ou dessinées à des participants (ou à lui-même) afin qu’ils prennent des poses absurdes accompagnés d’objets du quotidien tels que des seaux, des balles de tennis, de fruits ou des vêtements. L’espace de 60 secondes – le temps de la pose – l’absurdité de la situation laisse place à des préoccupations existentielles plus vastes.
Toute la série des One Minutes Sculptures sera exposée, accompagnée de nombreuses études photo et de nouveaux travaux expérimentaux, ainsi que de pièces interactives invitant les visiteurs à devenir des sculptures vivantes en suivant les instructions de l’artiste. Également présentées, des photos de la série Adelphi (1999), montrent l’artiste se livrant à ses propres One Minute Sculptures seul, dans une chambre d’hôtel de Liverpool, mais également des performances en intérieur et en extérieur à Appenzell (1998), Cahors (1999), Taipei (2000) ou Venise (2001), ainsi que la série de 2005 Design Objects and Items où il utilise ces idées pour continuer à déconstruire la notion de sculpture, utilisant le même procédé d’instructions pour dénaturer des pièces de mobilier du 20e sciècle ou baroque, ainsi que des oeuvres d’art contemporaines.
D’autres séries, également créées à partir d’un cahier des charges, viennent accentuer l’aspect socio-critique du travail d’Erwin Wurm. Dans Instructions for Idleness (2001), l’artiste suggère de “Passer la journée en pyjama”, de “S’exprimer exclusivement en baillant” ou de “Fantasmer sur le nihilisme”. Dans How to Be Politically Incorrect, (2002-2003) il se joue des conventions sociales, nous invitant par exemple à “cracher dans la soupe de quelqu’un”. De Profundis, projet de 2012 alliant photographie et peinture à travers des portraits de nus de ses collègues masculins inspirés des poses des tableaux gothiques ou pré-renaissance, sera présenté aux côtés de ses Noodle Sculptures (2016), une performance-sculpture réalisée à l’aide de nouilles, ainsi que des polaroids grand format dans la dernière partie de l’exposition.
Trois sculptures seront également présentées dans la cour de la MEP.