âAllemagne / AnnĂ©es 1920 / Nouvelle ObjectivitĂ© / August Sanderâ
au Centre Pompidou, Paris
du 11 mai au 5 septembre 2022

PODCAST – Interview de Florian Ebner, conservateur et chef de service du cabinet de la photographie, MusĂ©e national dâart moderne, co-commissaire de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 9 mai 2022, durĂ©e 24â08.
© FranceFineArt.
![Heinrich Jost, « FĂŒr Fotomontage Futura » [Pour le photomontage : Futura] dans la revue Gebrauchsgraphik vol. 6, n°3, mars 1929. Annonce presse en quatres pages encartĂ©es Archiv der Massenpresse P. Rössler.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3252_Allemagne_0.jpg)
Extrait du communiqué de presse :
![Sasha Stone, Wenn Berlin Konstantinopel wĂ€re [Si Berlin Ă©tait Constantinople] avant 1929, montage. © Museum Folkwang Essen â ARTOTHEK.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3252_Allemagne_1.jpg)
![Aenne Biermann, BĂ€rwurz [Cerfeuil des Alpes], vers 1926-1928. Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 48 Ă 35,5 cm. Stiftung Ann und JĂŒrgen Wilde, Bayerische StaatsgemĂ€ldesammlungen, Munich.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3252_Allemagne_2.jpg)
![Aenne Biermann, Winterzwiebel [Ciboule], vers 1926-1928. Ăpreuve gĂ©latino-argentique, 48,1 Ă 36,4 cm. Stiftung Ann und JĂŒrgen Wilde, Bayerische StaatsgemĂ€ldesammlungen, Munich.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3252_Allemagne_3.jpg)
![August Sander, Malerehepaar [Couple de peintres] (Martha et Otto Dix), 1925-1926. Tirage, original, épreuve gélatino-argentique 20,6 x 24,3 cm. © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur - August Sander Archiv; ADAGP, Paris, 2022.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3252_Allemagne_4.jpg)
![Jeanne Mammen, Transvestitenlokal [Restaurant pour travestis], vers 1931. Aquarelle et crayon 29.50 x 58.00 cm © Adagp, Paris, 2022 Photo © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Dietmar Katz.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3252_Allemagne_5.jpg)
![Hannah Höch, GlÀser [Verres], 1927. Huile sur toile, 77.50 x 77.50 cm Museumslandschaft Hessen Kassel© Adagp, Paris, 2022 Photo. © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image MHK.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3252_Allemagne_6.jpg)
Commissariat :
Angela Lampe, conservatrice au service de la collection moderne, MusĂ©e national dâart moderne
Florian Ebner, conservateur et chef de service du cabinet de la photographie, MusĂ©e national dâart moderne
assistĂ©s de Sophie Goetzmann, chargĂ©e de recherches au MusĂ©e national dâart moderne
et Katharina TÀschner, boursiÚre du programme « La photographie aux musées » de la fondation Krupp
Cette premiĂšre grande exposition sur lâart et la culture de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle ObjectivitĂ©) en Allemagne rassemble prĂšs de 900 oeuvres et documents permettant de dresser un panorama inĂ©galĂ© de ce courant artistique jamais montrĂ© dans cette ampleur en France. ArticulĂ© autour du chef d’oeuvre du photographe August Sander, Menschen des 20. Jahrhunderts [Hommes du 20e siĂšcle] qui constitue une « exposition dans l’exposition », le propos se dĂ©cline singuliĂšrement en deux volets et fait dialoguer la typologie des groupes sociaux de Sander avec tous les arts d’une Ă©poque. « Allemagne / AnnĂ©es 1920 / Nouvelle ObjectivitĂ© / August Sander » renoue avec lâesprit pluridisciplinaire du Centre Pompidou tout en proposant un format innovant par son double parcours, une exposition thĂ©matique sur un courant dâart historique, dâun cĂŽtĂ©, et un projet monographique sur lâun des plus influents photographes du 20e siĂšcle, de lâautre. Le parcours offre ainsi une double perspective sur la sociĂ©tĂ© et lâart allemand de la fin des annĂ©es 1920.
Associant la peinture et la photographie mais aussi lâarchitecture, le design, le cinĂ©ma, le théùtre, la littĂ©rature et la musique, les huit sections de l’exposition, Standardisation â Montages â Les choses â Persona froide â RationalitĂ© â UtilitĂ© â Transgressions â Regard vers le bas, dialoguent avec les sept groupes et catĂ©gories socio-culturels créés par August Sander dans son grand recueil de portraits : « Le paysan », « Lâouvrier », « La femme », « Les Ătats », « Les artistes », « La grande ville » et « Les derniers hommes ».
DĂ©veloppĂ©e dans un espace scĂ©nographique singulier, spĂ©cifiquement rĂ©alisĂ© pour permettre cette lecture pluridisciplinaire (plan de l’exposition page suivante), l’exposition « Allemagne / AnnĂ©es 1920 / Nouvelle ObjectivitĂ© / August Sander » prĂ©sente la production culturelle sous la RĂ©publique de Weimar (1918-1933), Ă la veille du nazisme. Entre fascination pour la rationalisation de lâĂ©poque moderne et critique dâune fonctionnalisation de toutes les conditions de vie, l’exposition offre un regard sur une pĂ©riode qui entre en rĂ©sonnance avec le contexte d’une Europe contemporaine traversĂ©e par des mouvements populistes, invitant Ă des rapprochements politiques et des analogies mĂ©diatiques entre les situations d’hier et d’aujourd’hui.
La partie consacrĂ©e Ă August Sander permet de contextualiser encore davantage cette Ă©poque et montre Ă quel point son oeuvre-jalon, particuliĂšrement influente dans l’histoire de la photographie, n’a pas Ă©tĂ© une conception monolithique mais bien un processus organique, qui comme beaucoup d’oeuvres de son temps, proposait une coupe transversale de la sociĂ©tĂ© allemande, reflĂ©tant les bouleversements et les distorsions de son histoire. Chaque chapitre est complĂ©tĂ© par un ensemble de documents rarement montrĂ©s, qui mettent en lumiĂšre les enjeux de chaque section et montrent August Sander au travail. Une double forme de contextualisation se produit ainsi, tant sur le plan de lâhistoire de la photographie, quâen lien avec lâexposition environnante, surtout Ă travers les Ă©changes de Sander avec les artistes progressistes de Cologne.
Le parcours s’achĂšve avec une projection de lâartiste Arno Gisinger qui retrace le destin des oeuvres qui, dâun jour Ă lâautre, perdent leur statut dâavant-garde, pour devenir des Ćuvres « dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es », posant la question de la suite, de l’aprĂšs 1933…
Lâexposition sera prĂ©sentĂ©e au Louisiana Museum of Modern Art Ă Humlebaek au Danemark du 13 Octobre 2022 au 19 fĂ©vrier 2023.
Publications :
Catalogue de l’exposition – allemagne / annĂ©es 1920 / nouvelle objectivitĂ© / august sander, Sous la direction de Angela Lampe aux Ă©ditions du Centre Pompidou
Album de l’exposition – Allemagne / AnnĂ©es 1920 / Nouvelle ObjectivitĂ© / August Sander, Sous la direction de Sophie Goetzmann aux Ă©ditions du Centre Pompidou
Anthologie – La Nouvelle ObjectivitĂ© â Textes critiques – 1925 â 1935. Textes rassemblĂ©s par Angela Lampe et Sophie Goetzmann aux Ă©ditions du Centre Pompidou
Parcours de lâexposition – (extraits du catalogue de lâexposition)
1. Introduction
Au dĂ©but des annĂ©es 1920, la question du devenir de lâart aprĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale occupe les dĂ©bats esthĂ©tiques en Allemagne. LâexpĂ©rience concrĂšte du front, la lourde dĂ©faite puis lâĂ©chec de la rĂ©volution (1918-1919) ont eu raison des utopies de la gĂ©nĂ©ration expressionniste et de son art visionnaire, spirituel et psychologique. DĂ©grisĂ©s de leurs illusions idĂ©alistes, notamment au sujet dâun conflit que certains avaient dâabord sublimĂ© en Ă©popĂ©e hĂ©roĂŻque, les artistes se tournent vers le rĂ©el ; en peinture, ce changement de paradigme se traduit par lâapparition dâun style figuratif plus neutre et moins expressif, tendant vers une plus grande Sachlichkeit [objectivitĂ©]. La critique allemande cherche alors un nom pour dĂ©signer ce quâelle identifie comme un retour Ă une figuration rĂ©aliste. TantĂŽt qualifiĂ©e de nouveau naturalisme (Paul Westheim), de postexpressionnisme ou de rĂ©alisme magique (Franz Roh), cette tendance est finalement baptisĂ©e Neue Sachlichkeit [Nouvelle ObjectivitĂ©] par lâhistorien de lâart Gustav Friedrich Hartlaub. Sous ce titre, il organise en 1925 une exposition Ă la Kunsthalle de Mannheim, dont il est le directeur ; elle rassemble 32 artistes, parmi lesquels Otto Dix, George Grosz, Alexander Kanoldt, Georg Scholz ou Georg Schrimpf. Le large Ă©cho rencontrĂ© par lâexposition participe Ă la diffusion de lâappellation Neue Sachlichkeit. Rapidement, elle devient un slogan culturel Ă la mode pour Ă©voquer le Zeitgeist [lâesprit du temps] de lâAllemagne weimarienne de la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1920 ; on la retrouve notamment dans des piĂšces de théùtre populaire ou dans des revues de cabaret. Se dĂ©tachant du seul courant de peinture, le terme finit par dĂ©signer lâesthĂ©tique de toute une Ă©poque fondĂ©e sur la sobriĂ©tĂ©, la rationalitĂ©, la standardisation et le fonctionnalisme. Trois ans aprĂšs son exposition Ă la Kunsthalle de Mannheim, Hartlaub revient sur la dĂ©finition de la Nouvelle ObjectivitĂ© et constate que la nouveautĂ© du mouvement tient avant tout Ă sa grande pluridisciplinaritĂ©, puisquâil touche aussi bien les domaines de lâarchitecture, du design, de la musique, de la poĂ©sie ou du théùtre. Ses reprĂ©sentants partagent une mĂȘme esthĂ©tique de lâobjectivitĂ©, aspirent Ă dĂ©passer une conception Ă©litiste et individualiste de lâart pour Ă©laborer une culture populaire et collective.
2. Standardisation
Dans les annĂ©es 1920, lâexaltation de lâindividu qui caractĂ©risait lâesthĂ©tique expressionniste est remplacĂ©e par un idĂ©al de standardisation : les singularitĂ©s sont effacĂ©es au profit dâun recours Ă des modĂšles, des types normĂ©s, des formes simples reproduites en sĂ©rie. En peinture, George Grosz et Anton RĂ€derscheidt reprĂ©sentent des figures humaines schĂ©matiques, sans visage ou aux expressions neutres, dans des dĂ©cors urbains Ă©trangement vides et impersonnels. Les empĂątements et les vives couleurs de lâexpressionnisme disparaissent dans une facture plus lisse, des couleurs sourdes. Davantage que sur les particularitĂ©s physiques, lâattention des artistes se porte sur lâappartenance sociale des individus. Ă Cologne, les artistes Gerd Arntz, Heinrich Hoerle et Franz Wilhelm Seiwert forment le groupe des Kölner Progressive [Progressistes de Cologne], avec lequel expose August Sander. PortĂ©s par leurs utopies socialistes, ils rĂ©alisent des compositions mettant en scĂšne exploiteurs et exploitĂ©s, reprĂ©sentĂ©s selon une typologie les rendant immĂ©diatement reconnaissables. Dans sa sĂ©rie de gravures Zwölf HĂ€user der Zeit [Douze maisons de notre temps] (1927), Gerd Arntz reprĂ©sente les classes sociales selon un ensemble de codes aisĂ©ment identifiables ; ce recours Ă la schĂ©matisation doit gĂ©nĂ©rer une prise de conscience chez le prolĂ©taire, en lui rĂ©vĂ©lant Ă travers des formes simples la rĂ©alitĂ© de son oppression. Il travaille ensuite Ă Vienne avec le philosophe et Ă©conomiste Otto Neurath Ă lâĂ©laboration dâun langage visuel universel : lâIsotype. Ces pictogrammes aux couleurs simples, lisibles par tous, permettent de classifier et de faire comprendre des donnĂ©es politiques ou Ă©conomiques complexes.En urbanisme, la pĂ©nurie de logements sans prĂ©cĂ©dent au sortir de la PremiĂšre Guerre mondiale conduit Ă la construction de grands ensembles immobiliers. Dans le cadre du programme « Das Neue Frankfurt » [Le Nouveau Francfort], lâarchitecte Ernst May est recrutĂ© par le maire de la ville et construit en cinq annĂ©es prĂšs de 10 000 logements. Ceux-ci sont regroupĂ©s dans des citĂ©s-lotissements uniformisĂ©es, aux formes simples et identiques, conçues Ă partir dâĂ©lĂ©ments standard prĂ©fabriquĂ©s. Le fonctionnalisme triomphe par ailleurs dans les intĂ©rieurs modernes : en 1927, Marcel Breuer fonde la sociĂ©tĂ© Standard Möbel [meubles standard], et conçoit un mobilier en acier tubulaire aux formes pures, facilitant sa reproduction Ă une Ă©chelle industrielle.
3. Montages
DĂšs la fin des annĂ©es 1910, les artistes du mouvement Dada ont recours Ă la technique du montage pour crĂ©er dans leurs oeuvres des associations insolites et humoristiques, souvent doublĂ©es dâun discours politique. Loin dâabandonner ce procĂ©dĂ©, la Nouvelle ObjectivitĂ© le reprend pour le mettre au service de lâanalyse de la sociĂ©tĂ© : le mĂ©lange de motifs ou dâinformations dissociĂ©s dans la rĂ©alitĂ© permet aux artistes de proposer une forme de synthĂšse visuelle de lâĂ©poque, Ă travers diffĂ©rents supports (photographie, collage, peinture ou film). Le montage est notamment la technique privilĂ©giĂ©e pour intĂ©grer le quotidien au sein des oeuvres. Les films de Walter Ruttmann sont constituĂ©s dâun assemblage dâimages ou de sons hĂ©tĂ©rogĂšnes, captĂ©s directement dans la grande ville ou sur les lieux de travail, et qui figurent une journĂ©e type Ă Berlin ou la routine dâune fin de semaine. En 1929, Alfred Döblin publie son roman Berlin Alexanderplatz, dont le texte polyphonique est composĂ© dâun entrelacs dâĂ©lĂ©ments hĂ©tĂ©rogĂšnes parfois collĂ©s Ă mĂȘme le manuscrit (slogans, chansons, publicitĂ©s, articles) qui synthĂ©tisent toute la rhĂ©torique de lâĂ©poque. Dans les portraits, la pratique du montage permet de rassembler dans une mĂȘme Ćuvre plusieurs facettes dâune mĂȘme personne, dans une dĂ©marche quasi analytique : Karl Hubbuch peint quatre versions contrastĂ©es de son Ă©pouse Hilde, Sasha Stone compose un portrait de lâactrice Helene Odilon Ă deux Ăąges diffĂ©rents. Lâindividu rĂ©ifiĂ© est disposĂ© dans des compositions fictives créées par lâartiste comme dans Graf St. Genois dâAnneaucourt [Portrait du Comte St-Genois dâAnneaucourt] (1927), par Christian Schad, oĂč lâaristocrate viennois cĂŽtoie un travesti berlinois devant une rue de Montmartre. La presse illustrĂ©e devient pour des photographes comme Sasha Stone ou Alice Lex-Nerlinger un rĂ©servoir dâimages Ă assembler. TraitĂ©s comme des objets interchangeables, les paysages des grandes villes mondiales se confondent, les technologies modernes font face Ă des animaux sauvages dans des photomontages factices. Dans les peintures dâOtto Dix ou dâAlbert Birkle, lâassociation au sein dâune mĂȘme oeuvre de motifs disparates ouvre la voie Ă des visions plus politiques de la ville, montrĂ©e comme un espace socialement hĂ©tĂ©rogĂšne, dans lequel la bourgeoisie jouxte la plus grande pauvretĂ©.
4. Les choses
Les artistes de la nouvelle objectivitĂ© sâintĂ©ressent particuliĂšrement au genre de la nature morte et reprĂ©sentent les objets avec une grande nettetĂ©, leur regard Ă©tant tout Ă la fois scrutateur et tranchant. En raison de sa prĂ©tendue objectivitĂ©, la photographie paraĂźt particuliĂšrement adaptĂ©e au rendu prĂ©cis des choses dans leur matĂ©rialitĂ©. InspirĂ©s par cette fidĂ©litĂ© hyperrĂ©aliste, les peintres sâemparent du langage visuel photographique, et un intense dialogue sâĂ©tablit alors entre les deux mĂ©diums. Aucun ne prĂ©sente nĂ©anmoins les objets selon une logique purement mimĂ©tique : ceux-ci sont souvent figurĂ©s dans des espaces Ă©tranges, qui semblent Ă la fois vides et sous tension, dans des compositions aux perspectives incohĂ©rentes prenant un aspect Ă©nigmatique. Les cactus et figuiers Ă caoutchouc sont trĂšs populaires dans les annĂ©es 1920 en Allemagne, oĂč ils sont recherchĂ©s pour leur exotisme. Les artistes se passionnent pour ces plantes alors perçues comme lâĂ©quivalent vĂ©gĂ©tal de la pierre cristalline : architecturĂ©es, gĂ©omĂ©triques, abstraites. Xaver Fuhr et Alexander Kanoldt peignent des ficus avec une grande mĂ©ticulositĂ©, dans des compositions Ă©purĂ©es qui font apparaĂźtre leur structure nette. Georg Scholz valorise la raideur du cactus, en rĂ©sonance avec le style pictural rigide de la Nouvelle ObjectivitĂ©. Tous semblent Ă©galement fascinĂ©s par lâaspect Ă©nigmatique de ces plantes, souvent rendu par leur insertion dans un environnement gagnĂ© par le vide. Dans Urformen der Kunst [Formes originelles de lâart] (1928), Karl Blossfeldt photographie des vĂ©gĂ©taux en gros plan sur fond neutre ; ceux-ci apparaissent alors inanimĂ©s, Ă©trangement inertes. Cette nature rĂ©ifiĂ©e sâinscrit dans une fascination plus large pour le monde des objets. Dans son album Die Welt ist schön [Le monde est beau] (1928), Albert Renger-Patzsch saisit les produits industriels standardisĂ©s, fabriquĂ©s en sĂ©rie. Casseroles en aluminium ou embauchoirs vernis sont montrĂ©s en plan rapprochĂ©, disposĂ©s en rang ou empilĂ©s sous un Ă©clairage unilatĂ©ral qui souligne leur Ă©clatante nouveautĂ©. Photographes et peintres sâintĂ©ressent Ă©galement aux objets en verre, ampoules et vaisselles, souvent figurĂ©s dans des perspectives plongeantes ou inhabituelles. Cette fascination pour la transparence, que lâon retrouve Ă©galement dans les films dâElla Bergmann-Michel sur lâarchitecture moderne, tĂ©moigne dâune volontĂ© de reprĂ©senter les objets sans filtre, avec objectivitĂ©.
5. Persona froide
Les quatre annĂ©es meurtriĂšres de la guerre soldĂ©es par une dĂ©faite engendrent en Allemagne une forme de dĂ©sillusion gĂ©nĂ©rale. Selon lâhistorien de la littĂ©rature Helmut Lethen, lâhumiliation infligĂ©e par les vainqueurs fait naĂźtre une culture de la honte, caractĂ©risĂ©e par un embarras gĂ©nĂ©ralisĂ© vis-Ă -vis des utopies dâavant-guerre. Si la culpabilitĂ© implique une dĂ©marche introspective et suppose de sâinterroger sur ses torts, la honte relĂšve de lâextĂ©rioritĂ© et requiert avant tout de prĂ©server son image auprĂšs des autres. Dans les annĂ©es 1920 apparaĂźt alors ce que Lethen nomme la « persona froide », nouveau type social qui consiste Ă chercher Ă se dĂ©rober au sentiment dâhumiliation en affichant un masque de froideur, dâindiffĂ©rence. Ce nouveau comportement modifie en profondeur la pratique du portrait. Auparavant tournĂ© vers lâintĂ©rioritĂ© et lâexpression psychologique du modĂšle, il se concentre dĂ©sormais sur les signes extĂ©rieurs des individus. Les artistes de la Nouvelle ObjectivitĂ© figurent ainsi moins des personnalitĂ©s que des types sociaux, dĂ©finis par leur profession. Souvent affichĂ©e dans le titre mĂȘme de lâoeuvre (homme dâaffaires, marchand de textiles, mĂ©decinâŠ), elle est Ă©galement identifiable Ă travers des attributs qui permettent de la reconnaĂźtre. Dans Menschen des 20. Jahrhunderts [Hommes du 20e siĂšcle], August Sander consacre un groupe aux « CatĂ©gories socio-professionnelles », photographiant moins des caractĂšres individuels que des mĂ©tiers. Ă lâinstar de Julius Bissier, qui se reprĂ©sente forgeant sa propre image sans Ă©motion ni affect, les portraits apparaissent froids, vidĂ©s de tout sentiment, en rĂ©sonance avec leurs arriĂšre-plans souvent neutres et dĂ©serts. Les sujets y figurent seuls et arborent une expression dĂ©tachĂ©e, un regard absent, voire vide. Comme la jeune fille reprĂ©sentĂ©e par Lotte Laserstein, ils semblent chercher Ă maquiller leurs ressentis derriĂšre une apparence impĂ©nĂ©trable. Les artistes sâintĂ©ressent Ă©galement aux changements des normes de genre, Ă lâimage dâAugust Sander, qui photographie « La femme » dans Menschen des 20. Jahrhunderts. Avec un oeil quasi sociologique, ils construisent une typologie de la Neue Frau [nouvelle femme] Ă©mancipĂ©e : Bubikopf (variante courte de la coupe au carrĂ©), cigarette, port de la chemise voire de la cravate deviennent des attributs rĂ©currents dans les portraits fĂ©minins de lâĂ©poque.
6. Rationalité
Ă la crise Ă©conomique et Ă lâinflation spectaculaire dâaprĂšs-guerre succĂšde une pĂ©riode de stabilisation et de croissance relative, favorisĂ©e notamment par le plan Dawes et lâinjection de capitaux amĂ©ricains en 1924. Une fascination pour lâAmĂ©rique et son modĂšle de sociĂ©tĂ© vu comme mĂ©thodique et harmonieux, gouvernĂ© par la technique, naĂźt alors en Allemagne. La rationalisation du travail mise au point par Taylor sâimporte au sein des entreprises allemandes, entraĂźnant une industrialisation rapide et une mĂ©canisation des tĂąches. Ce mode de production sâimmisce jusque dans les spectacles et divertissements : pour le critique Siegfried Kracauer, les Tiller Girls, une troupe de danseuses qui effectuent des chorĂ©graphies synchronisĂ©es dans un rythme mĂ©canique, constituent lâexpression visuelle du travail Ă la chaĂźne. LâesthĂ©tisation de machines se retrouve chez les artistes de la Nouvelle ObjectivitĂ©, qui en louent la beautĂ©. Les photographies dâAlbert Renger-Patzsch et les tableaux de Carl Grossberg montrent des sites industriels Ă©tincelants de propretĂ© dans des compositions Ă©purĂ©es, mĂ©ticuleusement dĂ©taillĂ©es. Le culte de la technique se poursuit avec lâapparition de la radio, nouvelle machine domestique perçue par le peintre Max Radler ou le dramaturge Bertolt Brecht comme un potentiel outil dâĂ©mancipation. Le principe de rationalisation devient bientĂŽt une nouvelle norme qui structure la vie sociale et culturelle. Le graphiste Paul Renner met au point la police de caractĂšres Futura, basĂ©e sur des formes gĂ©omĂ©triques Ă©lĂ©mentaires. LâamĂ©nagement intĂ©rieur du logement de petites dimensions est Ă©tudiĂ© par les architectes et designers pour optimiser lâespace. Dans cette mĂȘme optique, Marcel Breuer et Franz Schuster mettent au point un mobilier Ă©purĂ© et peu encombrant, qui libĂšre le maximum de place. Lâarchitecte Margarete SchĂŒtte-Lihotzky conçoit Ă Francfort une cuisine moderne et fonctionnelle, organisĂ©e comme un espace de travail permettant de limiter les dĂ©placements de la mĂ©nagĂšre. Ce souci dâamĂ©lioration du quotidien des femmes sâinscrit dans un dĂ©sir gĂ©nĂ©ral dâĂ©mancipation : les annĂ©es 1920 sont celles de lâapparition dâune Neue Frau [nouvelle femme] financiĂšrement indĂ©pendante, qui sort de son rĂŽle traditionnel pour se confronter Ă la technologie moderne ou aux sports jusque-lĂ rĂ©servĂ©s aux hommes.
7. Utilité
LiĂ©e Ă la Nouvelle ObjectivitĂ©, la notion de Gebrauch [utilitĂ©] apparaĂźt dans lâAllemagne des annĂ©es 1920 dans les domaines du théùtre, de la musique et de la littĂ©rature. Ce nouveau concept favorise lâĂ©mergence dâoeuvres Ă caractĂšre didactique, pensĂ©es pour un large public. CensĂ©es ĂȘtre utiles Ă la sociĂ©tĂ©, elles doivent ĂȘtre ancrĂ©es dans leur temps et immĂ©diatement comprĂ©hensibles. Ă lâinstar du cĂ©lĂšbre reporter Egon Erwin Kisch, lâĂ©crivain moderne adopte dĂ©sormais un style neutre, constituĂ© de phrases simples et concises, et privilĂ©gie le rĂ©cit des faits sur lâexploration des sentiments. Dans la Gebrauchslyrik [poĂ©sie utilitaire], la prose prend le pas sur le lyrisme. InspirĂ© par la littĂ©rature des LumiĂšres, Erich KĂ€stner confĂšre Ă la poĂ©sie un but Ă©ducatif et Ă©crit dans une langue simple et comprĂ©hensible, dĂ©nuĂ©e de toute psychologie. Le journaliste Kurt Tucholsky rĂ©dige des poĂšmes ouvertement politiques adressĂ©s au prolĂ©tariat, qui sâĂ©loignent des prĂ©occupations des tenants de lâart pour lâart. ImportĂ©s dâAmĂ©rique, de nouveaux styles musicaux apparaissent en Allemagne et deviennent trĂšs populaires, notamment le jazz et les musiques de danse comme le fox-trot. Les compositeurs Ernst KĆenek, Kurt Weill ou Paul Hindemith sâen inspirent pour crĂ©er un genre musical nouveau, le Zeitoper [opĂ©ra dâactualitĂ©]. Les intrigues se dĂ©roulent dans le monde contemporain, les dĂ©cors intĂšgrent les technologies et machines modernes (trains, voitures, tĂ©lĂ©phones). LâopĂ©ra tourne le dos Ă la tradition romantique et sâadresse Ă un vaste public, puisant ses rĂ©fĂ©rences dans la culture populaire. Aux antipodes des Ă©panchements lyriques de lâexpressionnisme, les metteurs en scĂšne Erwin Piscator et Bertolt Brecht dĂ©veloppent le théùtre Ă©pique. DĂ©jouant la fiction, ils introduisent dans leurs piĂšces des dispositifs scĂ©niques permettant au spectateur dâanalyser lâintrigue, et ainsi contribuer Ă son Ă©veil politique. Lâintroduction de narrateurs ou la rupture de lâunitĂ© de lâaction sont autant dâĂ©lĂ©ments engendrant une distanciation propice Ă la rĂ©flexion. Les dĂ©cors conçus par Traugott MĂŒller ou George Grosz contribuent au dĂ©veloppement de ces ambitions anti-illusionnistes. Tout en demeurant un divertissement, le théùtre devient ainsi un lieu dâĂ©ducation et un moyen dâinformation.
8. Transgressions
En Allemagne, les rĂŽles genrĂ©s traditionnels sont redĂ©finis Ă lâissue de la PremiĂšre Guerre mondiale. AprĂšs avoir occupĂ© les postes vacants durant le conflit, les femmes sont dĂ©sormais implantĂ©es sur le marchĂ© du travail, et obtiennent le droit de vote dĂšs 1918. Cette nouvelle position les conduit Ă adopter une apparence androgyne en sâappropriant les codes de la masculinitĂ© : cheveux courts, chemise, cravate et torse plat, comme le montre Selbstbildnis als Malerin [Autoportrait en peintre] (1935) de Kate Diehn-Bitt. Lotte Jacobi photographie les frĂšre et sĆur Erika et Klaus Mann, enfants de lâĂ©crivain Thomas Mann, qui portent les mĂȘmes vĂȘtements et apparaissent sur lâimage presque indistingables. Ă Berlin, dans le cĂ©lĂšbre cabaret de lâEldorado, les artistes travestis poussent plus loin encore cette confusion des genres. Une importante subculture homosexuelle se dĂ©veloppe dans ces clubs tolĂ©rĂ©s par la police. La peintre et dessinatrice Jeanne Mammen rĂ©alise des aquarelles croquant le quotidien des lieux de rencontre lesbiens, figurant les relations entre femmes avec une certaine tendresse, tout comme Christian Schad, qui dessine deux jeunes garçons amoureusement enlacĂ©s. Les portraits dâOtto Dix sont en revanche davantage empreints des stĂ©rĂ©otypes homophobes de lâĂ©poque. La danseuse Anita Berber, vedette ouvertement bisexuelle aux multiples frasques, est caricaturĂ©e comme une personnification du pĂ©chĂ©. Le bijoutier Karl Krall apparaĂźt avec des hanches dĂ©mesurĂ©ment creusĂ©es et larges, en Ă©cho aux idĂ©es du scientifique Eugen Steinach sur les « hommes fĂ©minisĂ©s ». Dans son film mĂ©dical, qui connaĂźt alors un grand succĂšs, le physiologiste dĂ©fend lâidĂ©e dâun dĂ©terminisme biologique de lâhomosexualitĂ©, qui pourrait se dĂ©celer Ă la largeur du bassin ou des Ă©paules. Transgressions de lâhĂ©tĂ©rosexualitĂ© et dĂ©cloisonnement des genres gĂ©nĂšrent chez certains artistes masculins une angoisse qui se traduit dans leurs oeuvres par un rappel violent Ă la norme. Rudolf Schlichter, Karl Hubbuch ou Otto Dix multiplient les reprĂ©sentations de Lustmörder, crimes sexuels montrant des femmes violemment assassinĂ©es par arme blanche ou pendaison. Pour ces jeunes peintres dâune vingtaine dâannĂ©es, lâĂ©mancipation fĂ©minine, notamment sexuelle, est perçue comme une menace que ces reprĂ©sentations permettent de conjurer.
9. Regard vers le bas
La fascination pour lâindustrie et les machines se heurte Ă la dure rĂ©alitĂ© du quotidien des populations les plus modestes. Mus par une volontĂ© de reprĂ©senter le revers du capitalisme triomphant, certains artistes de la Nouvelle ObjectivitĂ© tournent leur regard vers ces invisibles que le progrĂšs technique exclut ou rĂ©prouve. Bien que prĂ©tendant Ă une reprĂ©sentation objective du monde social, ils refusent la neutralitĂ© politique, la plupart Ă©tant engagĂ©s au parti communiste. Lâapparition dâune presse ouvriĂšre richement illustrĂ©e comme lâArbeiter Illustrierte Zeitung (AIZ), Ă lâapproche objective voire sociologique, contribue Ă mĂ©diatiser le quotidien des travailleurs ; des films documentaires dĂ©noncent par ailleurs leurs logements exigus et insalubres. Ă Berlin, le journaliste Siegfried Kracauer publie Die Angestellten [Les EmployĂ©s] (1930), vaste enquĂȘte sur ce groupe social soumis Ă la mĂȘme mĂ©canisation du travail que les prolĂ©taires dont ils se sentent pourtant Ă©loignĂ©s. Cet essor du documentaire, du reportage ou de lâenquĂȘte nourrit la pratique des photographes et des peintres, qui adoptent la mĂȘme approche analytique et distancĂ©e. Karl Völker et Oskar Nerlinger rĂ©alisent des portraits des foules anonymes de travailleurs dans lâenvironnement oppressant de lâarchitecture industrielle : dĂ©sindividualisĂ©s, ils ne sont plus que de simples rouages de la machine Ă©conomique capitaliste. Lâexploitation de ces masses laborieuses profite aux plus aisĂ©s : dans son photomontage Arm und Reich [Pauvre et riche] (1930), Alice Lex-Nerlinger montre, Ă lâaide dâune composition simple, que le confort de quelques riches sâobtient au dĂ©triment de la masse de pauvres. Ă lâaide dâun style dĂ©tachĂ©, les artistes figurent les populations prĂ©caires vivant en bordure des grands centres urbains modernes, vitrines du capitalisme allemand. Dans Menschen des 20. Jahrhunderts, August Sander consacre un groupe à « La grande ville », dont il reprĂ©sente les populations marginales : gens du voyage et gitans menant une vie dâitinĂ©rance, mais aussi chĂŽmeurs, mendiants et misĂ©reux. Loin des boulevards animĂ©s et de leurs enseignes lumineuses, Hans Baluschek et Hans Grundig peignent les exclus des divertissements urbains, les familles pauvres Ă©voluant dans des terrains vagues Ă la pĂ©riphĂ©rie des villes.
![Albert Renger-Patzsch, GlĂ€ser [Verres], 1926-1927. Galerie Berinson, Berlin. © Albert Renger-Patzsch Archiv / Ann und JĂŒrgen Wilde, ZĂŒlpich / Adagp, Paris, 2022.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3201-3350/3252_Allemagne_0b.jpg)
Parcours August Sander – Vue en perspective :
August Sander, entre lâĂ©lan rĂ©volutionnaire des artistes progressistes et lâenracinement dans le terroir
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En dialogue avec les huit thĂ©matiques dĂ©veloppĂ©es prĂ©cĂ©demment, les sept groupes sociĂ©taux d’August Sander prennent place au coeur du parcours (voir plan page 3). Chaque chapitre est complĂ©tĂ© par un ensemble de documents rarement montrĂ©s, qui mettent en lumiĂšre les enjeux de chaque section et montrent August Sander au travail. Une double forme de contextualisation se produit ainsi, tant sur le plan de lâhistoire de la photographie, quâen lien avec les Ćuvres de la Nouvelle ObjectivitĂ©, surtout Ă travers les Ă©changes de Sander avec les artistes progressistes de Cologne. La rencontre met en Ă©vidence Ă quel point cette oeuvre-jalon, particuliĂšrement influente dans lâhistoire de la photographie, nâa pas Ă©tĂ© une conception monolithique, mais un processus organique qui, comme beaucoup dâoeuvres de son temps, proposait une coupe transversale de la sociĂ©tĂ© allemande, tout en reflĂ©tant les bouleversements et les distorsions de son histoire.
La premiĂšre salle thĂ©matique â Standardisation â prĂ©sente les relations Ă©troites quâAugust Sander entretenait avec le groupe des « Kölner Progressive [Progressistes de Cologne] ». De nombreux documents et lettres tĂ©moignent de leurs Ă©changes. Le schĂ©matisme avec lequel les progressistes reprĂ©sentent les acteurs sociaux de lâAllemagne des annĂ©es 1920 confirme lâintention dâAugust Sander de dresser le portrait de sa sociĂ©tĂ© par un ensemble de typologies photographiques. ExposĂ© pour la premiĂšre fois en 1927 au Kölner Kunstverein, cet ensemble est annoncĂ© sous le titre Menschen des 20. Jahrhunderts [Hommes du 20e siĂšcle]. Un premier tapuscrit de lâĂ©poque prĂ©voit la rĂ©partition de la sociĂ©tĂ© en sept groupes contenant une quarantaine de portfolios â tentative ambitieuse qui sâavĂšre irrĂ©alisable avec lâavĂšnement du nazisme. Monument (et non monolithe) de lâhistoire de la photographie, les Hommes du 20e siĂšcle restent une grande construction, basĂ©e sur les nĂ©gatifs et tirages que le photographe a pu sauver aprĂšs la Seconde Guerre mondiale. Une ouverture entre les cimaises offre une vue sur le parcours August Sander, notamment sur le groupe I « Le paysan ». Cette perspective rĂ©vĂšle les deux forces antagonistes et sources dâinspiration de cette oeuvre : le photographe est Ă la fois Ă©lectrisĂ© par lâesprit rĂ©volutionnaire des jeunes artistes, mais il est aussi enracinĂ© dans le terroir par son travail sur les paysans.
Groupe I : Le paysan
Câest Ă partir de 1910, au moment oĂč il sâinstalle Ă Cologne, quâAugust Sander commence Ă parcourir les villages du Westerwald en tant que photographe ambulant. Ses nombreux portraits des paysans constitueront une dĂ©cennie plus tard la base de son grand projet sur les Hommes du 20e siĂšcle. Il dĂ©finit sept portfolios â Le jeune paysan (1), Lâenfant de paysan et la mĂšre (2), La famille paysanne (3), Le paysan – sa vie et son travail (4), Types de paysan (5), Lâhabitant dâune petite ville (6), Le sport (7) â censĂ©s suivre le modĂšle de sa Stammappe, portfolio type composĂ© de douze images, ce qui reprĂ©sente pour lui une structure idĂ©ale et quâil expose pour la premiĂšre fois au Kölner Kunstverein en 1927. Une longue vitrine â la premiĂšre dâune sĂ©rie de tables-vitrine, un dispositif de monstration accompagnant chacune des sept sections â fait dĂ©couvrir pour la premiĂšre fois les tirages commerciaux du photographe. Elle permet de comprendre que le travail dâAugust Sander consistait aussi à « Ă©diter » ses archives et
Groupe II : Lâartisan
Le groupe II est dĂ©diĂ© au concept de « homo faber », lâhomme qui sait crĂ©er ses propres outils. En ce sens, la dĂ©finition de « Lâartisan » est large et implique une dimension temporelle, celle du progrĂšs. Les cinq portfolios partent du MaĂźtre artisan (8) pour arriver au Technicien et inventeur (12) des annĂ©es 1920 en passant par la phase de lâindustrialisation oĂč sont opposĂ©s Lâindustriel (9) et les ouvriers, Ă qui il consacre deux portfolios : Lâouvrier â sa vie et son travail (10) et Types de travailleurs â physiques et intellectuels (11). Ă travers leurs poses, les modĂšles y manifestent fiĂšrement leur « Klassenbewusstein » (conscience de classe) dâĂȘtre ouvrier. On ne trouve rien de misĂ©rabiliste dans ces reprĂ©sentations de Sander. Il les photographie avec la mĂȘme distance et dignitĂ© quâil applique au paysan ou au bourgeois. Ce chapitre nous prĂ©sente aussi lâartisanat du photographe August Sander, de son fils Gunter Sander et son petit-fils Gerd Sander qui ont tirĂ© et Ă©ditĂ© son oeuvre aprĂšs sa mort. Ă travers deux images iconiques, Konditor [Le pĂątissier], 1928 et Handlanger [Manoeuvre], 1928 les diffĂ©rentes gĂ©nĂ©rations de tirages soulignent que le vrai original en photographie est le nĂ©gatif, une partition quâil faut savoir interprĂ©ter.
Groupe III : La femme
Consacrer une section entiĂšre au rĂŽle de la femme dans la sociĂ©tĂ© semble Ă premiĂšre vue un geste progressiste, mais celui-ci sâavĂšre nĂ©anmoins ambigu. Dans les trois premiers portfolios, la femme n’est pas dĂ©finie par son individualitĂ©, mais par ses relations aux autres : La femme et lâhomme (13) et La femme et l’enfant (14). La famille (15) semble Ă©galement ĂȘtre en premier lieu l’affaire des femmes. Ainsi, la photographie du veuf, 1914, entourĂ© par ses deux fils ne fait que dĂ©crire l’absence de la femme. Si la conception de ces trois ensembles rĂ©vĂšle lâattitude conservatrice dâAugust Sander, Ă lâintĂ©rieur de ces portfolios, les femmes de ses couples dâamis artistes intĂšgrent un nouveau type fĂ©minin : la nouvelle femme des annĂ©es 1920. EmployĂ©e et active, moderne et sĂ»re dâelle-mĂȘme, on la retrouve aussi dans les portfolios La femme Ă©lĂ©gante (16) et La femme exerçant un mĂ©tier intellectuel et manuel (17). Pour ces femmes, la photographie Ă©tait devenue via les magazines imprimĂ©s une forme de miroir pour sâaffirmer et se rĂ©inventer. Dans la vitrine se trouve exposĂ©e une invention photographique datant de 1928 : les photomatons, qui permettaient de se mettre en scĂšne soi-mĂȘme dans la cabine. Les petites bandes des portraits automatisĂ©s sont juxtaposĂ©es Ă des sĂ©ries de portraits dâAugust Sander provenant de la mĂȘme sĂ©ance de prise de vue. On voit comment les modĂšles travaillent leurs poses devant lâobjectif, cherchant le dĂ©tail significatif et le geste sophistiquĂ©, ce qui montre que les portraits de Sander sont en quelque sorte des « autoportraits assistĂ©s » (Olivier Lugon). Un certain nombre de ces photographies sont exposĂ©es en face et Ă cĂŽtĂ© des portraits peints de la section Persona froide, avec lesquels elles partagent lâimportance des attributs et vĂȘtements comme marqueurs dâun personnage.
Groupe IV : Les états
Die StĂ€nde [Les Ă©tats] â August Sander choisit un terme du systĂšme fĂ©odal pour dĂ©crire le groupe de sa structure sociĂ©tale qui contient le plus de portfolios. En effet, on y retrouve ceux qui gouvernent, ceux qui prient et ceux qui combattent, les autoritĂ©s du vieux monde Lâaristocrate (24), LâecclĂ©siastique (25) et Le soldat (23), et celles de la sociĂ©tĂ© moderne Le fonctionnaire (20) et Lâhomme politique (28) â par contre les employĂ©s et les cadres moyens, nouvelle couche sociale importante, nây sont pas reprĂ©sentĂ©s par un portfolio spĂ©cifique. Sander met au dĂ©but de ce groupe les Ă©lites intellectuelles LâĂ©tudiant (18) et Le savant (19). Le portfolio 26, Lâinstituteur, le professeur et le pĂ©dagogue fait le pont entre le monde rural et le milieu urbain. Les professions libĂ©rales sont Ă©galement reprĂ©sentĂ©es Le mĂ©decin et le pharmacien (21) et Le juge et lâavocat (22). AprĂšs la fin de la Seconde Guerre mondiale, August Sander y rajoutera le portfolio Le national-socialiste (23a), portfolio quâil classe auprĂšs du portfolio sur Le soldat (23) et non Ă cĂŽtĂ© de celui de Lâhomme politique (28) et sans lequel son rĂ©cit sur la sociĂ©tĂ© allemande du 20e siĂšcle aurait Ă©tĂ© lacunaire (voir derniĂšre salle de lâexposition). Dans la composition de chaque portfolio, le photographe essaie de sonder les contrastes et disparitĂ©s de chaque profession et de faire cohabiter les diffĂ©rents milieux sociaux et politiques : un Vendeur dâallumettes est dans le mĂȘme portfolio que le Marchand dâart, Lâherboriste cĂŽtoie Le mĂ©decin, les prĂȘtres catholiques sont unis avec leurs homologues protestants. Cette volontĂ© de grouper et synthĂ©tiser les acteurs sociaux, tout en les diffĂ©renciant en mĂȘme temps, cette « sociologie sans Ă©crire, mais en donnant des images » (Alfred Döblin) se trouve condensĂ©e en 60 images dans le livre Antlitz der Zeit (Visage du temps), publiĂ© en 1929. Les dix exemplaires en vitrine illustrent en cinq paires lâart du rĂ©cit par lâimage, Ă base dâanalogies et de contrastes, qui fait de ce livre un chef-dâoeuvre de la photographie du 20e siĂšcle.
Groupe V : Les artistes
Dans son modĂšle de sociĂ©tĂ©, August Sander attribue aux artistes un groupe Ă part, qui marque Ă la fois un point culminant et un point de basculement entre les groupes IV : Les Ă©tats et VI : La grande ville. Il organise les sept portfolios en fonction des diffĂ©rents domaines de l’art, en commençant par la littĂ©rature et en terminant par la musique : L’Ă©crivain (29), Le comĂ©dien (30), L’architecte (31), Le sculpteur (32), Le peintre (33), Le compositeur (34) et LâinterprĂšte musical (35). Dans ce groupe, Sander a principalement photographiĂ© des artistes qui Ă©taient actifs au niveau local, qui faisaient partie de son milieu personnel ou qui passaient un sĂ©jour prolongĂ© Ă Cologne. Ce n’est que dans quelques rares cas qu’il se rendit lui-mĂȘme en voyage pour rencontrer des acteurs culturels extĂ©rieurs â comme par exemple Ă Berlin oĂč il entra en contact avec Raoul Hausmann en 1929, muni des recommandations de son ami Franz Wilhelm Seiwert. Vus d’aujourd’hui, les portfolios semblent donc trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšnes ; ils comprennent des personnalitĂ©s de premier plan comme Hans Poelzig, Otto Dix et Paul Hindemith parmi les architectes, les peintres et les compositeurs, alors que les Ă©crivains choisis, par exemple, restent inconnus. De plus, Sander a attribuĂ© nombre de ses portraits d’artistes Ă d’autres groupes et donc Ă d’autres contextes sociaux. Il s’agit non seulement de Raoul Hausmann, qui apparaĂźt dans les groupes II, III et VI en tant quâinventeur, dandy et bohĂ©mien, mais aussi de presque toutes les femmes artistes qui font partie du groupe III. L’intĂ©rĂȘt de Sander pour l’image de l’artiste va bien au-delĂ de la simple prĂ©sentation des cĂ©lĂ©britĂ©s les plus importantes de son Ă©poque. NĂ©anmoins, ses photographies se situent Ă©galement par rapport aux cultures visuelles populaires qui se dĂ©veloppent dans l’entre-deuxguerres autour des artistes, des stars et des vedettes de l’Ă©poque. La vitrine prĂ©sente quelques-unes de ces formes, qui se situent entre la construction mĂ©diatique de la figure de l’artiste et l’exploitation commerciale du portrait.
Groupe VI : La grande ville
Dans les discours publics et les dĂ©bats politiques de la rĂ©publique de Weimar, la grande ville est opposĂ©e au monde rural, elle est la nouvelle Babylone. Les portfolios du groupe VI rĂ©vĂšlent que la pensĂ©e dâAugust Sander nâest pas dĂ©pourvue de ces topoĂŻ. Pour lui, la ville est avant tout un lieu vital dont tĂ©moignent La rue â vie et spectacles (36), Jeunesse de la grande ville (39) et FestivitĂ©s (39) parmi lesquelles on compte les manifestations religieuses et politiques mais surtout le carnaval, seule forme de transgression lĂ©gitime. La ville est la destination des invalides de la guerre et de lâexode rural, dont on retrouve les migrants de travail dans les portfolios sur Les servants (41) et les Types et personnages de la grande ville, ensemble hybride dans lequel figurent Ă©galement lâautoportrait de Sander et la bohĂšme artistique. La ville est le lieu de la dĂ©sorganisation sociale et des dĂ©racinĂ©s, et Sander leur consacre deux portfolios : Les gens du voyage â foire et cirque (37), Les gens du voyage â gitans et vagabonds (38). MalgrĂ© leur marginalisation par le titre et leur sĂ©grĂ©gation dans un portfolio spĂ©cifique, Sander les a photographiĂ©s avec la mĂȘme distance et le mĂȘme respect que pour le paysan et le bourgeois. La ville est aussi le port de tous les laissĂ©s-pour-compte du capitalisme comme Les personnes qui venaient Ă ma porte (43), mise en abyme de la mĂ©thode photographique de Sander. Enfin, aprĂšs 1945, il classera dans le mĂȘme groupe VI trois portfolios dĂ©diĂ©s aux persĂ©cutĂ©s du nazisme : le portfolio 44 sur les citoyens juifs de Cologne (dont il rĂ©alisait les photographies dâidentitĂ©), les Prisonniers politiques (44a) oĂč figurent les prises de vuede son fils Erich rĂ©alisĂ©es Ă la prison dans laquelle il Ă©tait internĂ©, et les Travailleurs Ă©trangers (44b). (Voir derniĂšre salle de lâexposition.) La vitrine montre la production exubĂ©rante de recueils de portraits, tĂ©moignant de la viralitĂ© du discours physiognomonique en Allemagne, qui de nouveau oppose « le visage authentique » des paysans aux « masques » de lâhomme aliĂ©nĂ© de la ville.
Groupe VII : Les derniers hommes
Le titre de ce dernier groupe dâAugust Sander rappelle lâexpression Le dernier homme quâutilise Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra pour dĂ©signer le dĂ©clin de lâhomme passif, anxieux et sans ambition, reprĂ©sentant dâune civilisation auquel il oppose le modĂšle du surhomme. Pourtant, lâĂ©pilogue sinistre des Hommes du 20e siĂšcle ne correspond pas tout Ă fait Ă cette idĂ©e. Son seul portfolio Idiots, malades, fous et matiĂšre (45) rassemble douze photographies de moribonds, de vieux, dâhommes et enfants aveugles ainsi que le masque de mort de son fils Erich, donnant ainsi lâidĂ©e dâun cycle de vie dâune sociĂ©tĂ© qui se termine par la mort et Les derniers hommes. La diction fatale du titre, qui rĂ©sonne avec le discours eugĂ©nique de lâĂ©poque, et la position du groupe Ă la fin des Hommes du 20e siĂšcle restent rĂ©voltants. Les photographies en vitrine prĂ©sentent par contre la totalitĂ© des portraits dâaveugles de Sander, et dĂ©montrent son intĂ©rĂȘt pour ces personnes. Ses agrandissements de dĂ©tails rĂ©vĂšlent une certaine fascination, voire une forme dâempathie avec eux, transformant leurs gestes en allĂ©gories des sens.