đ âLa collection : revoir Picassoâ au MusĂ©e national Picasso, Ă partir du 12 mars 2024
âLa collection : revoir Picassoâ
Nouvel accrochage de la collection
au Musée national Picasso, Paris
Ă partir du 12 mars 2024
PODCAST –Â Interview de CĂ©cile Godefroy, Responsable du Centre dâEtudes Picasso, et co-commissaire de lâexposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 11 mars 2024, durĂ©e 19â01,
© FranceFineArt.
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat :
Cécile Debray, Présidente du Musée national Picasso-Paris
Sébastien Delot, Directeur de la conservation et des collections, Musée national Picasso-Paris
CĂ©cile Godefroy, Responsable du Centre dâEtudes Picasso
Virginie Perdrisot, Conservatrice du patrimoine, Musée national Picasso-Paris
Johan Popelard, Conservateur du patrimoine, Musée national Picasso-Paris
Joanne Snrech, Conservatrice du patrimoine, Musée national Picasso-Paris
Le MusĂ©e national Picasso-Paris retrouve sa collection dĂ©ployĂ©e sur trois Ă©tages, Ă partir du 12 mars prochain ; aprĂšs une annĂ©e de cĂ©lĂ©bration et la magistrale exposition consacrĂ©e Ă lâartiste Sophie Calle. Dix ans aprĂšs la rĂ©ouverture du musĂ©e, la collection sâinstalle de maniĂšre pĂ©renne dans lâĂ©crin de lâHĂŽtel SalĂ©.
Fruit dâune histoire hors du commun, la constitution de la collection du MusĂ©e national Picasso-Paris a Ă©tĂ© rendue possible grĂące au dispositif de la dation â aujourdâhui câest la plus importante collection publique dâoeuvres de Picasso, les « Picasso de Picasso ». Issue des ateliers de lâartiste, cette collection nous permet de mieux saisir les explorations esthĂ©tiques de ce Picasso tour Ă tour : dĂ©concertant, pluriel, contradictoire, rĂ©flexif, gestuel et conceptuel, esthĂšte et engagĂ©, bricoleur et poĂšte. Est-il symboliste, cubiste, classique, surrĂ©aliste ou tout simplement figuratif et politique ?
Pablo Picasso, Verre, bouteille de vin, paquet de tabac, journal (mars 1914). © Succession Picasso 2024. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau.
Pablo Picasso, Portrait de Marie-ThérÚse (6 janvier 1937). © Succession Picasso 2024. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean.
Pablo Picasso, Maternité (30 août 1971). © Succession Picasso 2024. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean
Pablo Picasso, Le Peintre et son modÚle (été 1914). © Succession Picasso 2024. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau.
Lieu ouvert et vivant, le musĂ©e se saisit des questions de sociĂ©tĂ© pour interroger Ă travers la traversĂ©e de son oeuvre, celle de sa rĂ©ception, câest-Ă -dire celle du peintre le plus renommĂ©, le plus regardĂ©, mais Ă©galement le plus discutĂ©. Câest Ă©galement lâoccasion de consacrer des expositions dossiers ou des contrepoints, au coeur des collections. Le premier de cette sĂ©rie rend hommage Ă lâartiste Françoise Gilot, rĂ©cemment disparue. Au-delĂ de son cĂ©lĂšbre ouvrage intitulĂ© Vivre avec Picasso, publiĂ© en 1965 â le parcours de lâartiste est Ă©voquĂ© depuis sa proximitĂ© avec le groupe des RĂ©alitĂ©s nouvelles aux grandes compositions totĂ©miques des « peintures emblĂ©matiques » des annĂ©es 1980.
DĂ©veloppĂ©e sur 22 salles, cette nouvelle prĂ©sentation rassemble prĂšs de 400 oeuvres : peintures, sculptures, assemblages, cĂ©ramiques, dessins ou estampes, de toutes les pĂ©riodes qui permettent dâoffrir le tĂ©moignage de lâampleur de ses explorations.
Pour lâoccasion, un appareil critique a Ă©tĂ© conçu Ă partir dâune documentation abondante (provenant des archives exceptionnelles du musĂ©e) : revues, photographies, ouvrages, films, correspondances, ainsi que des textes de salles permettant de saisir le contexte culturel de la crĂ©ation de ces oeuvres.
La prĂ©sence dâoeuvres de sa collection, des tableaux dâHenri Matisse ou de Paul CĂ©zanne, des sculptures anonymes dâAfrique ou dâOcĂ©anie, rĂ©vĂšle le dialogue constant que celui-ci a entretenu avec dâautres crĂ©ateurs.
Lâoeuvre de Pablo Picasso enregistre soigneusement le monde qui lâentoure. Picasso dĂ©veloppe sa propre thĂ©orie de lâhistoire : il montre comment toute mĂ©moire est associĂ©e Ă des archives de donnĂ©es et dâimages. Conçu en Ă©troite complicitĂ© avec Joris Lipsch de lâagence scĂ©nographique Studio Matters, le parcours a Ă©tĂ© le fruit dâun commissariat collectif de la conservation. Il sâest construit de maniĂšre Ă favoriser dĂ©tours et redĂ©couvertes.
Pablo Picasso, Joueur de diaule assis (1956). © Succession Picasso 2024. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean.
Pablo Picasso, Homme à la cheminée (1916). © Succession Picasso 2024. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean.
Pablo Picasso, Femme au fauteuil rouge (27 janvier 1932). © Succession Picasso 2024. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau.
Le parcours
1. INTRODUCTION
Lâart est un mensonge qui nous permet dâapprocher la vĂ©ritĂ©. Pablo Picasso (Malaga 1881 – Mougins 1973)
La traversĂ©e de lâoeuvre de Pablo Picasso, câest aussi celle de la rĂ©ception du peintre le plus renommĂ©, le plus regardĂ©, le plus Ă©tudiĂ© mais aussi le plus discutĂ©. Abritant la plus riche collection publique dâoeuvres de lâartiste, le MusĂ©e national Picasso-Paris conserve une grande part de ces « Picasso de Picasso » quâil garda auprĂšs de lui sa vie durant. La collection reflĂšte ainsi la dimension expĂ©rimentale et lâextraordinaire diversitĂ© du travail de cet artiste qui incarne dans une large mesure lâart moderne du XXe siĂšcle. Inventeur du cubisme, acteur du surrĂ©alisme, peintre figuratif engagĂ©, Picasso nâa cessĂ© de se renouveler, inventant tout au long de sa vie de nouvelles maniĂšres de reprĂ©senter le rĂ©el. Peintures, sculptures, assemblages, cĂ©ramiques, dessins ou estampes de toutes les pĂ©riodes tĂ©moignent de lâampleur de ses explorations. La prĂ©sence de tableaux dâHenri Matisse ou de Paul CĂ©zanne, de sculptures dâartistes anonymes dâAfrique ou dâOcĂ©anie qui appartenaient Ă Picasso rĂ©vĂšle le dialogue constant que celui-ci a entretenu avec dâautres crĂ©ateurs. Les archives personnelles de lâartiste, donnĂ©es par les hĂ©ritiers en 1992 et riches de plus de deux cent mille piĂšces, apportent enfin Ă cette collection une Ă©paisseur documentaire et culturelle unique.
2. NOCTURNES
Ă Barcelone, dĂšs 1895, le jeune Pablo Picasso, Ă©tudiant des Beaux-Arts, frĂ©quente les thĂ©Ăątres et les cafĂ©s-concerts de lâEdĂ©n et du Paralelo dont il dĂ©peint lâatmosphĂšre vibrante et colorĂ©e. AprĂšs un premier sĂ©jour, Ă lâoccasion de lâExposition universelle de 1900, lâartiste sâinstalle Ă Paris en 1904. En compagnie dâautres expatriĂ©s catalans ou de ses amis poĂštes Max Jacob et Guillaume Apollinaire, il mĂšne lâexistence prĂ©caire de la vie de bohĂšme, loge et travaille dans un atelier Ă Montmartre, frĂ©quente les salles de spectacle de la place de Clichy, le cirque Medrano et le cabaret Au Lapin agile. Son oeuvre, Ă la suite dâautres artistes comme Henri de Toulouse-Lautrec ou Edgar Degas, se nourrit de ses observations du monde du spectacle et de la nuit, des rapports de classe et de genre qui sây donnent Ă voir exacerbĂ©s. CĂ©lĂ©britĂ©s et marginaux, chanteuses et acrobates peuplent ses peintures dites de la pĂ©riode « bleue » ou « rose », aux accents souvent plus sombres et tragiques que festifs.
3. LE TOURNANT RADICAL
Ă partir de 1906, fort de sa dĂ©couverte de la peinture de Paul CĂ©zanne et dâHenri Matisse, de sa rencontre avec la poĂšte Gertrude Stein, Pablo Picasso rĂ©interroge la tradition de lâart occidental. DĂšs lâĂ©tĂ© 1906, il expĂ©rimente un nouveau langage caractĂ©risĂ© par un traitement massif et simplifiĂ© des formes, une stylisation des traits du visage en masque et une franche rĂ©duction de la palette chromatique. Ce questionnement fondamental des moyens de la reprĂ©sentation prĂ©pare le travail autour du tableau Les Demoiselles dâAvignon (1907, Museum of Modern Art, New York), qui constituera un jalon fondateur dans la dĂ©finition du modernisme artistique occidental. Face au canon acadĂ©mique, lâart ibĂ©rique archaĂŻque, la sculpture mĂ©diĂ©vale catalane, puis les arts africains et ocĂ©aniens que Picasso dĂ©couvre dĂšs 1907 au musĂ©e dâethnographie du TrocadĂ©ro offrent autant de contre-modĂšles Ă partir desquels lâartiste construit un nouveau langage formel.
4. CUBISME
Avec lâinvention du cubisme, Pablo Picasso et le peintre Georges Braque transposent de maniĂšre littĂ©rale la formule de Paul CĂ©zanne, qui invitait Ă traiter « la nature par le cylindre, la sphĂšre, le cĂŽne, le tout mis en perspective ». La multiplication des lignes et des plans superposĂ©s brise les formes, les fait Ă©clater dans des harmonies de gris et de bistre. Motifs et fonds tendent Ă se confondre. Se perçoit-lĂ , dans ces expĂ©rimentations autour de la reprĂ©sentation sur une toile plane dâun volume dans lâespace, lâinfluence diffuse des travaux sur lâespace et le temps de mathĂ©maticiens comme Raymond PoincarĂ© ou Esprit Jouffret, dont les idĂ©es furent alors vulgarisĂ©es auprĂšs du cercle de Picasso par Maurice Princet. Cette logique de fragmentation de lâobjet qui, poussĂ©e trĂšs loin pendant lâannĂ©e 1911, menace la lisibilitĂ© du sujet, conduit Picasso et Braque Ă rĂ©insĂ©rer le rĂ©el par le signe et la citation, puis Ă inventer des procĂ©dĂ©s artistiques inĂ©dits qui ouvrent une voie nouvelle pour lâart du XXe siĂšcle : le collage, les papiers collĂ©s et lâassemblage.
5. LABORATOIRE
Avec le procĂ©dĂ© des papiers collĂ©s Ă lâautomne 1912, le cubisme de Georges Braque et de Pablo Picasso sâengage dans la conquĂȘte du volume. Les passages se multiplient entre la deuxiĂšme et la troisiĂšme dimension. Par le pliage, le collage devient relief. Dans ce laboratoire des formes quâest lâatelier, lâartiste bricoleur sâempare de tous les matĂ©riaux Ă sa disposition, bouts de carton, ficelles et cordes, papiers dâemballage, toile cirĂ©e, etc. Sâouvre alors un vaste « espace mental » que Picasso ne refermera jamais, oĂč par le jeu combinatoire de lâassemblage et lâinclusion de lâobjet concret dans le processus de crĂ©ation sâinvente une nouvelle « Ă©criture du rĂ©el », selon les mots du critique et galeriste Daniel-Henry Kahnweiler.
6. RĂALISME ET DĂCORS
Ă partir de 1917, en pleine guerre mondiale, Pablo Picasso, restĂ© Ă lâarriĂšre, pacifiste et ressortissant dâun pays demeurĂ© neutre, lâEspagne, collabore avec le monde de la scĂšne. SollicitĂ© par les Ballets russes de Serge de Diaghilev, pour lesquels il signera notamment le rideau de scĂšne, les dĂ©cors et les costumes de Parade (mai 1917) puis Le Tricorne (1919) et Pulcinella (1920), il voyage en Italie. Il rĂ©interroge alors les notions dâhĂ©ritage classique et dâhumanisme Ă travers un dessin Ă la ligne claire et les thĂšmes du nu et du portrait, quâil a commencĂ© Ă explorer dĂšs 1914, en parallĂšle de sa production cubiste. Le scandale qui entoure la premiĂšre de Parade, en mai 1917, confĂšre Ă lâĂ©vĂ©nement une dimension de manifeste esthĂ©tique, entre dĂ©construction dada et onirisme surrĂ©aliste. GrĂące aux ballets, Picasso prend part Ă des crĂ©ations collectives, mĂȘlant peinture, sculpture, musique, danse et poĂ©sie, et collabore avec les plus grands compositeurs de son temps, parmi lesquels Erik Satie, Manuel de Falla, Igor Stravinsky et Darius Milhaud.
7. BAIGNEURS / BAIGNEUSES
Le thĂšme classique et antique de la Baigneuse ou du Baigneur est repris par Pablo Picasso, mais aussi Henri Matisse ou AndrĂ© Derain, dans le sillage des grandes compositions tardives de Paul CĂ©zanne qui renouvellent le genre en 1907-1908. Dans les reprĂ©sentations de baignades ou de bords de mer, Picasso utilise une gamme Ă©tendue de stylisations et dâĂ©motions : classicisante et nostalgique dans les compositions au trait de lâĂ©tĂ© 1921 ou La FlĂ»te de Pan de 1923 ; surrĂ©alisante et inquiĂ©tante pour La Nageuse de 1929. Il offre une version modernisĂ©e et triviale du thĂšme Ă travers le motif de la plage, lieu dâexhibition des corps, espace de jeu et de dĂ©tente, qui se trouve alors souvent assorti dâune menace latente, comme le montrent les scĂšnes de noyade dans sa peinture. LiĂ©e Ă une vaste tradition, dont on trouve quelques exemples dans la collection personnelle de lâartiste â de Camille Corot et Jean-Auguste-Dominique Ingres Ă Auguste Renoir â, lâiconographie du bain, Ă laquelle se mĂȘle Ă©troitement le thĂšme de la danse, irrigue continĂ»ment lâoeuvre de Picasso.
8. MĂTAMORPHOSES
« La beautĂ© sera convulsive ou ne sera pas » : cette formule du surrĂ©aliste AndrĂ© Breton se lit dans plusieurs oeuvres de Pablo Picasso oĂč la dĂ©formation touche la figure humaine, nouvel assemblage de formes biomorphiques, Ă lâinstar des compositions dâAndrĂ© Masson, de Max Ernst ou des photographies de Dora Maar. Au grĂ© des mĂ©tamorphoses, les membres courbes se transforment en faisceau de lignes dans Figure : projet pour un monument Ă Guillaume Apollinaire (1928), « une profonde statue en rien, comme la poĂ©sie » (Le PoĂšte assassinĂ©, 1916). Le projet est traduit en sculpture grĂące aux conseils de son ami Julio GonzĂĄlez, qui lâinitie Ă la technique du fer soudĂ©. LâintĂ©rĂȘt de Picasso pour la psychanalyse et lâĂ©criture automatique au dĂ©but des annĂ©es 1930 se lit dans lâenchevĂȘtrement des lignes qui dessine des figures humaines imbriquĂ©es dans des aplats de couleur beige, grise ou noire, faisant parfois apparaĂźtre, dans une formalisation extrĂȘme, la figure inĂ©dite de lâartiste.
9. LâOEIL SAUVAGE
Ă la fin des annĂ©es 1920, Pablo Picasso pousse Ă un point jamais atteint auparavant dans son oeuvre la violence des couleurs, des formes et des matiĂšres. PlĂ©biscitĂ©e par les surrĂ©alistes, cette nouvelle inflexion se traduit dâabord par lâutilisation dâobjets de rebut : Louis Aragon Ă©voque de « vrais dĂ©chets de la vie humaine, quelque chose de pauvre, de sali, de mĂ©prisĂ© ». Lâartiste Ă©prouve un plaisir manifeste Ă violenter les rĂšgles acadĂ©miques. Loin de chercher Ă charmer ou Ă sĂ©duire, les oeuvres dĂ©ploient une forme dâagressivitĂ© envers le spectateur : lâune des Guitare de 1926 laisse ainsi apparaĂźtre des clous plantĂ©s au verso de la toile, dont les pointes sont dangereusement tournĂ©es vers lâoeil du public, Ă la maniĂšre de certaines sculptures dâAlberto Giacometti. Les crĂ©atures archaĂŻques et monumentales Ă lâapparence hostile qui surgissent dans la peinture et la sculpture de cette pĂ©riode tĂ©moignent Ă©galement de cette exploration des territoires de lâinconscient.
10. PICASSO POĂTE
La poĂ©sie tient une place importante dans la vie et la dĂ©marche crĂ©atrice de Pablo Picasso. FascinĂ© par la figure du poĂšte, il noue des amitiĂ©s fondatrices avec Max Jacob, Gertrude Stein, Guillaume Apollinaire, AndrĂ© Salmon, Jean Cocteau, Michel Leiris, Pierre Reverdy⊠De 1935 aux annĂ©es 1950, il Ă©crit environ trois cent quarante poĂšmes, qui se ramifient en de multiples Ă©tats et variantes, traversĂ©s par quelques motifs obsĂ©dants : lâamour, lâĂ©rotisme, la tauromachie, la nourriture, la crucifixion, le sacrifice, dâailleurs souvent Ă©troitement imbriquĂ©s les uns dans les autres. Dans les carnets, sur des bouts de papier ou, le plus souvent, sur de belles feuilles de papier Ă dessin, les manuscrits laissent transparaĂźtre le geste du dessinateur. Tour Ă tour rugueux, acĂ©rĂ©s ou luxuriants, les textes, parfois accompagnĂ©s de dessins, dĂ©ploient une grande variĂ©tĂ© calligraphique. DĂšs 1936, dans la revue Cahiers dâart, le poĂšte AndrĂ© Breton consacre un long article aux poĂšmes de Picasso, saluant lâimportance de ce « journal intime Ă la fois sensoriel et sentimental ».
11. IMAGES CINĂMATOGRAPHIQUES
Dans lâentre-deux-guerres, le cinĂ©ma sâimpose comme un art majeur profondĂ©ment liĂ© aux dĂ©veloppements des avant-gardes artistiques. Dans le sillage du mouvement surrĂ©aliste, avec La Coquille et le Clergyman (1928) de Germaine Dulac et Un chien andalou (1929) de Luis Buñuel, le film devient lâun des moyens mis au service de lâexploration de lâinconscient, mais aussi un instrument dâenquĂȘte sociale, comme en tĂ©moigne Terre sans pain (1932) du cinĂ©aste espagnol. Les documentaires scientifiques de Jean PainlevĂ© donnent aussi Ă voir, notamment dans La Pieuvre, un merveilleux naturaliste subaquatique qui fascine les surrĂ©alistes et qui rĂ©sonne avec le biomorphisme- de certaines oeuvres de Picasso, oĂč bras et jambes se muent en tentacules. Les archives conservĂ©es au musĂ©e Picasso, Ă travers les nombreux tickets ou invitations Ă des projections, attestent son intĂ©rĂȘt pour ce nouvel univers visuel.
12. PRĂHISTOIRE
Pablo Picasso sâadonne Ă la sculpture, particuliĂšrement en 1930, dans son atelier de Boisgeloup en Normandie. TĂȘtes et bustes en plĂątre, au nez de plus en plus proĂ©minent, aux yeux en forme de boules ou creusĂ©s en amande, Ă la poitrine saillante et au cou allongĂ©, font lâobjet dâinfinies variations, chargĂ©es de jeu et dâĂ©rotisme. Alors quâest dĂ©couverte en 1922 lâeffigie palĂ©olithique de la VĂ©nus de Lespugue et que les origines de lâart et de lâhumanitĂ© sont repoussĂ©es de maniĂšre vertigineuse et Ă©nigmatique dans la profondeur du temps long, lâattrait pour la prĂ©histoire suscite chez Picasso, comme chez Joan MirĂł ou Alberto Giacometti, une profusion dâidoles aux formes biomorphiques. Plus tard, il sculpte et grave des galets zoomorphes, quand le photographe BrassaĂŻ publie ses photos de graffitis parisiens dans la revue Minotaure sous le titre « Du mur des cavernes au mur dâusine » (1933).
13. POLYPTIQUE
Pablo Picasso nâa cessĂ© dâexplorer le genre du portrait, rĂ©duisant la tĂȘte Ă une forme Ă©lĂ©mentaire ou la complexifiant Ă lâextrĂȘme, permutant ses organes ou jouant avec ses contours. « Quâest-ce quâun visage, au fond ? » se demandait Picasso en 1946, « Ce qui est devant ? dedans ? derriĂšre ? Et le reste ? Chacun ne le voit-il pas Ă sa façon ? » Dans les annĂ©es 1930, les portraits de Marie-ThĂ©rĂšse Walter puis de Dora Maar, ses compagnes et modĂšles dâalors, constituent lâune des parts majeures de sa crĂ©ation. La rĂ©union en un seul visage de la face et du profil devient lâun des problĂšmes plastiques les plus insistants de son travail. Plusieurs photographies de Dora Maar montrent les tableaux disposĂ©s bord Ă bord et les uns sur les autres dans lâatelier des Grands-Augustins. Ces accrochages Ă©phĂ©mĂšres sur le mode de lâaccumulation mettent en lumiĂšre lâinscription de chaque oeuvre au sein dâune sĂ©rie de variations possibles ; ils tĂ©moignent Ă©galement dâune fascination pour le dispositif mĂ©diĂ©val du polyptique, alors que lâartiste dĂ©couvre lâexpressive Crucifixion du retable dâIssenheim de Matthias GrĂŒnewald.
14. GRAVURE
Les annĂ©es 1930 sont marquĂ©es par le travail intense de Pablo Picasso dans le domaine de la gravure. AprĂšs la publication de deux livres illustrĂ©s majeurs au dĂ©but de la dĂ©cennie, Les MĂ©tamorphoses dâOvide et Le Chef-dâoeuvre inconnu dâHonorĂ© de Balzac, la Suite Vollard, du nom du marchand dâart qui en fit la commande, Ambroise Vollard, manifeste lâampleur nouvelle que lâestampe prend alors dans la crĂ©ation de lâartiste. Les cent planches rĂ©unies en suite, gravĂ©es entre le 16 septembre 1930 et le 4 mars 1937, ne sâenchaĂźnent pas selon le fil dâune narration, mais constituent autant de fragments dâun thĂ©Ăątre imaginaire et Ă©rotique, mises en scĂšne du regard voyeur, dont les deux thĂ©matiques centrales sont lâatelier du sculpteur antique et la figure du minotaure. Dans la Suite Vollard, la ligne claire du dessin Ă la pointe sĂšche alterne avec les noirs profonds des aquatintes, dĂ©montrant une grande maĂźtrise des techniques de lâestampe par lâartiste.
15. LA GUERRE
Ă partir du dĂ©clenchement de la guerre dâEspagne en 1936, la violence de lâHistoire percute brutalement la crĂ©ation de Pablo Picasso. Guernica, peint en rĂ©ponse au bombardement de la ville basque de Gernika par lâaviation nazie avec lâappui de lâItalie fasciste, puis la sĂ©rie des Femmes qui pleurent, variation sur le motif de la mater dolorosa, deviennent des symboles universels des dĂ©sastres de la guerre. LâatmosphĂšre sombre et inquiĂ©tante des oeuvres crĂ©Ă©es pendant les annĂ©es dâOccupation fait Ă©cho Ă ces temps troubles. LâAubade est la plus emblĂ©matique et la plus monumentale. Transposant progressivement la VĂ©nus Ă©coutant de la musique (1550) du Titien et LâOdalisque Ă lâesclave (1839) de Jean-Auguste-Dominique Ingres, Picasso compose une scĂšne Ă©nigmatique de veillĂ©e funĂšbre dâun gisant entravĂ©, suppliciĂ©. « Je nâai pas peint la guerre, disait Picasso, parce que je ne suis pas ce genre de peintre qui va comme un photographe Ă la quĂȘte dâun sujet. Mais il nây a pas de doute que la guerre existe dans les tableaux que jâai faits alors. »
16. FRANĂOISE GILOT (1921-2023)
Françoise Gilot, peintre proche du groupe des RĂ©alitĂ©s nouvelles, notamment de Nicolas de StaĂ«l (1913-1955), rencontre Pablo Picasso en 1943. Leur liaison dure une dizaine dâannĂ©es ; elle le quitte en 1953. Les deux artistes peignent cĂŽte Ă cĂŽte en 1946, au cours dâun Ă©tĂ© passĂ© Ă Antibes. En 1952, Françoise Gilot expose son travail Ă la galerie Louise Leiris, faisant partie des rares artistes femmes Ă avoir signĂ© un contrat avec le cĂ©lĂšbre marchand Daniel-Henry Kahnweiler. Les annĂ©es 1960 voient se multiplier les expositions consacrĂ©es Ă lâartiste dans plusieurs galeries europĂ©ennes et amĂ©ricaines. Ă partir de 1965 et de la publication de son ouvrage Vivre avec Picasso, qui provoque un tollĂ© en France, Françoise Gilot se tient Ă lâĂ©cart du milieu artistique français. Son indĂ©pendance est renforcĂ©e par son dĂ©part pour les Ătats-Unis, oĂč elle sâinstalle en 1970. Elle y poursuit sa carriĂšre, alternant entre une figuration structurĂ©e et une abstraction colorĂ©e, jusquâaux grandes compositions totĂ©miques des « peintures emblĂ©matiques », dans les annĂ©es 1980.
17. LE « SALON DE LA LIBĂRATION »
Interrompu pendant les annĂ©es de guerre, le Salon dâAutomne ouvre Ă nouveau ses portes au Palais de Tokyo Ă Paris le 6 octobre 1944 et est prĂ©sentĂ© comme le « Salon de la LibĂ©ration » marquant la fin de lâOccupation, Ă la gloire de la RĂ©sistance. Une salle entiĂšre est consacrĂ©e Ă Picasso, avec des Ćuvres rĂ©centes dont LâAubade ou Chat saisissant un oiseau. LâadhĂ©sion du peintre au Parti communiste français, la veille de lâouverture, confĂšre Ă la manifestation une portĂ©e politique et dĂ©clenche de violentes polĂ©miques. Expliquant son ralliement dans un article de lâHumanitĂ© du 30 octobre 1944, Picasso date son engagement personnel de la Guerre dâEspagne ; il recherche vraisemblablement aussi, au sein du Parti Communiste, une appartenance Ă une communautĂ© dont il est privĂ© par lâEspagne franquiste et par son statut dâĂ©tranger en France. Proche des idĂ©aux communistes mais jamais membre actif du parti, il peint en 1949 la cĂ©lĂšbre Colombe de la paix, Ă lâoccasion de son adhĂ©sion au Conseil mondial de la paix.
18. LâHOMME AU MOUTON
Pablo Picasso modĂšle la statue LâHomme au mouton en rĂ©action Ă lâesthĂ©tique nĂ©oclassique fasciste des sculptures dâArno Brecker exposĂ©es Ă lâOrangerie des Tuileries Ă Paris, en 1942. Lâoeuvre incarne une forme dâhumanisme et, Ă certains Ă©gards, la position de solitude et de rĂ©sistance de Picasso, restĂ© dans son atelier parisien durant lâOccupation et Ă qui il importe dâexorciser lâappropriation de lâidĂ©al antique par la statuaire de propagande totalitaire. DĂšs lâaprĂšs-guerre, la sculpture est interprĂ©tĂ©e comme une reprĂ©sentation du Bon Pasteur, image de paix et de gĂ©nĂ©rositĂ©. AndrĂ© Malraux y voit « le Guernica de la sculpture ». Reproduite en trois exemplaires, lâun est offert par Picasso Ă la Ville de Vallauris. Lors de lâĂ©rection de la statue sur la place du marchĂ© en 1950, Tristan Tzara compare le porteur dâagneau au cĂ©lĂšbre Moscophore antique ; quand Picasso rĂ©fute tout caractĂšre symbolique de lâoeuvre : « Il nây a pas de symbolisme lĂ -dedans. Câest simplement beau. [âŠ] Dans LâHomme au mouton jâai exprimĂ© un sentiment humain, un sentiment qui existe aujourdâhui comme il a toujours existĂ©. »
19. CĂRAMIQUE
Dans les annĂ©es dâaprĂšs-guerre, qui voient le peintre affirmer son engagement communiste, la cĂ©ramique lui apparaĂźt comme un art Ă©troitement mĂȘlĂ© Ă la vie et au peuple. InstallĂ© Ă Vallauris, petite ville de potiers du sud de la France, Pablo Picasso, devient Ă partir des annĂ©es 1950 une vĂ©ritable « vedette » de la CĂŽte dâAzur, photographiĂ©e, interviewĂ©e, entourĂ©e dâune cour de sympathisants communistes, de cĂ©lĂ©britĂ©s, mais aussi dâartisans, dâaficionados, dâaffichistes⊠InitiĂ© Ă la technique de la cĂ©ramique par Suzanne RamiĂ©, Picasso invente, avec son travail de lâargile, un nouveau vocabulaire associant les formes rondes et pleines des pots et pichets pansus aux cassures irrĂ©guliĂšres des fragments de marmites ou de tuiles creuses. Comme la lithographie ou la linogravure que lâartiste pratique intensĂ©ment dans les mĂȘmes annĂ©es, la cĂ©ramique ouvre la voie dâun art diffusĂ© Ă grande Ă©chelle. Picasso confiait ainsi dĂšs 1948 Ă propos de ces poteries : « Je voudrais quâon les trouve sur tous les marchĂ©s, quâon voit, dans un village de Bretagne ou dâailleurs, une femme sâen allant Ă la fontaine chercher de lâeau avec un de mes pots. ».
20. MATISSE DISPARU
En 1955, Pablo Picasso sâinstalle Ă la villa La Californie, situĂ©e sur les hauteurs de Cannes : lieu de vie et atelier sây entremĂȘlent. Les oeuvres de lâartiste et de sa collection personnelle, ainsi quâun amas dâobjets hĂ©tĂ©roclites, sâaccumulent et remplissent peu Ă peu lâespace de la villa, jusquâau jardin oĂč Picasso prĂ©sente certaines de ses sculptures. Il rĂ©alise Ă cette Ă©poque une sĂ©rie de dessins et de tableaux montrant des intĂ©rieurs dâatelier, un thĂšme central dans la peinture dâHenri Matisse, mort quelques mois auparavant, en 1954. Ces oeuvres sont parmi les plus matissiennes de Picasso. Les fenĂȘtres en arabesque, ainsi que les palmiers et la vĂ©gĂ©tation Ă©voquĂ©s derriĂšre, forment de vĂ©ritables citations du peintre et ont souvent Ă©tĂ© considĂ©rĂ©es comme un hommage Ă son ami disparu, venant clore un dialogue artistique de prĂšs de cinq dĂ©cennies. Ă la fin de sa vie, Picasso possĂ©dait sept tableaux de Matisse, dont lâexceptionnelle Nature morte aux oranges (1912), acquise en 1942.
21. LA PEINTURE, SEULE
Du style tardif de Pablo Picasso, fait Ă la fin des annĂ©es 1960 dâun geste hĂątif, dâun mĂ©lange de peinture Ă©paisse et fluide, gĂ©nĂ©rant coulures et empĂątements, Ă©mane un sentiment dâurgence. La figure humaine, lâhomme tout particuliĂšrement, est au centre de cette derniĂšre et rĂ©flexive production, qui le dĂ©cline seul, en couple ou en famille, mais aussi Ă travers le personnage du matador, ultime lien de lâartiste avec son Espagne natale. Le public dĂ©couvre ce travail lors de deux grandes expositions organisĂ©es au Palais des Papes dâAvignon, en 1970 et 1973. Si de nombreux critiques soulignent la virtuositĂ© picturale et la crĂ©ativitĂ© intactes de lâartiste Ă lâaube de ses 90 ans, certains commentateurs moquent un art grotesque et sĂ©nile, Ă lâimage dâun Douglas Cooper dĂ©plorant les « gribouillages incohĂ©rents exĂ©cutĂ©s par un vieillard frĂ©nĂ©tique dans lâantichambre de la mort ». Pourtant, dĂšs 1981, le Kunstmuseum Basel consacre une exposition Ă lâoeuvre tardif de Picasso, tandis que la Royal Academy of Arts Ă Londres organise lâexposition « A New Spirit in Painting », oĂč cinq toiles de la derniĂšre pĂ©riode de Picasso figurent comme des rĂ©fĂ©rences majeures pour la jeune gĂ©nĂ©ration de peintres (Francesco Clemente, Georg Baselitz, Julian Schnabel, Markus LĂŒpertz).
22. DE PICASSO AU MUSĂE PICASSO
Ă la mort de Pablo Picasso, le 8 avril 1973, dĂ©bute lâimmense travail dâinventaire des oeuvres restĂ©es en sa possession et se trouvant dans ses diffĂ©rents ateliers : prĂšs de deux mille peintures, plus de onze mille dessins, des milliers de sculptures, cĂ©ramiques et gravures. Lâartiste ayant conservĂ© auprĂšs de lui des oeuvres rĂ©alisĂ©es tout au long de sa vie, lâensemble constitue une saisissante traversĂ©e dâune carriĂšre longue de prĂšs de quatre-vingts ans. Ces « Picasso de Picasso », dont une partie importante entre dans les collections publiques en 1979, forment le coeur du musĂ©e Picasso, inaugurĂ© en 1985. Picasso, comme peu dâautres artistes, appartient Ă un imaginaire collectif mondial et incarne, encore aujourdâhui, la figure de lâartiste moderne. Son travail fait lâobjet dâun nombre croissant dâallusions, de dĂ©tournements, dâhommages ou de caricatures, sa personnalitĂ© suscite de nombreuses questions et dĂ©bats. Au-delĂ du mythe Picasso, le MusĂ©e national Picasso-Paris, Ă travers ses collections, a pour vocation de donner Ă voir la richesse et la diversitĂ© de son oeuvre, dâexplorer aussi sa rĂ©ception large, complexe et toujours vivace au XXIe siĂšcle, dans un contexte culturel qui ne cesse de se rĂ©inventer.