âToyenâ l’Ă©cart absolu
au MusĂ©e dâArt moderne de Paris
du 25 mars au 24 juillet 2022

PODCAST – Interview de Annie Le Brun, Ă©crivain et commissaire de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 24 mars 2022, durĂ©e 12â08.
© FranceFineArt.

Extrait du communiqué de presse :

Commissaires
Annie Le Brun, écrivain
en collaboration avec Dr. Annabelle Görgen-Lammers, Hamburger Kunsthalle, Hambourg et Dr. Anna Pravdovå, Galerie Nationale de Prague
PrĂ©sentĂ©e successivement Ă Prague, Hambourg et Paris, cette rĂ©trospective de lâĆuvre de Toyen (1902-1980) constitue un Ă©vĂ©nement qui permet de dĂ©couvrir la trajectoire exceptionnelle dâune artiste majeure du surrĂ©alisme qui s’est servie de la peinture pour interroger lâimage. Cent-cinquante Ćuvres (peintures, dessins, collages et livres venant de musĂ©es et de collections privĂ©es) sont prĂ©sentĂ©es dans un parcours en cinq parties. Celles-ci rendent compte de la façon dont se sont articulĂ©s les temps forts dâune quĂȘte menĂ©e en « Ă©cart absolu » de tous les chemins connus.
NĂ©e Ă Prague, Toyen traverse le siĂšcle en Ă©tant toujours Ă la confluence de ce qui se produit de plus agitant pour inventer son propre parcours. Au coeur de lâavant-garde tchĂšque, elle crĂ©e avec Jindrich Styrsky (1899-1942) « lâartificialisme » se rĂ©clamant dâune totale identification « du peintre au poĂšte ». Ă la fin des annĂ©es 20, ce mouvement est une saisissante prĂ©figuration de « l’abstraction lyrique » des annĂ©es cinquante. Mais lâintĂ©rĂȘt de Toyen pour la question Ă©rotique, comme sa dĂ©termination dâexplorer de nouveaux espaces sensibles, la rapprochent du surrĂ©alisme. Ainsi est-elle en 1934 parmi les fondateurs du mouvement surrĂ©aliste tchĂšque. Câest alors quâelle se lie avec Paul Eluard et AndrĂ© Breton.
Durant la seconde guerre mondiale, elle cache le jeune poĂšte juif Jindrich Heisler (1914-1953), tandis quâelle rĂ©alise dâimpressionnants cycles de dessins, afin de saisir lâhorreur du temps. En 1948, refusant le totalitarisme qui sâinstalle en TchĂ©coslovaquie, elle vient Ă Paris pour y rejoindre AndrĂ© Breton et le groupe surrĂ©aliste. Si elle participe Ă toutes ses manifestations, elle y occupe une place Ă part, poursuivant lâexploration de la nuit amoureuse Ă travers ce qui lie dĂ©sir et reprĂ©sentation.
SinguliĂšre en tout, Toyen nâa cessĂ© de dire quâelle nâĂ©tait pas peintre, alors quâelle est parmi les rares Ă rĂ©vĂ©ler la profondeur et les subtilitĂ©s dâune pensĂ©e par lâimage, dont la portĂ©e visionnaire est encore Ă dĂ©couvrir.
Un catalogue est publié aux éditions Paris Musées
Parcours de l’exposition
Introduction
En 1919, Prague est la capitale europĂ©enne qui se trouve alors Ă Ă©gale distance de Paris, Vienne, Moscou et Berlin, oĂč tout se rĂ©invente, lâarchitecture, la littĂ©rature, la psychanalyse, le théùtre, la linguistique⊠Toyen a 17 ans. Elle vient de quitter sa famille pour rejoindre les milieux anarchistes et communistes, avant de frĂ©quenter lâĂcole des arts dĂ©coratifs quâelle va vite abandonner. Ne cĂ©dant jamais sur sa rĂ©volte ni sur ses rĂȘves, elle va traverser le siĂšcle, toujours Ă la confluence de ce qui sây produit de plus agitant, des avant-gardes de lâEurope centrale au surrĂ©alisme international. Bien avant dâavoir lu lâutopiste Charles Fourier, Toyen a pratiquĂ© lâĂ©cart absolu que celui-ci prĂ©conisait en sâĂ©loignant dĂ©libĂ©rĂ©ment des routes connues. SinguliĂšre en tout, elle a toujours refusĂ© de se dĂ©finir comme un peintre et Ă plus forte raison comme une femme peintre. Tel Rimbaud, elle est ailleurs. Ainsi la peinture lui aura dâabord Ă©tĂ© prĂ©texte de sâaventurer dans les continuelles mouvances de la reprĂ©sentation, afin dây discerner les forces qui hantent notre obscuritĂ© et particuliĂšrement notre nuit amoureuse. Refusant de se laisser assigner Ă rĂ©sidence par quelque identitĂ© que ce soit, Toyen a menĂ© sa vie comme un voyage au long cours, oĂč les courants auront comptĂ© autant que les rivages abordĂ©s. Extraordinaire traversĂ©e de lâimage, dont lâhistoire se confond avec celle de la libertĂ© en quĂȘte de ses formes.
I â MIRAGES (1919â1929)
Au milieu de lâĂ©tĂ© 1922, Toyen rencontre sur lâĂźle croate de Korcula le jeune peintre JindĆich Ć tyrskĂœ, pareillement en rupture avec sa famille, lâenseignement des Beaux-Arts et lâordre social. Câest le dĂ©but dâune collaboration Ă vie. De retour Ă Prague, ils rejoignent le groupe Devetsil, alors creuset de lâavant-garde, et participent Ă toutes ses expositions avec des tableaux entre purisme et constructivisme. Entre 1925 et 1927, Toyen et Ć tyrskĂœ voyagent en Europe, sĂ©journent Ă Paris et y exposent. FascinĂ©e par la diversitĂ© des spectacles, cirques, music-hall, fĂȘtes foraines… quâils y dĂ©couvrent, Toyen rĂ©alise en 1925 une sĂ©rie de tableaux « primitivistes » mais dont la facture et lâhumour les rapprochent de nombreux petits croquis Ă©rotiques tĂ©moignant dĂ©jĂ dâune composante majeure de sa sensibilitĂ©. En 1926, Toyen et Ć tyrskĂœ dĂ©finissent leur vision commune sous le nom dâartificialisme, visant à « provoquer des Ă©motions poĂ©tiques qui ne sont pas seulement optiques ». On peut y reconnaĂźtre une prĂ©figuration, trente ans avant, de lâabstraction lyrique, mĂȘme si lâartificialisme sâen diffĂ©rencie par la subtilitĂ© dâun « miroir sans image », dans lequel Toyen comme Ć tyrskĂœ ont affirmĂ© « lâidentification du peintre au poĂšte ».
II â LA FEMME MAGNĂTIQUE (1930â1939)
Avec le dĂ©but des annĂ©es trente, une violence nouvelle sâempare de lâespace de Toyen, dĂ©voilant des formes venues des profondeurs, qui sâimposent progressivement par leur charge sexuelle. Sans quâon sâen aperçoive, la lumiĂšre cĂšde Ă la matiĂšre. De moins en moins, la flore se distingue de la faune dans une nuit intĂ©rieure que Toyen ne quitte plus des yeux, pour voir quelle forme se rĂ©vĂšle Ă travers lâĂ©rotisation de ce qui est. Câest alors quâelle dĂ©couvre les Ă©crits de Sade et sa vision pansexuelle. De 1930 Ă 1933, elle est aux cĂŽtĂ©s de Ć tyrskĂœ, bravant la censure, avec lâEroticka revue. Elle y illustre de nombreux textes et publie ses propres dessins, dont la force Ă©vocatrice dit lâimportance quâelle ne cesse dâaccorder Ă la dimension Ă©rotique, Ă©clairant, au-delĂ dâaffinitĂ©s poĂ©tiques et politiques de plus en plus Ă©videntes, son rapprochement avec le surrĂ©alisme. Ainsi Toyen figure parmi les fondateurs du groupe surrĂ©aliste de TchĂ©coslovaquie. JusquâĂ la fin de sa vie, elle restera fidĂšle Ă cet engagement. Non sans que son exceptionnel travail sur la matiĂšre lâamĂšne, dĂšs le milieu des annĂ©es trente, Ă voir dans le jeu des forces primordiales, la catastrophe qui se prĂ©pare. Ce dont rendent compte de façon prĂ©monitoire ses deux ensembles de dessins, Les Spectres du dĂ©sert (1936-1937) et Seules les crĂ©cerelles pissent sur les dix commandements (1939), accompagnĂ©s de poĂšmes du jeune JindĆich Heisler.
III â CACHE-TOI, GUERRE ! (1939â1946)
DĂšs les dĂ©buts de la guerre, Toyen cherche Ă saisir lâhorreur, en sâen remettant de plus en plus Ă la rigueur de son dessin. Elle y parvient magistralement Ă travers les grands cycles que sont Tir (1939-1940) et Cache-toi, guerre ! (1940-1944). Au plus loin des solutions rĂ©alistes de lâart engagĂ©, elle figure un monde dont tout horizon a disparu, mais oĂč ne subsistent, comme surprenants rĂ©vĂ©lateurs de lâatrocitĂ© de lâĂ©poque, que jouets brisĂ©s et spectres animaux, tĂ©moins muets de lâinnocence et du merveilleux anĂ©antis. Justement ce que, durant cette pĂ©riode, Toyen nâen continue pas moins dâaffirmer, envers et contre tout. Ainsi, dĂšs 1941, alors quâelle cache chez elle JindĆich Heisler, traquĂ© en tant que juif, elle compose avec lui Depuis les casemates du sommeil, une suite de « poĂšmes rĂ©alisĂ©s », se retournant en imprĂ©visible offensive lyrique contre le malheur des temps. Câest dans cette perspective de haute rĂ©volte que Toyen recommence Ă peindre Ă partir de 1942. Aussi terribles que soient alors ses tableaux, leur seule existence tĂ©moigne dâune puissance de conjuration proportionnelle. Plus encore, elle y fait preuve dâune virtuositĂ© tragique telle que, dâun tableau lâautre, semble sây rĂ©soudre lâĂ©nigme de la reprĂ©sentation.
IV â LE DEVENIR DE LA LIBERTĂ (1947â1965)
AprĂšs lâexposition que Breton lui organise en 1947 Ă la Galerie Denise RenĂ©, Toyen dĂ©cide avec Heisler de sâexiler Ă Paris, pour Ă©chapper au totalitarisme stalinien qui, Ă la suite du nazisme, sâabat sur lâEurope centrale. AussitĂŽt arrivĂ©s, lâun et lâautre participent activement Ă la crĂ©ation de NĂ©on, la nouvelle revue surrĂ©aliste. Dans le mĂȘme temps, Toyen mise une fois de plus sur le dessin pour dĂ©terminer lâespace sensible oĂč la vie peut rĂ©inventer ses prestiges. Avec le cycle Ni ailes, ni pierres : ailes et pierres (1948-1949) , elle cherche, en effet, Ă saisir lâinstant de trouble oĂč ĂȘtres et choses se frĂŽlent et se rejoignent en fascinants foyers dâintensitĂ©. Roches, plumes, vagues⊠y viennent en force pour nous dĂ©couvrir, au grĂ© dâanalogies inĂ©dites entre les mouvements des hommes et ceux de la nature, les espaces jamais vus dâune gĂ©omĂ©trie passionnelle. La valeur refondatrice de ce cycle est de suggĂ©rer quelle transmutation est Ă lâorigine des bouleversantes apparitions, auxquelles elle nous fait dĂšs lors assister, toile aprĂšs toile. Ainsi en va-t-il des « sept Ă©pĂ©es hors du fourreau», vibrantes Ă©vocations fĂ©minines de 1957, dont le pouvoir est directement proportionnel Ă celui de mĂ©tamorphoses rĂ©vĂ©latrices dâun « mimĂ©tisme amoureux entre les rĂšgnes animal, vĂ©gĂ©tal et minĂ©ral » (Radovan Ivsic). Câest lâaffirmation dâune Ă©rotique de lâanalogie, ouvrant Ă perte de vue les paysages dâun imaginaire amoureux oĂč se dressent, entre sauvagerie et artifice, les plus luxueux théùtres du dĂ©sir.
IV bis â LA CONSTELLATION SURRĂALISTE
Ă vouloir faire du SurrĂ©alisme une avant-garde comme une autre, on a oubliĂ© combien lâamitiĂ© y a Ă©tĂ© dĂ©terminante. Sans elle, nâaurait jamais existĂ© cette « mise en commun de la pensĂ©e », Ă laquelle nous devons certaines de ses plus fascinantes aventures, de lâĂ©criture automatique au cadavre exquis⊠Que lâamitiĂ© y ait souvent Ă©tĂ© passionnelle explique la violence des affrontements et des ruptures mais aussi le fait que la dĂ©couverte dâaffinitĂ©s Ă©lectives en aura fait le lieu oĂč la libertĂ© des uns exaltait la libertĂ© des autres, se dĂ©ployant en constellation toujours en devenir. Bien que solitaire, Toyen en a Ă©tĂ© consciente plus que quiconque, pour avoir, depuis toujours, pariĂ© sur lâimprĂ©visible de lâactivitĂ© collective, se rapprochant alors de ceux avec qui elle partageait la passion du grand large et le dĂ©sir de ne jamais retarder le moment dây accĂ©der. Au-delĂ de son amitiĂ© indĂ©fectible pour Ć tyrskĂœ et Heisler, le prouve celle quâelle porta Ă Breton, Tanguy ou PĂ©ret. Comme par la suite, il est Ă©vident que lâamitiĂ© a Ă©tĂ© pour elle le talisman dont elle se protĂ©gea et protĂ©gea les autres de tout ce qui amoindrit ĂȘtres et choses. Câest cette rare lumiĂšre de libertĂ© partagĂ©e quâelle ne cessa dâapporter Ă la constellation surrĂ©aliste.
V â LE NOUVEAU MONDE AMOUREUX (1966â1980)
En 1968, Toyen choisit dâintituler lâune de ses toiles comme le texte de Charles Fourier restĂ© jusquâalors inĂ©dit. Car lâutopie de ce « nouveau monde amoureux » rencontre lâespace de lâĂ©perdu quâelle nâaura cessĂ© de construire. Câest pourquoi il nous a paru Ă©clairant de faire figurer ici des toiles du dĂ©but des annĂ©es soixante dans lesquelles se prĂ©cise ce projet. JusquâĂ la phase dĂ©cisive de 1966 correspondant aux douze dessins quâelle propose Ă Radovan Ivsic dâ« illustrer » par ses textes, en quĂȘte des mots susceptibles de faire Ă©cho Ă ce quâelle a conçu comme autant de blasons dâun nouveau « corps dâamour ». VoilĂ quâau moment oĂč la sociĂ©tĂ© de consommation travaille Ă nous tromper sur les forces dangereuses qui nous habitent, Toyen se fait particuliĂšrement attentive Ă lâirrĂ©ductible nuit paradoxalement indissociable de lâĂ©merveillement passionnel. La coĂŻncidence de dates avec lâappel dâair des Ă©vĂ©nements de mai ’68 est rĂ©vĂ©latrice de lâacuitĂ© visionnaire de son regard. AcuitĂ© venant autant de sa conscience rĂ©voltĂ©e que de son « sens pictural singuliĂšrement sĂ»r », que le critique dâart Charles Estienne comparaĂźt au « sens de la vue chez lâoiseau de mer et le guetteur de phare ». Chaque tableau ouvre alors sur cette « chambre secrĂšte sans serrure », oĂč comme jamais encore lâindĂ©finissable de lâamour trouve forme. Câest aussi Ă cette sauvage acuitĂ© de vue quâil faut relier la nouveautĂ© de collages, auxquels Toyen va de plus en plus se consacrer. Quâil sâagisse du recueil Vis-Ă -vis (1973) oĂč elle retourne le rapport entre lâintĂ©rieur et lâextĂ©rieur ou quâil sâagisse des 11 masques-collages quâelle rĂ©alise en 1976 pour une mise en scĂšne du Roi Gordogane de Radovan Ivsic, elle y radicalise la conception romantique du fragment, de sorte que lâexaltation du dĂ©tail en arrive Ă illuminer comme de lâintĂ©rieur le devenir de la totalitĂ©. Il lui suffit alors de presque rien, dâun simple ajout, pour faire du collage lâarme emblĂ©matique dâune nouvelle optique Ă mĂȘme de piĂ©ger la rĂ©alitĂ© et dâen dĂ©voiler les horizons occultĂ©s. Quoi quâelle ait regardĂ©, Toyen nous aura fait voir lâautre monde qui est dans celui-ci. Au moment oĂč nous voici de plus en plus prisonniers dâun univers dâimages interchangeables, elle nous offre une chance dâen prendre conscience, sinon dây Ă©chapper.