“Wang Bing” L’œil qui marche, au Bal, Paris, jusqu’au 14 novembre 2021
“Wang Bing” L’œil qui marche
au Bal, Paris
jusqu’au 14 novembre 2021*
*Exposition présentée depuis le 26 mai et jusqu’au 14 novembre 2021.
©Anne-Frédérique Fer, visite de l’exposition, le 26 août 2021.
Texte de Sylvain Silleran :
Une vieille locomotive à vapeur avance dans une ville fantôme, on distingue à peine les rails dans le blanc de la neige. A droite et à gauche défilent les murs de brique sale d’usines, des gares où personne ne s’arrête plus, des pylônes électriques. L’ocre sombre, le gris de l’acier, celui de la neige fondue sur une avenue que l’on croise : les couleurs s’en vont aussi, tout sombre lentement dans un noir et blanc d’archive. Un garde-barrière attend, un bus passe, un peu de vie, quelques habitants se pressent dans le froid, c’est la vie qui devient silencieuse, qui s’efface déjà au rythme des fourneaux qui s’éteignent. Sur un écran jumeau, la caméra suit des ouvriers qui marchent dans un couloir d’usine, un monde rouge de fournaise, un cœur condamné qui bat encore.
Trois ouvriers sont filmés : l’un parle de son quotidien, de la condition ouvrière, le second est tombé malade et raconte son combat face à cette maladie; le dernier analyse les tenants économiques, financiers de cette industrie métallurgique et de sa fermeture. La seule parenthèse documentaire de cette expérience ne ressemble pourtant pas à un interview classique. Ces hommes ne regardent pas la caméra, ils vivent autre chose que le film dans lequel ils sont, leurs voix se superposent, se multiplient, ils deviennent nombre, emplissent l’usine, la ville, ils sont peuple. Il faut s’approcher de ce trois toutes petites fenêtres pour écouter leurs voix pendant qu’à côté l’image du complexe industriel s’étend sur le mur entier, titanesque et dévorant.
Wang Bing promène une caméra-œil, une image point de vue subjectif de jeu vidéo, de ceux où on pilote des bolides ou flingue des nazis et des zombies. Mais ici le spectateur n’a rien à combattre, il se voit projeté dans le monde, le vrai, celui qui sent la terre, la rouille, le chou, la fumée, l’huile des machines. Le temps s’écoule lentement, surtout pour ceux qui ne choisissent pas. Un homme se tient silencieux devant la ruine d’une maison, un autre vit avec son fils dans une unique pièce, il part travailler pendant que l’enfant reste assis, trompant son ennui dans la lueur d’une télévision. Wang Bing fait plus que filmer, il regarde la face cachée de la Chine, il la regarde très longuement, sans rien dire, sans rien demander. Il nous offre ses yeux et nous regardons à notre tour deux jeunes ouvriers cousant des blue jeans de leurs doigts bleuis par l’interminable travail. Ils cousent et ils cousent, leur machines tournent dans un bruit de moteur et de cliquetis, ils découpent de lourdes épaisseurs de tissu avec de grands ciseaux, des gestes qu’ils connaissent par cœur, des gestes qui engagent tout le corps tandis que l’esprit s’évade ailleurs.
Un asile psychiatrique comme une prison, des murs gris et nus, des grilles partout et des hommes perdus, déracinés, n’ayant plus comme terre, comme pays à habiter qu’un vieux lit de fer. Nous voilà pris, enfermé dedans entre trois murs, six projections cacophoniques et les ténèbres. Et puis tout au fond sept écrans alignés forment un cinémascope de western, une plaine déserte, de la roche, des herbes luttant pour pousser dans la neige. Un homme silencieux mange dans un bol brisé, ses baguettes sont deux bouts de branches d’arbre. Il transporte de grands sacs, des fardeaux inconnus, remue la terre, tasse un petit monticule de ses pieds, on ne comprend pas très bien ce qu’il fait, d’autant plus qu’il ne dit pas un mot. Est-ce important? Un homme qui n’a rien, qui n’est rien, qui n’a même pas de nom à nous présenter. Le rebelle ultime c’est celui qui s’en fout de tous ces murs, ces machines, même les objets dont il se sert n’en sont plus, il poursuit son chemin, muet et impassible. Wang Bing le filme comme un photographe, avec un cadrage parfait d’image fixe, une lumière de grand tableau classique.
Peut-être que ce n’est même pas un film, qu’il s’agit de dix mille photos que Wang Bing nous montre très vite, l’une derrière l’autre. Il multiplie les photographies pour que nous n’oubliions pas tous ces gens, ces âmes perdues de la croissance chinoise. Contre le parti, le grand bond en avant, l’avenir radieux, il nous présente des hommes au-delà de l’invisibilité sociale et économique, des hommes hors du temps, alors tristement magnifiques et immortels.
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat : Dominique Païni et Diane Dufour avec Julie Héraut
Un jour de 1999, dans le Nord-Est de la Chine, un homme de 32 ans ayant étudié la photographie dans une école d’art, se saisit d’une petite caméra vidéo amateur et filme seul, durant presque 2 ans, la disparition du plus grand complexe sidérurgique chinois. En résulte À l’Ouest des Rails (2003), un film magistral de 9 heures, vécu par beaucoup d’entre nous comme l’avènement d’un cinéaste et d’une manière unique de faire corps avec le cinéma. Ainsi commence l’événement Wang Bing.
Depuis, Wang Bing ne nous a pas quittés. En vingt films réalisés en autant d’années, avec une humilité et un acharnement hors du commun, une oeuvre-monument est née. Cohabitent en son sein, comme les deux faces d’une même pièce, les films anthropologiques où le cinéaste s’attache à suivre les pas des exclus du miracle économique chinois et les films historiques où est recueillie la parole des derniers survivants des campagnes anti droitières de Mao Zedong. Dicté par la nécessité de tailler dans une oeuvre gigantesque pour en révéler la singularité, notre parti pris a été de n’explorer que les premiers. C’est par des fragments découpés dans la matière vivante de 6 films, les plus emblématiques à nos yeux de cet « être au monde » qui lui est propre, que nous avons choisi de pénétrer dans l’oeuvre de Wang Bing. Là s’invente une forme, là s’imprime la présence obstinée de Wang Bing sur les pas de l’Autre, là éclate la virtuosité du cadre dans un monde en perpétuel mouvement, là irradie l’humanité de cet oeil qui marche.
Pour Wang Bing, filmer relève de l’urgence, de la nécessité d’interroger son temps, son pays, séance tenante, d’établir un hors-champ de la couverture médiatique officielle, entre propagande et censure. Le cinéma de Wang Bing est traversé par cette question: Comment montrer la vie des anonymes, ceux que « l’économie socialiste de marché » ignore, méprise ou exploite ?
La portée politique du cinéma de Wang Bing, jamais ouvertement revendiquée, s’exprime par une éthique de la patience, de la concentration, de la persistance. Etre là, ni trop loin, ni trop près, attendre, ne pas partir, ne pas intervenir, ne pas savoir a priori, laisser la vérité des personnages advenir d’elle-même : ce dispositif minimal traduit bien la volonté de se soumettre à ce qui arrive. S’il s’en remet à l’autre, Wang Bing pour autant ne disparaît pas. Tout est vu et entendu depuis sa caméra, unique point de captation. Son souffle haletant perceptible, le bruit de ses pas ou l’apostrophe d’un ouvrier (« tu filmes ? ») attestent de l’omniprésence invisible, tel un filtre sensible, de son corps filmant.
Dominique Païni et Diane Dufour
Un livre, co-édité par delpire & co, Roma Publications et LE BAL, avec le soutien du CNAP et de la galerie Chantal Crousel, accompagne l’exposition.
L’exposition
Films présentés (séquences) dans l’installation du BAL. Les commissaires et Wang Bing ont pris le parti de déployer dans l’espace une trentaine de séquences de 6 films.
À L’OUEST DES RAILS
Premier film de Wang Bing, À l’ouest des rails est tourné entre octobre 1999 et avril 2001. Avec pour seul équipement une caméra numérique amateur (caméra mini-DV numérique 3CCD Panasonic) prêtée par un ami, Wang Bing se rend dans la ville de Shenyang, située dans la province du Liaoning dans le nord-est de la Chine, pour y filmer le démantèlement progressif du plus ancien et du plus vaste complexe industriel du pays, construit par les Japonais dans les années 1930. Tourné sans équipe (la prise de son s’effectue grâce au micro intégré de la caméra) et sans autorisation officielle, le film s’organise en trois parties tel un feuilletage dont chaque strate couvre un niveau de récit : Rouille I et II témoignent de la fermeture de trois usines du site (une fonderie, une usine de câbles et une de gaz), Vestiges suit les ouvriers dans leurs quartiers d’habitation, bientôt condamnés à déménager et refaire leur vie ailleurs, et Rails se concentre sur la voie de chemin de fer traversant tout le site et reliant entre elles les différentes usines. Ce sont quelques 300 heures de film ainsi enregistrées par le cinéaste, observateur discret d’un monde en cours d’effondrement. Le montage définitif de 9 heures 11 minutes est finalisé en 2003, une première version de 5 heures ayant été montrée au Festival de Berlin en 2002. Le film sort en salles pour la première fois au Reflet Médicis à Paris le 9 juin 2004.
L’HOMME SANS NOM
En 2006, alors qu’il tourne son unique film de fiction, Le Fossé, Wang Bing aperçoit, au hasard d’un trajet en voiture dans la province du Hebei, un homme pauvrement vêtu, semblant surgir de nulle part. Il décide de le suivre et découvre que l’homme vit seul, en autarcie, dans la cavité d’une roche. Durant deux ans, il revient, caméra à l’épaule, suivre l’homme dans son quotidien, enregistrant ses gestes et actions. Le tournage se fait sur un accord tacite. « J’ai demandé à l’homme si je pouvais le filmer. Il ne m’a fait aucune réponse. Nous n’avons jamais échangé le moindre mot. Je ne sais même pas comment il s’appelle » WB. Réalisé pour la galerie Chantal Crousel à Paris, il y a été montré pour la première fois en 2009.
À LA FOLIE
Le projet de réaliser un film dans un asile psychiatrique remonte au début des années 2000, lors du tournage d’À l’ouest des rails. Wang Bing avait tenté en vain d’obtenir les autorisations pour filmer des patients internés dans un hôpital psychiatrique situé au nord de Pékin. Lors du tournage des Trois Soeurs du Yunnan, Wang Bing repère un établissement du même type à Zhaotong et il obtint cette fois-ci les autorisations nécessaires. Entre janvier et avril 2013, Wang Bing filme, à raison de douze heures par jour en moyenne, quelques-uns des deux cents patients que compte l’hôpital psychiatrique. Au total sur plus de trois cents heures de film, quatre sont retenues au montage dans une chronologie fidèle au tournage.
TRACES
Wang Bing tourne Traces en 2005, durant les repérages de son film Le Fossé, dans le désert de Gobi, sur les lieux d’anciens « camps de travail » où plusieurs milliers de déportés politiques sont morts de faim. Wang Bing utilise pour la première fois une pellicule 35 mm noir et blanc, cadeau de l’artiste Yang Fudong, pour filmer ce paysage voué à disparaître. Silencieux, le film enregistre les dernières empreintes encore visibles de vies humaines : os, vêtements, traces de pas… Relevant de l’expérimentation documentaire, cette courte vidéo fait écho à l’un des sujets chers à Wang Bing : l’histoire des campagnes « anti-droitières » initiées à la fin des années 1950 et des camps de rééducation par le travail qui ont vu le jour lors de la révolution culturelle. Ce film, qui ne sera monté qu’en 2013, sera projeté pour la première fois au Centre Pompidou en 2014 puis à la galerie Chantal Crousel en 2018.
PÈRE ET FILS
En 2010, alors qu’il tourne les Trois Soeurs du Yunnan dans les montagnes de la province du Yunnan, Wang Bing rencontre deux adolescents, Yong-gao et Yongjin, dont le père, mouleur de pierres, est parti en ville dans l’espoir de trouver du travail. Wang Bing les retrouve en 2014, alors qu’ils ont rejoint leur père depuis quatre ans à Fuming dans le Sichuan. Durant un mois environ, Wang Bing filme leur quotidien dans l’unique pièce insalubre qui leur sert de maison. La caméra fixe enregistre les micro-événements ponctuant leurs journées : le départ du père au travail, le réveil des garçons, l’heure du déjeuner, la télévision en marche, etc.
15 HOURS
Entre 2014 et 2016, Wang Bing tourne Argent amer dans le quartier manufacturier de Zhili à Huzhou, ville ouvrière florissante des environs de Shanghai où dix-huit mille entreprises de petites confections emploient 300 000 ouvriers. Il y suit le quotidien de jeunes migrants venus, comme des millions d’autres, chercher du travail sur la côte est de la Chine et dans ses ateliers textiles toujours avides de main-d’oeuvre. En parallèle, Wang Bing tourne en août 2016, durant vingt-quatre heures en continu, dans un des ateliers textiles de la ville. 15 Hours est le résultat de cette journée. Conçu pour être montré en installation, 15 Hours a été présenté pour la première fois en 2017 lors de la documenta 14 à Athènes et Cassel.