“Daniel Otero Torres” Tierradentro, au Drawing Lab, Paris, du 13 mars au 17 juin 2021
“Daniel Otero Torres” Tierradentro
au Drawing Lab, centre d’art privé dédié au dessin contemporain, Paris
du 13 mars au 17 juin 2021
© Sylvain Silleran, présentation presse, le 11 mars 2021.
Texte de Sylvain Silleran
En bas de l’escalier, des chiens sont allongés. Des chiens grandeur nature, dessinés sur des plaques de métal découpées fixent le visiteur de leur regard franc. Leurs silhouettes sont adossées à des briques, des bidons vides, des pots de peinture, des bouteilles de bière, ce que l’on trouve au fond des ruelles du Mexique, de Thaïlande ou de Colombie. Ces chiens des rues sont un petit peuple à la dérive, une société hors la société. Pourtant, ils sont nourris par les habitants, ils ont leur place à nos côtés, compagnons du dehors, misfits, voyous et gardiens.
Le dessin de Daniel Otero Torres est une patiente virtuosité. Trait après trait, il trace, hachure, assombrit jusqu’aux ténèbres, telle une manière noire sur une plaque de cuivre. Sa palette est celle des duretés des mines des crayons. Le dessin est incarné, une peinture du tendre et du dur, du net et du flou. Le trait est rude, granuleux comme une vieille photographie de guerre, puis la matière devient souple, vaporeuse, elle respire, se rapproche et s’éloigne.
Ses déesses sont des femmes-guerrilleros – des guerrilleras ? – elles sont les héroïnes sans nom des grandes luttes politiques du XXéme siècles menées par les communistes. Comme les dieux hindous aux bras multiples, les corps se dédoublent, se multiplient, s’assemblent pour former des géantes. Républicaines espagnoles, viet-congs, sandinistes, kurdes : ces guerrières en treillis se mélangent pour ne faire qu’une femme mythique. Les luttes convergent pour ne devenir qu’une seule. Des soldates victimes d’un systémisme, oubliées de l’histoire, effacées, nous explique Anaïs Lepage, commissaire d’exposition, ignorant le bien documenté et très patriotique musée de la femme vietnamienne de Hanoi.
Le métal découpé est fendu, plié comme un origami. La face arrière est lisse, un miroir démultipliant notre reflet. Les doigts de déesses indiennes tiennent délicatement des colliers dans des gestes de danseuses. L’une tient un superbe oiseau bleu, vert et rouge, un perroquet tropical dont les couleurs explosent sur le noir et blanc d’archive des dessins. Les parties supérieures des visages sont coupées, ne laissant que des bouches, des demi sourires anonymes, un petit anneau à une oreille. Le treillis peut laisser place à un t-shirt aux palmiers hawaïens, mais un tronçon de kalashnikov vient rappeler qu’ici sous la plage il y a des pavés. La lutte continue.
Dans une petite pièce quelques vases ont disposés sur une table. Si la poterie intéresse Daniel Otero Torres c’est qu’elle est à la base de toute société en tant que plus ancien art de toute civilisation. Il y mélange les animaux, les hommes et de légers motifs géométriques. Un personnage perdu dans ses lunettes de réalité virtuelle rencontre un chamane inca. Le trip spirituel croise le jeu vidéo, l’évasion technologique comme nouvelle spiritualité. Un serpent, un léopard, un oiseau peuplent le cosmos, sortis des rêves animistes. Une silhouette de cactus noire est peinte sur la terre rouge comme un arbre unique au milieu d’un désert. Dans le sol comme une litanie, les lettres C G A T se succèdent, code génétique désormais incantation magique.
Il y a quelque chose de reposant dans ces formes simples, cette matière nue, évidente et charnelle comme du pain. Elle nous rappelle quelque chose de rassurant, quelque chose aux racines si lointaines, qui a traversé toute l’histoire sans jamais se briser, que c’est en nous pour toujours. Un vase de terre, rond comme une mère, la guerre est finie.
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :
Commissaire d’exposition : Anaïs Lepage
Tierradentro, en français ”la terre de l’intérieur”, est le nom d’un site archéologique situé dans une zone montagneuse et escarpée de la vallée du Cauca en Colombie sur la côte Pacifique. Célèbre pour ses tombeaux dissimulés et ses sculptures monolithiques monumentales, il abrite les vestiges de la culture précolombienne du même nom. S’inspirant de l’architecture et de l’emplacement du Drawing Lab, Daniel Otero Torres conçoit une exposition reprenant les espaces d’un tombeau souterrain.
Intégrant l’architecture aux accents brutalistes du bâtiment dans son dispositif – comme il le fait d’usage dans ces dessins – il crée un tombeau des luttes oubliées. Il réactualise des savoirs et des légendes de diverses régions d’Amérique Latine et imagine des correspondances avec des cultures archaïques du bassin méditérannéen ; ou encore entremêle des mythologies polythéistes avec des expériences et des évènements contemporains. À travers des photographies et des dessins déployés sur différents supports, l’exposition explore les thèmes du voyage entre les mondes, des liens entre sacré et profane, entre formes vernaculaires et légendaires, entre histoire intime et récits collectifs.
La pratique du dessin de Daniel Otero Torres est celle de l’emprunt, de la fragmentation, de la collusion et du détail. Le dessin n’intervient pas à la genèse d’une idée mais en est l’aboutissement : celui-ci est le résultat d’un processus de récolte de photographies d’archives, médiatiques ou personnelles, associées ensuite en des compositions hétéroclytes. Le dessin opère la transposition de la nouvelle image sur divers supports parfois monumentaux – papier, inox ou aluminium, céramique.
Fruits d’un assemblage proche du collage, les dessins de Daniel Otero Torres se distinguent par un puissant savoir-faire graphique, l’importance du geste et un souci du détail minutieux. La mise à nu des supports et du procédé de copie, le travail sur l’échelle et la dimension sculpturale du dessin produisent un brouillage de la position du regardeur et du regardé, autant qu’ils révèlent l’artificialité des images et des représentations.
Dans son rapport au volume et à la figure, cette exposition tient lieu de synthèse mais aussi d’expérimentation vers de nouveaux procédés de création : alliant dessin sur papier, dessin sur céramique et dessin sculptural monumental, ces nouvelles productions explorent l’étendue et les potentialités de la pratique graphique de Daniel Otero Torres.
Empruntant des chemins narratifs variés – les luttes de combattantes féminines au court des grands conflits du 20ème siècle, les pouvoirs psychotropes d’une fleur encourageant les accès à d’autres réalités, les rites funéraires comme fondation d’un rapport à la communauté – “Tierradentro” engendre un nouveau système de relations entre les êtres. C’est un espace habité et vivant où se produit une autre histoire des traversées et des syncrétismes ; où l’enjeu est de penser ce qui nous relie à d’autres – humain, animal, végétal -, du point de vue du mythe autant que de la vie quotidienne.
Anaïs Lepage, commissaire de l’exposition
Parcours de l’exposition :
Cette exposition adopte la forme d’un hypogée, un tombeau composé de chambres funéraires dont chacune est dotée d’une signification.
Accompagnant la descente d’escaliers, des chiens accueillent les visiteurs. Références aux chiens errant partout en Amérique Latine, ils sont ici à la fois des gardiens, des guides et des chiens sans maître.
Une première chambre, placée sous le signe de l’éclectisme, mêle des légendes précolombiennes, étrusques et mésopotamiennes avec des découvertes scientifiques plus actuelles. Déroulés en frises sur le pourtour de vases en céramiques, des motifs issus des nécropoles de Monterozzi à Tarquinia en Italie côtoient ceux de la modélisation de l’ADN humain. D’autres, dialoguent avec des représentations de brugmansias et d’hommes-jaguars. Divinités mi-homme mi-animal circulant entre les mondes et fleurs toxiques aux propriétés psychotropes, symbolisent ici la fusion entre monde réel et mythique, espèces animales et humaines.
La chambre centrale est le coeur de l’exposition. Abritant un ensemble monumental de dessins sculpturaux sur inox poli miroir intitulé FLP (Frente Liberación Popular), elle rend hommage aux femmes, combattantes, soldats et héroïnes silencieuses de luttes populaires passées et présentes.
Donnant vie à ces déesses hybrides, nous retrouvons des figures anonymes et célèbres du Front national Zapatiste au Mexique et de la révolution Sandiniste au Nicaraguas ; les “Adelitas”, soldaderas engagées pour les droits des paysans durant la révolution mexicaine ;
ou encore Ta Thi Kieu, impliquée contre les forces armées américaines pendant la guerre du Vietnam ; une militante anarchiste durant la guerre civile espagnole ;
et de jeunes résistantes Kurdes engagées contre le groupe État islamique en Syrie.
Pendant ce temps, Petra Herrera, surnommée “Pedro Herrera”, soldadera mexicaine d’origine indigène qui, pour rejoindre la milice de Pancho Villa dû se travestir en homme avant de fonder un bataillon uniquement féminin, veille sur l’exposition.
La dernière chambre, plus méditative, met en lien un dessin sur papier et une photographie prise par l’artiste en bordure de la rivière Tutunendo, dans le département du Chocó en Colombie. Ce territoire compte le plus grand nombre de communautés indigènes et afro-colombiennes du pays et, doté d’un climat tropical, est une des zones les plus pluvieuses au monde.
Au centre du dessin au graphite, une maison montée sur pilotis, typique de cette région, fusionne avec la Haus am Horn érigée à l’occasion de l’exposition du Bauhaus à Weimar de 1923, tandis que deux sculptures de sages ou de chamans issues de la culture Tumaco La Colina, encadrent l’entrée du bâtiment.
Genèse de l’exposition, ce dessin évoque l’inventivité de l’architecture vernaculaire colombienne en tension avec les principes de construction modulaire moderniste, lui préférant l’adaptation et le détournement comme techniques inépuisables de survie.
Le dessin sur céramique, nouvelle pratique de Daniel Otero Torres, prend ici une ampleur inédite et explore différents rapports au volume : dessins de fragments sur bas reliefs, dessin graphique et stylisé de motifs décoratifs ou figuratifs sur vases. Il organise la fusion et les glissements organiques entre les références, les époques et les mondes.
Anaïs Lepage, commissaire de l’exposition