🔊 “Laurence Aëgerter” Éloge du double, à la galerie binome, Paris, du 7 octobre au 26 novembre 2022
“Laurence Aëgerter“ Éloge du double
à la galerie binome, Paris
du 7 octobre au 26 novembre 2022
PODCAST – Interview de Laurence Aëgerter,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 5 octobre 2022, durée 18’17.
© FranceFineArt.
Extrait du communiqué de presse :
Laurence Aëgerter a rejoint la Galerie Binome en 2020. Après plusieurs événements majeurs réalisés ensemble, Éloge du double est sa première exposition personnelle à la galerie. La sélection croise des oeuvres inédites, dont une nouvelle série Point de fuite, ou emblématiques de l’artiste en réunissant pour la première depuis Les Rencontres d’Arles en 2019 les séries Cathédrales et Cathédrales hermétiques.
« Éloge du double » s’inscrit dans une actualité de fin d’année importante pour l’artiste : présentation de Confetti et de la tapisserie monumentale Diogènes dans Unbound « Alternative realities » à la foire Unseen Amsterdam en septembre, par la commissaire Damarice Amao, conservatrice de la photographie au Centre Pompidou à Paris. Ouverture en novembre de l’exposition « Devenir Fleur » au MAMAC, Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice, sous le commissariat d’Hélène Guenin, directrice du MAMAC et de Rébecca François, attachée de conservation, avec la série Healing Plants for Hurt Landscapes. L’exposition « Prendre soin. Restaurer, réparer, de la Renaissance à nos jours » au Musée des Beaux-arts de Dole présente la même série ainsi que Photographic treatment jusqu’en mars 2023. Les nouvelles oeuvres Point de fuite sont parallèlement montrées par la Galerie Binome lors de la foire Paris Photo au Grand Palais Éphémère du 10 au 14 novembre. L’artiste travaille dans le même temps à la conception d’une tapisserie hors norme de 28 mètres de long pour son prochain solo show en juin 2023 au Museum Het Dolhuys à Haarlem (NL), avec le soutien du Mondriaan Fund.
Laurence Aëgerter – Point de fuite, 2022
Les métamorphoses des images, leur capacité à rendre mon regard élastique, voilà ce qui me fascine. J’y prête une attention particulière lorsque je regarde des images. J’ai retourné dernièrement beaucoup d’images, je les ai regardées à l’envers, les tournant un quart dans un sens puis dans un autre. Et je me demandais sans cesse: que reste-t-il de ma perception de l’image lorsque je l’ai regardée pour la première fois ? Quelque chose de précieux a-t-il émergé de cette désorientation?
Pour ce genre d’aventure visuelle, les livres sont mes outils préférés. Au coeur de ma recherche pour Point de fuite je me suis mise à regarder des livres à l’envers de la première jusqu’à la dernière page; c’était une expérience aliénante et aussi libératrice. Le sol devient le plafond, je cherche quelque chose à quoi me raccrocher dans l’image pour reconnaître quelque chose et, en même temps, c’est précisément ce moment instable qui est le plus excitant. Certaines perceptions persistent d’une manière inattendue et avec certaines images, cela ne fonctionne pas du tout. Dans ce processus, j’expérimente que l’image se libère, pour ainsi dire. Elle se dissout dans une sorte d’essence diffuse.
J’aime aussi utiliser des miroirs pour regarder des images. Ils créent une césure dans ma perception que je ressens parfois comme un soulagement. Cela vient du fait que le reflet est comme un morceau de réalité rêvé dans lequel je peux me promener. Une fiction qui est en fait tout aussi réelle que l’image originale cachée derrière le miroir.
Le pouvoir intrinsèquement mouvant des images, leur potentiel d’évaporation comme de duplication m’offrent une expérience esthétique salutaire. L’évasion ultime.
Laurence Aëgerter
La bascule du regard par Sonia Voss
Depuis un peu plus d’une dizaine d’années, Laurence Aëgerter invente des formes paraphotographiques pour examiner diverses caractéristiques de la photographie : ses propriétés physiques, ses effets cognitifs, ses fonctions sociales, sa place dans l’histoire de l’art, mais aussi – et surtout – ses mystères et les liens poétiques qu’elle entretient avec notre perception. Ses derniers travaux sont la prolongation d’une recherche déjà déclinée sous forme d’oeuvres photographiques mais aussi de tapisseries, installations, sculptures et objets divers. Ils témoignent tout autant d’une attention aux subtils effets que les oeuvres d’art produisent sur nous qui les regardons, que d’une liberté admirable dans le maniement et le mariage des idées et des matériaux.
Point de fuite, la série la plus récente d’Aëgerter, a pour point de départ une double page au centre de L’Empire des signes de Roland Barthes sur laquelle se déploie la photographie d’un corridor du château de Nijo à Kyoto. L’image est accompagnée d’une inscription manuscrite – reprise en substance dans la dernière phrase du livre – : « Renversez l’image : rien de plus, rien d’autre, rien ». Prenant au pied de la lettre l’injonction de l’auteur, Aëgerter a entrepris d’examiner ce qui advenait à l’image – ainsi qu’à trois autres, trouvées dans des ouvrages sur l’architecture japonaise – et à notre lecture de cette image, lors de son renversement. Celui-ci se fait au moyen d’un système de fixation au mur aussi sophistiqué que discret, permettant au cadre de pivoter sur lui-même en quatre mouvements, comme en un tour de cadran.
L’expérience cognitive et esthétique proposée par Aëgerter rejoint une expérience que nous avons tous vécue au moins une fois sur notre canapé : la tête en arrière, nous découvrons notre environnement familier soudain bouleversé. Les lignes du parquet se retrouvent au plafond, les moulures ornent le plancher. En découle une brève hébétude, une perte de repères : notre salon est méconnaissable et notre orientation remise en cause, occasionnant un désordre de la perception, une césure entre notre oeil et le monde. Le même sentiment de décollement du sens advient dans Point de fuite, renforcé par le noir et blanc et la simplicité des éléments de décor japonais, espaces ascétiques et sans ornements : la verticalité, principe physique de notre présence au monde mais aussi de notre culture esthétique, est mise à mal. À chaque nouveau positionnement, l’image nécessite de la part du spectateur un temps d’adaptation pour être déchiffrée. Dans ce court délai, ce retard à l’allumage de notre cerveau, l’image perd sa fonction indexicale, elle se met à flotter.
Cette coexistence obligée, dans l’objet photographique, du référent et de sa traduction en image, du signifiant et du signifié, est sans doute l’une des caractéristiques les plus troublantes du médium. Elle a alimenté les réflexions des théoriciens, au premier rang desquels Barthes lui-même (qui s’est justement intéressé à la culture nippone pour les nombreuses occasions qu’elle offre de réfléchir au rapport du signe à l’objet désigné), et les travaux de nombreux artistes – notamment ceux qui ont transporté la photographie dans le champ de l’abstraction et cherché ainsi, en rendant le référent méconnaissable, à troubler la supposée transparence de la photographie. La beauté du geste d’Aëgerter réside pourtant dans sa simplicité : par une seule intervention, elle parvient à altérer notre regard et à lui faire traverser l’image pour en atteindre une autre dimension. L’image en est comme allégée, débarrassée de sa responsabilité de représentation. Mais paradoxalement, cette légèreté gagnée est aussi une essentialisation : n’ayant plus de compte à rendre au réel, l’image existe pour elle-même, elle devient un objet en soi, avec ses qualités graphiques et physiques intrinsèques.
Cette expérience de la « césure dans la perception », l’artiste confie la ressentir « parfois comme un soulagement ». Les diverses interventions opérées par Aëgerter permettent en effet de rompre avec nos habitudes de regardeur et libèrent un nouveau rapport à l’oeuvre. Cette ouverture de l’image est également au coeur des trois autres séries présentées dans l’exposition, déjà dévoilées au public lors de la rétrospective de l’artiste au Petit Palais en 2020-2021 et, pour Cathédrales hermétiques, aux Rencontres d’Arles en 2019. À noter que les Compositions catalytiques exposées ici sont le prolongement, ciblé sur les oeuvres de Ruisdael, de la série homonyme présentée au Petit Palais.
Si leur titre renvoie à la chimie, c’est bien d’abord sur un phénomène optique que les Compositions catalytiques reposent. Travaillant à partir de reproductions de paysages du peintre néerlandais Jacob van Ruisdael (une oeuvre complète la série et se distingue sensiblement de l’approche décrite ci-après), Aëgerter a placé, perpendiculairement au plan vertical des tableaux et à des hauteurs variables selon leurs compositions, un miroir dont la ligne coïncide avec celles qui, sur les toiles, séparent les ciels de la surface terrestre. La partie basse du tableau est ainsi escamotée, mais le tain révèle un autre paysage possible. Une fois le dispositif rephotographié, les vues agrestes de Ruisdael apparaissent transformées en majestueuses marines – les clochers des églises, dédoublées, sont des voiles de bateaux qui glissent sans remous, la surface de l’eau reflète les humeurs du ciel avec une parfaite placidité. Dans la simplicité nouvelle de leurs compositions et la prédominance expressive des nuages, elles évoquent les paysages normandsdu pionnier Gustave Le Gray, qui fut peintre avant d’être photographe et développa la technique dite du ciel rapporté. Celle-ci lui permit, à l’aide de deux négatifs distincts, associés lors du tirage, de contourner la différence de luminosité entre le ciel et le paysage. Chez Aëgerter aussi, la photographie est affaire de manipulations et d’illusion, et la magie opère à plein. Le dédoublement de l’image – qui est ici encore un renversement, mais cette fois une simple inversion haut-bas telle qu’opérée par le miroir de l’appareil photographique et observée par ceux qui travaillent à la chambre – nous plonge dans un nouvel espace, qui est à la fois celui du renouvellement du (et des) sens, de la rêverie, voire de la méditation.
Si Point de fuite et Compositions catalytiques jouent avec la notion de bascule autour d’un point de rotation, d’une fine ligne d’horizon, Cathédrales et Cathédrales hermétiques introduisent une durée ; les photographies – ici encore des images trouvées – sont soumises au temps long. Les oeuvres sont activées et désactivées par la lumière et ses variations : Cathédrales par le simple biais d’un livre d’art placé près d’une fenêtre, sous un jour déclinant, Cathédrales hermétiques par celui beaucoup plus technique d’une encre thermochromatique dont l’opacité est fonction des UV et de la chaleur des sources lumineuses en présence. Les oeuvres rejouent en plein jour le « miracle » de la chambre noire : la révélation de l’image latente et son progressif mais inéluctable effacement par noircissement (heureusement interrompu, dans la réalité du laboratoire, par le bain fixateur). Et ce n’est pas tant parce que l’on a affaire à des édifices religieux que le terme de miracle s’impose ici, mais à cause du parallèle entre l’expérience de l’apparition/disparition proposée par Aëgerter et le phénomène cosmique de la succession des jours et des nuits, ou encore l’expérience métaphysique de la mort et de l’éternel retour des choses de la nature, qui ne cessent de susciter en nous émerveillement et vertige.
Sonia Voss, autrice et commissaire d’exposition indépendante
Biographie – Laurence Aëgerter
Laurence Aëgerter (1972) vit et travaille entre Amsterdam, où elle réside depuis 1993, et Marseille. Elle est lauréate du Prix international de la photographie Nestlé au Festival Images Vevey 2016 et du Prix du livre d’auteur aux Rencontres d’Arles 2018.
Laurence Aëgerter a grandi dans une famille d’antiquaires. Enfant, elle rêvait d’être détective, commissaire de police ou agent secret. Sa passion pour le travail d’investigation en territoire inconnu a finalement pris forme à mi-chemin entre l’art et l’anthropologie. Dans les années 1990, elle obtient deux doctorats en histoire de l’art, le premier à l’université d’Aix-en-Provence, le second à la Vrije Universiteit d’Amsterdam, consacrés notamment au trompe-l’oeil dans la peinture flamande du XVIIe siècle. En 2001, elle commence à se consacrer à la création artistique et rejoint la Gerrit Rietveld Academy, dont elle sort diplômée en arts visuels en 2005. Depuis lors, son travail a reçu une reconnaissance internationale et ses oeuvres ont été incluses dans d’importantes collections publiques et privées et exposées dans des institutions prestigieuses. Comme son exposition Ici mieux qu’en face présentée au Musée du Petit Palais à Paris en 2020-21.
Laurence Aëgerter parle couramment français, anglais, néerlandais, allemand et italien. La langue, l’identité et la mémoire sont les trois piliers de sa recherche visuelle. À travers le prisme des sciences humaines – de l’histoire, de l’histoire de l’art, de la psychologie à la neurologie – et de leur iconographie multiple – images vernaculaires, images d’archives issues de collections muséales ou tirées de livres illustrés et d’Internet – Laurence Aëgerter enquête sur nos réalités. Tantôt graves, tantôt ludiques, ses oeuvres combinent appropriation, traduction et déplacement poétique. Elles interrogent le pouvoir signifiant des images qui nous précèdent, nous succèdent, nous entourent et nous dépassent, inconsciemment. Les oeuvres de Laurence Aëgerter, qu’elles prennent la forme d’une pièce photographique intime ou monumentale, d’une installation in situ, d’un projet collaboratif ou d’un livre d’artiste, sont des tentatives de réponse à des questions partagées mais dont l’énoncé a été communément oublié. Dans cette hypersensibilité à l’image qui confine à la synesthésie, Laurence Aëgerter nous invite à renouer avec nos sens, à concilier le sens et l’essence du monde.