“Retour d’Asie” Henri Cernuschi, un collectionneur au temps du japonisme, au musée Cernuschi, du 6 octobre 2023 au 4 février 2024
“Retour d’Asie” Henri Cernuschi,
un collectionneur au temps du japonisme
au musée Cernuschi, Paris
du 6 octobre 2023 au 4 février 2024
Texte Sylvain Silleran
Recueil des traditions de jadis et de naguère (Kokon chomon ju). Époque Edo (1603-1868), fin du XVIIe siècle, Japon. Encre, couleurs et or sur papier. H.22,5 cm ; L.16 cm. M.C. 4738. Legs Henri Cernuschi, 1896. © Paris Musées / Musée Cernuschi.
Émile Reiber (1826-1893), page du Premier volume des albums-Reiber, bibliothèque portative des arts du dessin, 1877. © Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Page d’album de surimono (détail). Époque Edo (1603-1868), Japon. Encre et couleurs sur papier. H.36,4 cm ; L.31,6 cm ; P.13,5 cm (album). M.C. 4765. Legs Henri Cernuschi, 1896. © Paris Musées / Musée Cernuschi.
Avant de raconter l’histoire d’un fabuleux collectionneur, racontons d’abord l’histoire d’un voyageur, celle d’Henri Cernuschi parti en 1871 avec Théodore Duret pour un voyage de 16 mois à la découverte de l’Asie. De son périple qui n’a rien à envier au Tour du monde en 80 jours de Jules Verne il rapportera une collection d’art asiatique qui fera sensation et influencera les artistes de son temps.
A côté d’un sanctuaire miniature de bois laqué au dessin de fleurs de lotus, un grand Bodhisattva Kannon de bronze doré irradie toute la pièce de sa bienveillance. Moins sympathique, Fudō Myōō, divinité plutôt courroucée, projette au mur son ombre, une silhouette de flammes dansantes comme un dragon. Dans cet art japonais, tout est dessin, tout est style. On retrouve dans les illustrations du manuscrit du XVIIeme siècle Shigu0re monogatari (histoire de l’averse automnale) des drapés de kimonos se terminant dans un pliage abstrait, des motifs de tissus à la mode. Ce récit illustré d’amours impossibles entre un général et une jeune orpheline rejoint l’imagerie religieuse dans la culture populaire du Japon où nombre de temples sont dédiés à des amants malchanceux.
Ces artisans japonais de l’ère Edo excellent dans le dessin d’animaux. Henri Cernuschi ramène tout un bestiaire aux formes élancées, à l’élégance noble. Des grès de Bizen présentent un lion équilibriste à la crinière et à la queue de flammes, un bœuf débonnaire paresseusement couché ou un rapace juché sur un rocher, contemplant l’existence d’un œil sévère. Un brûle-parfum en forme de cerf tient une branche de pêcher, symbole de longévité. Le cerf n’est pas seulement animal gracieux mais est sacré, descendant des dieux, comme ceux de Nara. Ce divin qui habite la nature devient sensible dans les formes de ces animaux. Participe-t-il à l’influence qu’aura cet art auprès des artistes français ?
Car la collection que rapporte Henri Cernuschi a un grand impact dès qu’elle est exposée. Les artistes réservent leurs visites pour pouvoir dessiner à loisir ces merveilles. Des croquis de Jules Bourgoin sur les pages d’un petit carnet montrent la fascination pour les formes de vases, un motif floral, quelque élément de frise. Théodore Deck copie des vases chinois et japonais, y apportant sa maitrise de la faïence bleue. Emile Reiber copie une théière-lapin et un vase en forme de deux carpes pour Christofle.
Il y a dans cette culture lointaine des trésors d’inspiration et d’enseignement. Les bronzes épurés de François Pompon dialoguent avec leurs prédécesseurs japonais. Un hibou, une aigrette un peu maussade perchée sur une patte regardent leurs lointains rejetons français : un grand duc, une poule d’eau. Son cerf aux lignes aérodynamiques trône au milieu, trait d’union entre l’ère Edo et un futur qui s’annonce rapide comme un bolide.
Dans un album d’estampes surimono on peut voir le portrait d’un célèbre acteur de kabuki. Le fameux Sansonnets sur le soleil couchant de Totoya Hokkei est reproduit dans toute sa modernité graphique, sa sensibilité poétique dans le livre L’Art japonais de Louis Gonse. Il y a quelque chose de poétique dans cette proximité avec la nature, dans deux écureuils qui grimpent sur des chandeliers. Que dire d’un vase qui tient en apesanteur sur l’écume des vagues, une dentelle de bronze presque immatérielle ?
Du plus petit netsuke au plus imposant vase, il y a, au-delà de la prodigieuse maitrise du geste, un art habité, enraciné dans un monde aussi spirituel qu’ironique. Le sourire grimaçant d’un masseur aveugle et celui satisfait de son client sculptés sur un tout petit morceau de bois disent tout de l’humanité. Ce n’est qu’un petit bouton pour porter quelque chose à sa ceinture et pourtant il s’y joue une pièce de théâtre.
Musée chinois et japonais de M. Cernuschi, 1880. © Paris Musées / Musée Cernuschi.
Léon Bonnat (1833-1922), Portrait d’Henri Cernuschi, 1890. Huile sur toile. H.65,5 cm ; L.55 cm. M.C. 6407. Don de Sir Martin Conway et Lady Conway, 1919. © Paris Musées / Musée Cernuschi.
Fudo Miyoo (Acala). Entre 1750 et 1868, Japon. Bronze. H.78,5 cm. M.C. 1663. Legs Henri Cernuschi, 1896. © Paris Musées / Musée Cernuschi.
Extrait du communiqué de presse :
Parcours de l’exposition
Première partie : Le voyage en Asie
L’année même où Jules Verne publie Le Tour du monde en 80 jours, Henri Cernuschi découvre l’Asie, véritable but d’un voyage autour du monde entrepris en compagnie de Théodore Duret (1838-1927), critique d’art, compagnon de route des impressionnistes, journaliste et écrivain français. Après avoir traversé le continent américain et l’océan Pacifique, Henri Cernuschi aborde le Japon, avant de gagner la Chine, puis l’Indonésie, Ceylan et l’Inde. Le collectionneur est marqué par la richesse artistique des pays qu’il visite. Tout au long de son séjour en Asie d’octobre 1871 à décembre 1872, Henri Cernuschi acquiert plusieurs milliers d’objets sur les marchés de l’art japonais et chinois, en particulier des bronzes, dont il est le premier à comprendre la valeur ; mais également des céramiques, des estampes, des livres illustrés, des peintures, des photographies et des objets en bois laqué et sculpté. Ce voyage est à l’origine d’une des plus importantes collections d’art asiatique en Europe. Il est illustré dans la première section du parcours de l’exposition par la présentation d’une sélection de chefs-d’oeuvre japonais et chinois du fonds Cernuschi.
Deuxième partie : Le retour à Paris
De retour à Paris, Henri Cernuschi expose immédiatement ses trésors au public. Un très grand nombre d’objets de sa collection sont présentés à l’occasion de manifestations publiques telles l’exposition de 1873 au palais de l’Industrie, l’exposition rétrospective du métal en 1880 et l’exposition rétrospective de l’art japonais en 1883. Ses oeuvres chinoises et japonaises sont bientôt perçues par les artistes et les artisans de l’époque comme Gustave Moreau (1826-1898) ou Émile Reiber (1826-1893), directeur des ateliers de dessin de la maison Christofle, comme d’extraordinaires sources d’inspiration. Le répertoire des formes et des motifs, l’innovation technique des pièces de la collection Cernuschi, deviennent des modèles pour toute une génération de créateurs. Cette influence considérable se prolongera jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, comme l’atteste la production du sculpteur animalier François Pompon (1855-1933).
Troisième partie : La collection et le futur musée Cernuschi
Fidèle à ses intuitions visionnaires, Henri Cernuschi fait ériger en 1875 un hôtel particulier pensé dès l’origine comme un espace muséal, dans un quartier récemment aménagé à proximité du parc Monceau. Vivant entouré de ses collections et accueillant les artistes et les amateurs d’art asiatique, Cernuschi fait de sa « maison musée » l’un des hauts lieux du japonisme jusqu’à sa mort en 1896. Il lègue son hôtel particulier et ses collections à la Ville de Paris, pour devenir le musée des arts de l’Asie de la Ville de Paris, qui ouvrira au public en 1898.
Commissaires :
Eric Lefebvre, directeur du musée Cernuschi
Manuela Moscatiello, responsable des collections japonaises du musée Cernuschi
L’exposition Retour d’Asie, présentée du 6 octobre 2023 au 4 février 2024, convie les visiteurs à suivre les pas d’Henri Cernuschi, depuis son voyage en Extrême-Orient jusqu’à son retour à Paris où il crée l’un des tout premiers musées d’art asiatique.
Cette exposition proposée à l’occasion de la célébration du 150ème anniversaire du retour d’Asie d’Henri Cernuschi invite à découvrir, ou redécouvrir, l’itinéraire du voyageur et collectionneur dont la contribution novatrice a permis de faire éclater en Europe la révolution du goût connue sous le nom de japonisme.
Ses découvertes et nombreuses acquisitions réalisées tout au long de son parcours depuis le Japon, la Chine, puis l’Indonésie, Ceylan et l’Inde l’inciteront à constituer l’une des plus importantes collections européennes d’art asiatique de son temps et à fonder le musée qui porte son nom, dont le rayonnement se prolonge jusqu’à aujourd’hui.
De 1871 à 1873, ce sont près de 5000 oeuvres d’art – bronzes, céramiques, peintures, estampes, objets en bois laqué et sculpté, photographies ou livres illustrés – qui voguent sur les océans jusqu’à Paris.
Les objets d’art chinois et japonais qu’il a rassemblés exercent immédiatement une fascination considérable sur les artistes et artisans de l’époque, et deviennent des modèles pour toute une génération de créateurs en Europe. Parallèlement, Cernuschi achève son oeuvre en créant pour sa collection un écrin unique. Son musée, pensé comme un temple des arts asiatiques, devient un des hauts lieux du japonisme parisien…
Nouveauté à l’occasion de cet anniversaire, les collections permanentes du musée dévoilent dès cet été des dragons sculptés japonais restaurés qui n’ont pas été exposés dans leur intégralité depuis 1930.
Henri Cernuschi (1821-1896), Collectionneur visionnaire
Le musée des arts de l’Asie de la Ville de Paris est né de la volonté d’un personnage hors du commun, Henri Cernuschi (1821-1896). Familier de Léon Gambetta, d’Émile Zola aussi bien que de Sarah Bernhardt ou d’Edmond de Goncourt, Cernuschi est une figure marquante du Paris intellectuel et artistique de la fin du XIXe siècle. Exilé en France pour des raisons politiques, l’homme d’origine italienne aux engagements républicains est aussi un économiste et financier célèbre pour ses théories monétaires. Aujourd’hui, Henri Cernuschi est principalement connu à travers le prisme des arts asiatiques.