đ âPeintres femmes, 1780-1830â Naissance dâun combat, au MusĂ©e du Luxembourg, Paris, du 19 mai au 4 juillet 2021
âPeintres femmes, 1780-1830â
Naissance dâun combat
au Musée du Luxembourg, Paris
du 19 mai au 4 juillet 2021
PODCAST – Interview de Martine Lacas, Docteure en histoire et thĂ©orie de lâart, auteure, chercheuse indĂ©pendante et commissaire de lâexposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 18 mai 2021, durĂ©e 20â09,
© FranceFineArt
© Anne-Frédérique Fer, visite presse, le 18 mai 2021.
Texte de Sylvain Silleran :
âNi l’un ni l’autreâ dit une jeune femme se bouchant les oreilles entre deux hommes lui offrant qui des bijoux, qui de l’argent. Le combat des peintres femmes pour exister dans la peinture et – plus tard – dans son histoire est une rĂ©volution Ă part entiĂšre, une rĂ©volution heureuse et colorĂ©e, gracieuse. La printaniĂšre Marie-Antoinette en robe de mousseline de Elisabeth-Louise VigĂ©e Le Brun n’est pas la seule reine peinte ici. L’autoportrait de Rosalie Filleul de Besnes est tout aussi princier. Une douceur d’ange nous contemple, Ă©thĂ©rĂ©e dans la lumiĂšre descendue d’un ciel olympien. Une dĂ©licate main tient pinceaux et brosses comme le faisceau des flĂšches d’un Cupidon. Deux femmes qui connaitront le mĂȘme Ă©pouvantable destin sur l’Ă©chafaud rĂ©volutionnaire.
La grĂące hollandaise de Marguerite GĂ©rard avec son ElĂšve intĂ©ressante froisse avec virtuositĂ© les Ă©toffes au drapĂ© argentĂ©, le chiffonnement des papiers, les ors, les boiseries, le reflet de la piĂšce dans une bonbonne de verre. Et au milieu un visage angĂ©lique, simple de bergĂšre, noble de duchesse, un profil dĂ©terminĂ© Ă rĂ©ussir. Marie-Guilhelmine Benoist se reprĂ©sente peignant, vĂȘtue telle une dĂ©esse grecque, la chevelure de VĂ©nus botticellienne flottant avec lĂ©gĂšretĂ©. Dans le coin de sa toile, le front et l’arĂȘte du nez d’un vieil homme. La jeune peintre copie un tableau de la renaissance mais repousse vers le bord du cadre l’homme et ses dogmes patriarcaux.
AdĂ©laĂŻde Labille-Guiard peint Elisabeth Philippine Marie HĂ©lĂšne de France, sĆur de Louis XVI. Une magnifique chevelure d’argent encadre un visage tendre. Des fils prĂ©cieux, des herbes, un jardin, une marine : il y a tant de vies dans cette coiffure, tant de libertĂ© soyeuse que les reflets d’or de l’habit, la dentelle d’Ă©cume s’envolent, laissant resplendir une femme matin, une femme lac, une femme automne. Plus terrienne est la femme tenant un agneau par Jeanne-Louise Vallain. La voici assise, narrant un Ă©pisode biblique; elle pourrait ĂȘtre toscane si un je ne sais quoi du ruban dans ses cheveux ne la rendait si simplement française.
HĂ©las, la condition de femme est encore difficile. En tĂ©moigne avec Ă©lĂ©gance Marie-Nicole Vestier. Son l’Auteur Ă ses occupations la reprĂ©sente soulevant la tenture du berceau de son mignon bĂ©bĂ© tandis que de l’autre main elle tient sa palette et ses pinceaux. Pourtant des ateliers s’ouvrent aux femmes. L’atelier studieux de Catherine-Caroline Cogniet-ThĂ©venin semble d’une rigueur toute protestante. Celui peint par Adrienne-Marie-Louise Grandpierre-Deverzy, l’atelier de son Ă©poux Abel de Pujol est lui colorĂ©, Ă©clatant, sensuel; on y travaille avec assiduitĂ© certes mais la passion qui anime ces femmes l’Ă©claire d’une heureuse lumiĂšre. Les yeux pleins d’espiĂšglerie de Julie Duvidal de Montferrier montrent cette tranquille effronterie, la rĂ©solution, la confiance. Un turban oriental laisse quelques boucles encadrer un visage, y faire briller la juvĂ©nile innocence et la foi.
Il y a des voyages en Italie, d’autres chez les dieux classiques, des empereurs et des anges… Et la MaternitĂ© de Marguerite GĂ©rard. La mĂšre a encore la grĂące inimitable du XVIIIĂ©me mais la lumiĂšre, les couleurs annoncent dĂ©s sa premiĂšre annĂ©e le XIXĂ©me siĂšcle qui vient. L’allĂ©gorie n’a plus besoin d’ailes, d’angelots ou d’ors, la beautĂ© peut naitre dans un appartement. Marie-Victoire Lemoine peint Marie-GeneviĂšve avec sa petite fille : une simple couronne de fleurs rouges devient celle d’une impĂ©ratrice. Tout se mĂ©lange, le contemporain et la renaissance. Madame Soustras par Marie-Denise Villers lace son chausson comme HermĂšs. Le ruban blanc nacrĂ© contre la robe noire aux reflets Ă peine aubergines, le teint champĂȘtre d’une femme Ă la jeunesse Ă©ternelle, le visage troublĂ© par un fin voile : la peintre brouille toutes les pistes, s’affranchit des rĂšgles en mĂ©langeant les genres.
La Jeune fille Ă genoux de AimĂ©e Brune est Ă©purĂ©e de tout artifice, elle resplendit de pieuse timiditĂ© dans un minimalisme monacal sur fond violet. Les couleurs de la peinture sur porcelaine vibrent dans une rĂȘverie d’antiquitĂ© fluorescente de Marie Victoire Jaquotot. Les roses Ă©clatants, les ors, les pourpres et le vert de la MĂ©diterranĂ©e sont divinement Ă©clairĂ©s. Sa Sainte Famille d’aprĂšs RaphaĂ«l, s’il fallait encore prouver sa virtuositĂ©, a dĂ» faire naitre nombre de vocations, dans la peinture ou dans les ordres.
Elisabeth-Louise VigĂ©e Le Brun contemple les peintre qui la suivent : Marie-AdĂ©laĂŻde Durieux accoudĂ©e sur son carton Ă dessins, Hortense Haudebourt-Lescot si rembrandtesque, Constance Mayer s’offrant la grĂące poĂ©tique d’une muse… Ces combattantes de la peinture rafraichissent les murs du musĂ©e du Luxembourg avec beautĂ© et Ă©lĂ©gance, en attendant de rĂ©intĂ©grer avec autant de bonheur les livres d’histoire.
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :
commissariat : Martine Lacas, Docteure en histoire et thĂ©orie de lâart, auteure, chercheuse indĂ©pendante
Parcours du demi-siĂšcle qui sâĂ©tend entre les annĂ©es prĂ©-rĂ©volutionnaires jusquâĂ la Restauration, lâexposition Peintres femmes 1780-1830. Naissance dâun combat comprend environ 70 oeuvres exposĂ©es provenant de collections publiques et privĂ©es françaises et internationales. Lâexposition sâattache Ă porter Ă la connaissance du public une question peu ou mal connue : comment le phĂ©nomĂšne alors inĂ©dit de la fĂ©minisation de lâespace des beaux-arts sâarticule Ă cette Ă©poque avec la transformation de lâorganisation de lâespace de production artistique (administration, formation, exposition, critique) et une mutation du goĂ»t comme des pratiques sociales relatives Ă lâart.
Entre le XVIIIe des LumiĂšres et le second XIXe siĂšcle, celui du Romantisme puis de lâImpressionnisme, la perception de la pĂ©riode est phagocytĂ©e par les figures de David et celles des « trois G. » (GĂ©rard, Gros, Girodet). En ce qui concerne les peintres femmes, il en va de mĂȘme : aprĂšs le « coup de thĂ©Ăątre » de la rĂ©ception Ă lâAcadĂ©mie royale de peinture dâElisabeth VigĂ©e-Lebrun et AdĂ©laĂŻde Labille-Guiard en 1783, les noms le plus souvent citĂ©s sont ceux de Marie-Guillemine BenoĂźt (et son cĂ©lĂšbre Portrait dâune nĂ©gresse â câest le titre original), AngĂ©lique Mongez pour ces grandes machines historiques davidiennes, Marguerite GĂ©rard qui a survĂ©cu stylistiquement au goĂ»t Rococo et Ă la renommĂ©e de Fragonard, dont elle fut lâĂ©lĂšve puis la collaboratrice ou bien encore Constance Mayer dont le suicide semble lâavoir sauvĂ©e de lâoubli davantage que son oeuvre souvent rĂ©attribuĂ©e Ă Prudâhon, son compagnon de vie et dâatelier. Or, si on se plaĂźt Ă rapporter souvent cet Ă©pisode tragique, câest quâil offre une explication commode Ă lâ « absence des femmes » et une occasion de sâen indigner pour ne pas pousser plus loin lâanalyse historique de la pĂ©riode.
Un des enjeux majeurs de lâexposition est celui de la mĂ©thode historique, de lâinterrogation de cette mĂ©thode et de la conscience critique que doit en avoir lâhistorien (comme le commissaire dâexposition) pour ne pas rompre le contrat de vĂ©ritĂ© qui le lie Ă son lecteur. Pour Ă©crire et mettre en scĂšne une histoire qui nâa pas Ă©tĂ© racontĂ©e (celle des peintres femmes), il apparaĂźt essentiel de se doter de moyens nouveaux et, plus humblement dâinterroger sans relĂąche ceux qui ont Ă©tĂ© mobilisĂ©s jusque-lĂ pour Ă©crire une histoire de lâart « sans femmes ».
On a souvent posĂ© la question de lâabsence des « grandes » femmes artistes et trouvĂ© une rĂ©ponse historique Ă cette absence et Ă lâ « empĂȘchement » : lâinterdiction faite aux femmes de pratiquer le nu et donc la peinture dâhistoire, leur niveau moindre de formation, le numerus clausus Ă lâacadĂ©mie royale, la vocation matrimoniale, maternelle et domestique que leur attribuent les critĂšres de genre, leur minorisation sociale et politique, la limitation de leur pratique Ă des genres « mineurs ». Tous ces arguments sont documentĂ©s, il nâest pas question de le nier. Le problĂšme est quâils sont ceux-lĂ mĂȘme (arguments et documents) et seulement ceux que fournissent lâhistoire de lâart traditionnelle et le rĂ©cit historique dominant. Dans ce rĂ©cit, on ne parle pas des peintres femmes parce quâil nây en a pas ou peu qui sont « grandes ». Parce que le « grand » (grand homme, grand genre, grande oeuvre, grande Histoire) y est un prĂ©supposĂ© tout autant quâune intention esthĂ©tique et politique qui dĂ©termine des choix, des omissions et des exclusions dans la recherche documentaire.
Un des intĂ©rĂȘts de lâexposition est dâavoir dĂ©placĂ© lâorigine du point de vue sur les productions des artistes femmes. Les livrets des salons (avec les commentaires des oeuvres, les noms des exposant-e-s), les articles de la presse en pleine expansion Ă cette Ă©poque, les oeuvres elles-mĂȘmes (par qui ont elles Ă©tĂ© commandĂ©es ? achetĂ©es ? etc.), les tĂ©moignages contemporains constituent un paysage totalement diffĂ©rent de celui que lâhistoire de lâart traditionnelle nous a transmis : il est beaucoup plus complexe, et le sort des artistes femmes y apparaĂźt moins tributaire quâon a voulu le dire du schĂ©ma manichĂ©en opprimĂ©es/ oppresseurs, empĂȘchĂ©es / favorisĂ©s, fĂ©minin /masculin. Il sâest donc agi de redonner toute sa place aux tĂ©moins et aux acteurs de lâĂ©poque dont la parole avait Ă©tĂ© occultĂ©e mais aussi aux oeuvres, Ă la dĂ©marche artistique.
Car Ă ne considĂ©rer les oeuvres des artistes femmes quâĂ la lumiĂšre de leur statut de femme, quâil sâagisse de dĂ©montrer comment elles en pĂątirent, comment elles le transgressĂšrent ou comment elles le revendiquĂšrent, on ne fait que corroborer et maintenir les prĂ©supposĂ©s et les valeurs qui ont conduit le modĂšle historiographique dominant Ă oublier leur rĂŽle, leur apport et leur place dans lâespace des beauxâarts entre 1780 et 1830 comme dans les importantes mutations que celui-ci enregistre alors â mutations dĂ©terminantes pour la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Lâexposition est aussi un combat contre lâoubli.
Extrait du catalogue de lâexposition aux Ă©ditions de la Rmn – Grand Palais, Paris 2021 – introduction gĂ©nĂ©rale
[…] Quelle histoire se raconte donc entre les murs du MusĂ©e du Luxembourg, entre ces deux limites temporelles des annĂ©es 1780 et 1830 ? La naissance dâun combat. Celui des peintres femmes. Certaines sont connues. Louise-Ălisabeth VigĂ©e Le Brun, qui fit lâobjet dâune grande exposition monographique au Grand Palais en 2015, sa contemporaine AdĂ©laĂŻde Labille-Guiard, admise elle aussi le 31 mai 1783 Ă lâAcadĂ©mie royale de peinture et dont le monumental Autoportrait avec deux Ă©lĂšves, Marie-Gabrielle Capet et Marie-Marguerite Carreaux de Rosemond, fut Ă©galement prĂ©sentĂ© sur les cimaises du Grand Palais en 2015. Marie-Guillemine Benoist et son iconique Portrait dâune femme noire â prĂ©sentĂ© au Salon de 1800 comme Portrait dâune nĂ©gresse et, au printemps 2019, comme Portrait de Madeleine Ă lâexposition « Le modĂšle noir de GĂ©ricault Ă Matisse », au musĂ©e dâOrsay. Enfin Marguerite GĂ©rard, que le musĂ©e Cognacq-Jay Ă lâautomne 2009 a rĂ©vĂ©lĂ©e Ă un public Ă©largi. Mais si lâon excepte ces quelques rares figures, la majoritĂ© des peintres rĂ©unies au MusĂ©e du Luxembourg sont mĂ©connues voire inconnues du grand public. Ce sont plus de trente-cinq autres noms auxquels cette exposition aspire Ă redonner une place dans notre mĂ©moire artistique.
Car il sâagit bien de la redonner : en effet, nombre dâentre elles jouissaient alors dâun succĂšs et dâune reconnaissance publique et institutionnelle qui contredit lâinvisibilitĂ© et la minoritĂ© dont lâhistoire de lâart les a frappĂ©es jusquâĂ une pĂ©riode rĂ©cente. La vogue de lâĂ©ducation artistique et des arts dâagrĂ©ment qui saisit dans les annĂ©es 1780 tant la haute sociĂ©tĂ© que la classe moyenne, lâaccroissement corrĂ©latif des amateurs dont le cercle sâĂ©largit notoirement Ă la bourgeoisie, lâouverture dâateliers « de demoiselles » par des artistes mĂąles de premier plan â Jean-Baptiste Greuze, Jacques-Louis David, Joseph-BenoĂźt SuvĂ©e, Jean-Baptiste Regnault, François GĂ©rard, LĂ©on Cogniet, etc. â, les mutations quâenregistrent les structures du monde de lâart, avec notamment la crĂ©ation du statut dâartiste libre en 1777 (Ă©mancipĂ© des contraintes tant de la corporation que de lâAcadĂ©mie royale), et celle du Salon Libre en 1791 qui Ă©rige Paris au centre de lâEurope artistique, mais aussi, plus largement, un systĂšme capitaliste qui, en sâimposant, sâavĂšre ĂȘtre, sans avoir Ă le revendiquer, un facteur de transformation des mentalitĂ©s et des comportements dâautant plus puissant quâil semble ne relever que de la seule sphĂšre Ă©conomique : entre les derniĂšres dĂ©cennies du XVIIIe siĂšcle et la monarchie de Juillet, ces conditions ont concouru Ă lâĂ©mergence de peintres femmes professionnelles et Ă ce que leur nombre atteigne une proportion digne dâĂȘtre considĂ©rĂ©e en regard de celle de leurs homologues masculins. […]
par Martine Lacas, commissaire de lâexposition