đ âAnnemarie von Mattâ Je ne mâennuie jamais, on mâennuie, au Centre culturel Suisse, Paris, du 11 octobre au 15 novembre 2020 (prolongĂ©e jusqu’au 24 janvier 2021)
âAnnemarie von Mattâ
Je ne mâennuie jamais, on mâennuie
au Centre culturel Suisse, Paris
du 11 octobre au 15 novembre 2020 (prolongĂ©e jusqu’au 24 janvier 2021)
PODCAST – Interview de Claire Hoffmann, responsable de la programmation arts visuels du Centre culturel suisse et co-commissaire de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 9 octobre 2020, durĂ©e 11’57, © FranceFineArt.
© Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, prĂ©sentation presse de l’exposition, le 9 octobre 2020.
Extrait du communiqué de presse :
Commissaires :
Patrizia Keller (Nidwaldner Museum) et Claire Hoffmann (CCS)
Avec : Mathis Altmann, Sophie Jung, Judith Keller, Simone Lappert, Quinn Latimer, CĂ©line Manz, Sam Porritt, Davide-Christelle Sanvee, Manon Wertenbroek.
Lâexposition met en dialogue lâoeuvre dâAnnemarie von Matt (1905 â 1967) avec neuf artistes et autrices contemporaines tĂ©moignant de lâactualitĂ© des questions quâaborde cette artiste. La voix dâAnnemarie von Matt, qui mĂȘle dessin, assemblage, photographie, mise-en-scĂšne de soi et Ă©criture obsessionnelle, est drĂŽle, empreinte dâune conscience critique acĂ©rĂ©e de la sociĂ©tĂ© conservatrice et dâun besoin dâexpression qui subvertit largement les limites sociĂ©tales et artistiques de son temps.
Annemarie von Matt, Je ne mâennuie jamais on mâennuie
extrait de la brochure de lâexposition par Claire Hoffmann
Annemarie von Matt (1905-1967), artiste mĂ©connue et prolifique, est prĂ©sentĂ©e Ă Paris pour sa premiĂšre exposition hors de Suisse, accompagnĂ©e de huit artistes et autrices contemporaines qui dĂ©couvrent et questionnent Annemarie von Matt et son oeuvre, lui rĂ©pondent. Dans sa pratique dĂ©bordante se mĂȘlent peinture, dessin, sculpture, art appliquĂ©, assemblage, photographie, mise-en-scĂšne de soi et Ă©criture obsessionnelle. Sa voix, pleine dâhumour, est empreinte dâune conscience critique de la sociĂ©tĂ© conservatrice dans laquelle elle se sent enfermĂ©e, elle est marquĂ©e par une approche ludique du langage, et par un besoin de sâexprimer librement qui subverti les limites sociĂ©tales et artistiques de son temps.
Lâexposition reflĂšte lâaspect fragmentaire et dispersĂ© de lâoeuvre, et ne prĂ©tend pas donner une vision exhaustive de cette vaste activitĂ© mais invite plutĂŽt Ă sâen approcher, via les performances, installations, dessins ou textes de Mathis Altmann, Sophie Jung, Judith Keller, Simone Lappert, Quinn Latimer, CĂ©line Manz, Sam Porritt, Manon Wertenbroek. Des mĂ©thodes de travail similaires et un intĂ©rĂȘt commun pour certains sujets permettent de rapprocher ces huit artistes de la pratique dâAnnemarie von Matt.
NĂ©e en 1905 dans un milieu modeste en Suisse centrale, Annemarie von Matt est formĂ©e Ă diffĂ©rentes techniques dâarts appliquĂ©s dans un studio dâorfĂšvrerie Ă Lucerne avant de rejoindre la scĂšne artistique de la ville. Pendant les annĂ©es 1930 elle connaĂźt un certain succĂšs pour ses dessins, sculptures et peintures, reçoit des commandes publiques, participe Ă des expositions et ses oeuvres sont acquises par la ConfĂ©dĂ©ration Suisse et par la ville de Lucerne. En 1935 elle se marie Ă lâartiste Hans von Matt. Le couple sâinstalle Ă Stans, petite ville au coeur de la Suisse centrale. TrĂšs vite, Annemarie von Matt se heurte aux attentes liĂ©es Ă la vie conjugale et mĂ©nagĂšre qui contredisent son besoin dâespace et de temps pour sa propre pratique artistique. Dans de nombreuses notes elle dĂ©plore et dĂ©nonce la situation politique et sociale des femmes quâelle considĂšre comme une « prison ». Souvent, elle trouve refuge dans leur chalet de montagne sur le col du BrĂŒnig, prĂšs de Lucerne, pour de longues phases de solitude et de travail. Pour satisfaire son besoin de distance, elle invente des mots tels que « maladie de sursaturation des humains » et souligne en rouge dans son agenda ses crĂ©neaux de solitude (all. allein).
RĂCUP, RĂCIT, RĂ-ORGANISATION, RECOMMENCEMENT
Sans jamais cesser de crĂ©er, Annemarie von Matt abandonne de plus en plus au cours des annĂ©es 1940 la forme aboutie de lâoeuvre. Elle sâoriente vers une approche ouverte : collectionner, assembler, commenter, Ă©crire, regrouper, travailler sur la combinaison dâobjets, dâimages et de textes. Elle relie des objets entre eux, sans vouloir figer lâoeuvre dans une forme achevĂ©e, ni lâarrĂȘter Ă une date, Ă une technique ou Ă un statut dâoriginal unique. Cette pratique questionne de maniĂšre conceptuelle et matĂ©rielle la notion dâoeuvre, et reconnait le temps (dâune vie) comme facteur crĂ©ateur. Ces mĂ©thodes prĂ©figurent des courants et rĂ©flexions artistiques reconnus et Ă©tablis Ă partir des annĂ©es 1960.
Une particularitĂ© de lâoeuvre dâAnnemarie von Matt se trouve dans lâutilisation dâobjets trouvĂ©s et dĂ©tournĂ©s : un nid dâoiseau dans un caquelon Ă fondue, des os dâanimaux devenus bracelets, une fiole remplie de graines de pavot somnifĂšres ou de sel (Sel de la sagesse). Tous ces objets sont accompagnĂ©s de bribes de textes, commentaires, souvenirs, parfois complĂ©tĂ© et retravaillĂ©s Ă des annĂ©es de distance. Elle considĂšre le potentiel dâoeuvre, de narration ou de mĂ©tamorphose inhĂ©rent Ă tout objet. Ainsi, tout mĂ©rite dâĂȘtre gardĂ© et conservĂ© â mĂȘme des Ă©pluchures de crayon, des vieux boutons Ă pression ou une corde ombilicale de son chat. La sculpture en bois Femme-conserve (1943), qui garde tout dans son tablier, personnifie ce trait de lâartiste.
Sophie Jung elle aussi collectionne et assemble des objets quotidiens. LâidĂ©e quâil nây aurait quâune maniĂšre de mettre de lâordre Ă©tant incomprĂ©hensible pour elle, elle invente diffĂ©rentes catĂ©gories pour arranger et rĂ©arranger les choses. Ainsi, les saliĂšres et le paquet de nĂ©ons de Alarming New Records (2019), deux rĂ©ceptacles de matiĂšre blanche (sel/lumiĂšre) en verre, peuvent Ă©voquer des rĂ©fĂ©rences allant de la sphĂšre domestique Ă des colonnes anthropomorphes… Sophie Jung active ses installations de rĂ©cits personnels et poĂ©tiques sous forme de performances et piĂšces audio. Lâartiste se compare elle-mĂȘme Ă un perroquet qui saisit et sâapproprie les mots, rĂ©cite et combine des assonances, rĂ©pĂšte Ă lâinfini jusque Ă en perdre le sens â et en laisser Ă©merger un autre. Les bribes de chant et poĂ©sie sonore prĂ©sentĂ©es dans lâexposition sont inspirĂ©es des textes dâAnnemarie von Matt.
Mathis Altmann utilise toutes sortes de restes et rejets de la sociĂ©tĂ© de « surconsommation ». Des sculptures miniatures semblent arrachĂ©es au tissu urbain, rĂ©vĂ©lant derriĂšre les façades des entrailles lugubres, verso des apparences. Il sâintĂ©resse tout particuliĂšrement aux conditions de travail redĂ©finies sous lâĂ©gide du lifestyle Ă lâĂšre numĂ©rique, oĂč les termes vantĂ©s de communautĂ©, de bien-ĂȘtre et de loisir masquent des situations de travail prĂ©caire (tĂ©lĂ©travail, espaces de co-working). MĂȘme si les conditions de travail aujourdâhui se distinguent fortement de la situation en Suisse centrale au milieu du siĂšcle dernier, le flou autour de la dĂ©finition du travail trouve un Ă©cho dans la notion de travail domestique, dit re-productif (vs. productif), de soin et dâentretien non rĂ©munĂ©rĂ© et auquel Annemarie von Matt sâest tant opposĂ© pour pouvoir travailler Ă son art. Elle compte ses heures : « Je suis une femme de 20 heures » (1965/1966/1967), « Je ne fais rien, cela me prend tout mon temps » (1962).
Le travail dâAnnemarie von Matt, que lâon pourrait qualifier dâĂ©phĂ©mĂšre et fluide, est aussi itĂ©ratif. Elle utilise la rĂ©pĂ©tition et la variation dans ses dessins comme dans ses textes. La machine Ă dessin de Sam Porritt imite ce flux de processus de travail crĂ©atif infini et jamais satisfait. Duty of Care qui oblige le personnel du Centre culturel suisse Ă ramasser les tas de dessins Ă intervalles rĂ©guliers, rend visible un travail de soin (angl. care), lâobligation et la responsabilitĂ© quâune institution (et son personnel) devraient porter envers les oeuvres dâart â et envers les artistes. Les dessins « piĂšges » de Sam Porritt, Ă premiĂšre vue de simples formes gĂ©omĂ©triques, cachent souvent une ambiguĂŻtĂ© humoristique. Cela caractĂ©rise aussi son approche du langage au travers de laquelle des affirmations et truismes perdent leur logique : « Wouldnât it be awful if everything was great ? ».
LE LANGAGE, MATIĂRE MALLĂABLE
Chez Annemarie von Matt lâĂ©criture tient une place importante. Le langage est pour elle une masse mallĂ©able. Tout comme avec les objets, elle utilise et assemble des « mots trouvĂ©s » dans les dialectes et dans un allemand littĂ©raire, des bribes dâun français appris pendant un court sĂ©jour en Romandie en tant quâaide-mĂ©nagĂšre, reprend Ă son compte des aphorismes, crĂ©e des nĂ©ologismes. Ces notes se trouvent sur des feuillets et bouts de papiers Ă©pars ou sont attachĂ©s Ă un objet quâelles Ă©toffent ainsi avec lâanecdote de leur propre crĂ©ation, des protocoles ou instructions performatives.
Des correspondances de longue durĂ©e la relient Ă ses quelques ami.e.s, son mari Hans von Matt et son amant Josef Vital Kopp. Cette relation intense et ambiguĂ« avec le prĂȘtre Josef Vital Kopp Ă partir de 1940 dĂ©clenche une production dâoeuvres et Ă©crits et prolifique ainsi quâun Ă©change de lettres, parfois longues de plusieurs mĂštres en lettres pliĂ©es et plusieurs dizaines de pages.
Les autrices invitĂ©es Ă rĂ©agir aux Ă©crits dâAnnemarie von Matt se sont notamment intĂ©ressĂ©es Ă cette maniĂšre presque sculpturale de traiter le langage et Ă la permĂ©abilitĂ© entre des observations philosophiques et intimes. Dans de petits livrets Ă feuilleter, Judith Keller consigne des aphorismes, poĂšmes et phrases, sâappropriant une forme courte souvent utilisĂ©e par Annemarie von Matt, la citant parfois tout Ă fait. Le poĂšme de Simone Lappert blanche-neige insoumise (widerstehwittchen) part dâun nĂ©ologisme dâAnnemarie von Matt qui transforme Blanche Neige en rebelle (all. widerstehen = rĂ©sister, Schneewittchen = Blanche Neige). La poĂšte, Ă©ditrice et performeuse Quinn Latimer adresse des lettres Ă Annemarie von Matt. Elle sây interroge sur les processus de crĂ©ation et sur le dĂ©veloppement dâune voix artistique, sur les liens aux autres intimes ou aliĂ©nants, et sur la situation de femme artiste.
METAMORPHOSES, IDENTITĂS + SUCCESSIONS
Les modes dâexpression dâAnnemarie von Matt sont intimement liĂ©s Ă sa vie, Ă sa condition de femme artiste au milieu du 20Ăšme siĂšcle et au milieu de la Suisse. Experte de la mĂ©tamorphose, elle se crĂ©e des soi, des alter-ego, sâadonne Ă la mascarade et maitrise une mise-en-scĂšne de sa propre image â dâartiste, de femme, dâamante, de femme au foyer Ă contrecoeur, de personnage fictif, de solitaire.
Dans ses photographies et objets, Manon Wertenbroek sâintĂ©resse aux constructions et aux reprĂ©sentations des identitĂ©s. Ces formes dâautoportraits, comme des figures fictives et fantastiques, peuvent ĂȘtre revĂȘtues et protĂ©ger le «moi» du regard extĂ©rieur, comme une armure, ou retirĂ©es comme une mue.
Au cours des annĂ©es 1950 Annemarie von Matt se retire progressivement dâune visibilitĂ© publique, Ă©vitant de plus en plus toute situation sociale, telle que fĂȘtes costumĂ©es ou carnaval, tant apprĂ©ciĂ©es auparavant. Ce dĂ©sir dâĂȘtre seule contraste avec une ouverture simultanĂ©e au monde : Ă travers la radio, le journal et la littĂ©rature, elle suit de prĂšs les Ă©vĂ©nements gĂ©opolitiques. Le prĂ©sent se mĂȘle au passĂ©, lâintime au monde : dans son calendrier sont ainsi recensĂ©s les anniversaires de naissance de ses ami.e.s et de sa famille aux cĂŽtĂ©s de ceux de personnages cĂ©lĂšbres tels que Platon, Goethe, le Pape ou la date de la mort de Mussolini (Anniversaires de toutes sortes de personnes).
Son travail est redĂ©couvert grĂące Ă son mari, Hans von Matt, qui trie et conserve sa succession aprĂšs sa mort en 1967 (la collection des oeuvres plastiques est conservĂ©e au Nidwaldner Museum, ses Ă©crits Ă la bibliothĂšque cantonale de Nidwalden). Hans von Matt prĂ©sente les oeuvres les plus « conventionnelles » telles que les dessins, peintures et motifs religieux dans une exposition et un catalogue en 1969. Il faudra attendre encore quelques annĂ©es pour que lâintĂ©gritĂ© de son oeuvre hĂ©tĂ©rogĂšne, avec ses aspects plus fragiles, humoristiques, visionnaires, soient apprĂ©ciĂ©e.
Est-ce que la maniĂšre dont lâoeuvre est transmise, rangĂ©e, prĂ©sentĂ©e, contextualisĂ©e aprĂšs son dĂ©cĂšs correspond Ă lâintention de lâartiste ? Quel est la trace que laisse son mari â artiste lui aussi â dans la gestion de la succession de sa femme ? CĂ©line Manz pose ses questions Ă une thĂ©rapeute de couple pour faire une analyse de ces mĂ©canismes et tĂącher de comprendre ce qui se passe lorsque la voix artistique dâune artiste femme est portĂ©e par un systĂšme patriarcal et dominant (mari, curateurs, historiens de lâart).
Encore aujourdâhui, Annemarie von Matt reste difficile Ă classer. Elle a souvent Ă©tĂ© comparĂ©e Ă dâautres femmes : Frida Kahlo, Sonja Sekula, Paula Modersohn-Becker, Meret Oppenheim ou Else Lasker-SchĂŒler â des artistes cherchant leurs voix / voies dans un contexte dominĂ© par les hommes. Le travail dâAnnemarie von Matt peut aussi ĂȘtre mis en relation avec des mouvements artistiques conceptuels des 1960 et 1970 qui abolissent les conceptions traditionnelles de lâoeuvre, Ă©largissent la notion de crĂ©ation en favorisant le processus, le fragment, lâĂ©phĂ©mĂšre. On retrouve aussi plus tard chez Dieter Roth, Annette Messager, Christian Boltanski, ou Ilya Kabakov ces approches radicales et visionnaires, une narration mi-documentaire mi-fictionelle, et la biographie comme point de dĂ©part dâune investigation dans la subjectivitĂ©. Et finalement, comme le montre cette exposition, sa pratique comme les sujets quâelle aborde, font encore Ă©cho pour toute une nouvelle gĂ©nĂ©ration dâartistes.