“Cristina Barroso” La Rivière Intérieure, à la Maison de l’Amérique Latine, du 30 janvier au 29 mars 2025
“Cristina Barroso” La Rivière Intérieure
à la Maison de l’Amérique Latine, Paris
du 30 janvier au 29 mars 2025
Texte Sylvain Silleran

Cristina Barroso, Maps Everywhere II, 25×15,5cm. © Cristina Barroso.

Cristina Barroso, Maps Everywhere I, 25×15,5cm. © Cristina Barroso.

Cristina Barroso, détail de la série Nativos. Photo : Suzanne Nagy.

Cristina Barroso, détail de la série Nativos. Photo : Suzanne Nagy.
Cristina Barroso – la rivière intérieure
Maison de l’Amérique latine à Paris
Une grande carte du Brésil a été découpée en petits rectangles, chacun placé dans une pochettes plastique d’écolier. Elle est réassemblée sur le mur, feuille après feuille, des photocopies sur papiers colorés rappelant l’école et ses leçons. Qu’y apprend-on donc sur les bancs de l’école? Les fleuves, les forêts, le littoral, bref, l’ennui d’un monde désincarné, cartographié. Cristina Barroso utilise ce moyen minimaliste, on ne peut faire plus bon marché, pour nous parler d’un monde intérieur, un monde spirituel connecté au cosmos.
Sur les courbes des rivières, les routes, les noms des villages, les taches que forment bois et forêts, marais et flancs de montagnes, il y a des petits dessins, des oiseaux, des petits rongeurs, une toile d’araignée, une silhouette humaine, la trace d’une feuille d’arbre. Des petits dessins naïfs venus tatouer la cartographie, la rendant peau, donc vivante, un pays comme un corps, renfermant des organes. Apparaissent les peuples indigènes, leurs visages tirés de dessins naturalistes, de gravures, une mémoire bien rangée dans les pages des livres. Le corps des peuples originels se superpose au corps de la terre qu’ils habitèrent. L’empreinte de leurs doigts rejoint celle des cercles concentriques de la souche d’un arbre abattu, l’empreinte d’une feuille conservée dans un herbier.
Le mur d’en face se couvre jusqu’au plafond de pages de calendrier, il s’agit d’un calendrier très populaire au Brésil, distribué dans les églises. Les jours se succèdent, petits rectangles de papier fin couverts de petits dessins à l’huile noire comme du goudron. Des milliers de jours, des années, des milliers de symboles, tous partent d’un cercle comme une graine, une cellule originelle, un astre. On y voit des visages stylisés, des plantes, des fruits, des graines, des pictogrammes. On y plonge dans une vie organique jusqu’au plus profond des cellules, jusqu’au plus lointain dans le cosmos. Ce langage primitif résonne comme une incroyable bande dessinée ancestrale, un récit fondateur venu de la nuit des temps, du fond de la forêt amazonienne. De la terre odorante, la vie émerge et se propulse vers les étoiles.
Dans d’autres pochettes, un collage graphique de grands caractères d’imprimerie, parfois quelques traits et flèches se superposent aux visages, ici un microprocesseur, là deux yeux qui nous observent à travers la coupe d’un arbre. Ces images noir et blanc photocopiées ont été transférées sur des feuilles A4 de papier coloré. C’est très simple: jaune, vert, rouge, un Arte povera de graphiste en temps de guerre. À l’ancienne, des ciseaux et une photocopieuse. Brut et efficace, il faut aller à l’essentiel. Sur le visage d’un indigène, un sac brodé d’un mignon éléphant, objet transparent, comme vu aux rayons X dans un aéroport. Deux mondes qui se téléscopent. Et toujours le cercle, la coupe d’arbre et sa mémoire assassinée. Cristina Barroso puise dans le mouvement anthropophagique du Brésil des années 20, dont Tarsila do Amaral exposée en ce moment au musée du Luxembourg, pour entamer un dialogue avec l’Europe, autre mère originelle du Brésil.
Ses couleurs vives, les formes simples rappellent les papiers découpés de Matisse. Des vases, des pots, ici un visage, là une abstraction tachetée, des croix, forment un vocabulaire autant enraciné dans les cultures indigènes que dans le graphisme brésilien des années 60. C’est épais, organique, une matière un peu lourde, gorgée de couleur comme d’une sève.
Comment se connecter au monde quand on vient du Brésil, terre si lointaine de tout, de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique? Alors Cristina Barroso décide de rapprocher le monde du Brésil. Elle a récupéré une de ces énormes cartes scolaires que le professeur accrochait au tableau à l’aide de deux œillets métalliques. Cette carte de l’Amérique du Sud découpée façon puzzle est recomposée. Déconstruite, reconstruite dirait-on. De l’Amérique du Sud il ne reste plus qu’un littoral en délimitant la forme. Au milieu le continent est englouti sous une immense étendue d’eau, les océans et tous les continents s’y rejoignent. Rio de Janeiro se retrouve donc à quelques kilomètres à l’est de Paris et de la Grande Bretagne, Houston, Texas n’est qu’à quelques heures de route de Madrid, Tel Aviv est à l’embouchure du Rio de la Plata… Parfait pour le bilan carbone.
On retournerait bien à l’école avec de telles cartes, de telles images. On se laisserait rêver au gré des rivières intérieures, on voguerait sur les flots d’une mémoire sentant l’humus. On caresserait les racines des grands arbres et on leur demanderait de nous raconter les peuples qui vivaient à leurs pieds.
Silvain Silleran

Cristina Barroso, détail de la série Nativos. Photo : Suzanne Nagy.

Cristina Barroso, détail de la série Nativos. Photo : Suzanne Nagy.
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat : Léo Marin
En ouverture de l’année 2025, qui fait la part belle aux relations bilatérales France-Brésil au travers d’une saison culturelle dédiée*, la Maison de l’Amérique a le plaisir de présenter l’exposition de l’artiste brésilienne Cristina Barroso (née en 1958 à Sao Paulo), à découvrir jusqu’au 29 mars 2025.
Si la carrière internationale de Cristina Barroso, qui vit et travaille entre São Paulo (Brésil) et Stuttgart (Allemagne), n’est plus à faire, c’est pourtant la première fois que lui est dédiée une exposition personnelle en France. Sous l’intitulé de La Rivière intérieure (O Rio Interior) l’ensemble réunit des oeuvres qui ne font pas seulement référence au grand fleuve amazonien du Brésil natal de l’artiste, mais augure une histoire plus intime : une trajectoire intérieure. Au travers de sa sélection, le commissaire de l’exposition, Léo Marin, souhaite inviter le visiteur à saisir les caractéristiques de force de l’oeuvre de Cristina Barroso, fruits de sa construction personnelle, entre deux pays et deux cultures. Sa pratique artistique n’a en effet eu de cesse de déjouer les conventions géographiques établies, générant une marque de fabrique aussi forte qu’identifiable.
Léo Marin précise : « On connait Cristina Barroso principalement pour ses oeuvres cartographiques. D’anciennes grandes cartes scolaires où la peinture, la découpe et les collages viennent redessiner les contours d’un monde tel que le vit l’artiste. Souvent plus vaste, plus morcelé ou plus éloigné qu’il ne semble être. Pourtant, « La Rivière Intérieure » est une narration toute autre. C’est l’histoire d’un temps qui s’écoule en comptant les jours, une suite de symboles rituels consignés dans un agenda jauni par le temps. Un temps rythmé par les allers-retours en Europe et en terre brésilienne.
Son oeuvre est aussi un travail de mémoire. Une écriture du souvenir dans la peinture. Un souvenir qui évolue et qui se dissout dans des entrelacs de culture native et d’apprentissages coloniaux.
Avec des références et des citations directes au mouvement anthropophagique, ce courant artistique issu du modernisme brésilien des années 1920, Cristina Barroso continue de nourrir son travail par l’ingestion de cultures étrangères. En découpant et réassemblant les codes de l’Occident avec des images et des narrations aux échos originels. »
*À partir du 30 avril 2025, jusqu’à début octobre 2025, la Maison de l’Amérique latine prolongera son axe brésilien par une importante exposition imaginée autour du peintre Jean-Baptiste Debret (1768-1848), sous le commissariat de Jacques Leenhardt et Gabriela Longman : « Revoir Debret : relectures contemporaines et décolonisation de l’imaginaire au XXIeme siècle. »