“Notre monde brûle”
au Palais de Tokyo, Paris
du 21 fĂ©vrier au 17 mai 2020 (prolongĂ©e jusqu’au 13 septembre 2020)
Le Palais de Tokyo accueille à nouveau le public à partir du 15 juin 2020. Les visiteurs sont invités à découvrir l’œuvre de l’artiste Futura et à voir ou revoir, dans les meilleures conditions de sécurité sanitaire possible, les expositions prolongées jusqu’au 13 septembre 2020.

PODCAST – Interview de Fabien Danesi, co-commissaire de l’exposition
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 20 fĂ©vrier 2020, durĂ©e 13’13. © FranceFineArt.



texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.
Des mots sculptĂ©s dans du bĂ©ton par Mustapha Akrim : « droit », « liberté », « égalité » piĂ©gĂ©s dans une armature de fers de chantier de construction. On dirait une cage emprisonnant ces beaux et nobles concepts, attendant de les noyer dĂ©finitivement dans un mur ou un poteau comme un tĂ©moin gĂŞnant dans un film de mafia new yorkaise. Notre monde brĂ»le et tout est tiède, l’information continue de circuler dans un Ă©cheveau de fibre optique se fondant dans une table de Mounir Fatmi. Les obus de la guerre de 14 servant de pots pour des plantes du Katanga d’ou a Ă©tĂ© extrait leur cuivre forment un petit jardin un peu rachitique. Si Sammy Baloji interroge par lĂ la colonisation, son installation mĂ©riterait beaucoup plus de surface et d’ampleur pour ĂŞtre un tant soit peu efficace.
Younès Rahmoun remplit des sacs poubelles de son propre souffle d’artiste, souffle divin, spirituel. Ces sacs alignĂ©s par 5, orientĂ©s vers la Mecque et leurs opposĂ©s, sacs roulĂ©s et ficelĂ©s bien serrĂ©, vides de tout air, sont l’aboutissement de l’engagement spirituel et Ă©cologique de l’artiste. Plus beau, les tĂŞtes de forage pĂ©trolier en impression 3d de Monira Al Qadiri ressemblent Ă de la cĂ©ramique irisĂ©e, cassante, prĂ©cieuse comme des perles, scintillante d’Ă©toiles. Mandibules d’insectes gĂ©ants, pièces de robots de science-fiction, ces sculptures racontent la croissance fulgurante du Koweit passĂ© grâce au pĂ©trole de villages de pĂ©cheurs et marchĂ© de perles Ă l’opulence; et annoncent l’inĂ©vitable fin de cette euphorie. Au Qatar, Sophia Al Maria lutte Ă©galement contre cette accĂ©lĂ©ration du temps. reprenant la forme des tĂ©trapodes, blocs de bĂ©ton brise -vagues, symboles du dĂ©veloppement portuaire, des Ă©changes et du marchĂ© du pĂ©trole. Son tĂ©trapode lumineux en fibre de verre sort de Blade Runner, il est joli comme un luminaire de salon.
Retrouvons un peu d’humanitĂ© avec Mounira Al Solh. Ses portraits de rĂ©fugiĂ©s, dessins plutĂ´t naĂŻfs et enfantins sur papier bon marchĂ©, feuilles de bloc-notes jaune Ă lignes sont simples et Ă©mouvants. On retrouve un art vernaculaire, un art sans artiste qui parle de vraies personnes, de leur expĂ©rience, avec parfois un peu de couleur, des paillettes de collĂ©gienne, du feutre d’Ă©colière. NĂ© en France, Bady Dalloul regarde la Syrie d’oĂą sont venus ses parents et son histoire non pas comme quelque chose de personnel puisqu’il n’y a jamais vĂ©cu, mais comme une construction publique, une mĂ©moire commune Ă tous par le rĂ©cit mĂ©diatique. Ses minuscules dessins dans des tiroirs de boites d’allumettes sont une bande dessinĂ©e peuplĂ©e de tyrans ou de hĂ©ros moustachus, de mitraillettes et de lances roquettes, on dirait un film d’action, une sĂ©rie B des annĂ©es 80… on attend que Chuck Norris vienne sauver ce monde en flammes.
Dans le musĂ©e de Michael Rakowitz, les Ĺ“uvres volĂ©es ou disparues des musĂ©es d’Irak lors des guerres amĂ©ricains et de l’Etat Islamique sont remplacĂ©es par des artefacts de papier, de carton d’emballage de biscuits, de thĂ©, de dattes. Le patrimoine culturel refabriquĂ© Ă partir de l’archĂ©ologie de l’Ă©picerie du coin de la rue prend une dimension nouvelle, vive et joyeuse. L’histoire, l’identitĂ© peuvent enfin ĂŞtre rĂ©appropriĂ©s par tous.
La très impressionnante cabane faite de bonbonnes de gaz prĂŞtes, sans doute, Ă exploser de Amal Kenawy fait peser un danger sur toute la pièce, une tension qui se fait encore plus palpable par la bande son de bonbonnes roulant sur le sol. L’artiste Ă©gyptienne montre un rĂ©el courage artistique lorsqu’elle est prise Ă partie lors d’une performance dans la rue par une foule haineuse, prĂŞte Ă la lyncher. Notre monde brĂ»le aussi des allumettes des crĂ©tins et des censeurs.
Au sous-sol, dans une pĂ©nombre propice aux mystères et aux illusions, une construction jaune Ă©merge d’une dune de sable. InvitĂ©s Ă marcher dans ce petit bout de dĂ©sert, on quitte le palais de Tokyo pour une planète de Star Wars, une architecture nous regardant de ses yeux de poteries incrustĂ©es dans les murs, un yellow submarine psychĂ©dĂ©lique des Beatles. Wael Shawky crĂ©e des lĂ©gendes, des histoires oĂą les mythes mĂŞlent le vrai et le faux : des projections en nĂ©gatif se reflètent dans un bassin, des cruches cassĂ©es sont un cimetière et ce jaune trop jaune, si jaune qu’il ne faut pas le toucher se met Ă rayonner dans l’obscuritĂ© comme si il Ă©tait radioactif. Un terrier d’Alice orientale loin des vanitĂ©s qui se consument, c’est plutĂ´t sympathique.
Sylvain Silleran
extrait du communiqué de presse :
Exposition conçue en collaboration avec le MATHAF (Arab Museum of Modern Art)
Commissaire : Abdellah Karroum
Co-commissaire : Fabien Danesi
L’exposition Notre monde brûle propose un regard engagé sur la création contemporaine depuis le Golfe Persique où les guerres et les tensions diplomatiques n’ont cessé de déterminer l’histoire de ce début de XXIe siècle. Le titre fait explicitement référence aux drames humains que génèrent les conflits successifs dans cette région tout en intégrant de manière plus large les catastrophes écologiques incarnées par les immenses feux de forêt destructeurs de l’Amazonie à la Sibérie en passant par la Californie. Mais le feu n’est pas uniquement l’affirmation d’un péril. De façon ambivalente, il est aussi le symbole du formidable élan démocratique que connaît cette même région à travers les Printemps arabes.
De la destruction des trésors irakiens (Michael Rakowitz) au sort des réfugiés syriens (Monira Al Solh) en passant par le financement des Talibans à travers l’exploitation du lapis lazuli en Afghanistan (Asli Cavusoglu), Notre monde brûle présente un maillage complexe d’évènements auxquels les oeuvres d’art se réfèrent tout en offrant de multiples échappées poétiques. L’exposition ouvre d’ailleurs sa réflexion à la problématique de l’Anthropocène (John Akomfrah, Yto Barrada, Raqs Media Collective) et à la question de l’usage des ressources naturelles (Monira Al Qadiri, Sammy Baloji, Fabrice Hyber) afin de participer au débat sur la nécessité de changer notre rapport exclusivement utilitariste à l’environnement.
Elle affirme justement que les oeuvres ont une puissance d’intervention en prenant position face aux dĂ©sordres du monde. Le feu revient alors Ă l’intensitĂ© de la crĂ©ation artistique – Ă l’image des oeuvres qui s’inscrivent dans la lignĂ©e des soulèvements populaires du monde arabe (Shirin Neshat, Amal Kenawy, Bady Dalloul) et tĂ©moignent d’un profond dĂ©sir de justice sociale (Mustapha Akrim, Danh Vo, Faraj Daham, Kader Attia). Dans une visĂ©e post-coloniale, la dĂ©multiplication des rĂ©cits historiques (Amina Menia, Bouthayna Al Muftha, Wael Shawky, Dominique Hurth) est alors une façon d’affirmer des narrations alternatives et par lĂ mĂŞme de tracer les prĂ©misses d’une sociĂ©tĂ© pluraliste, aux structures moins hiĂ©rarchiques et plus horizontales.
Notre monde brûle est une exposition d’Abdellah Karroum, fondateur de l’Appartement 22 à Rabat en 2002, curateur de la Triennale aux côtés d’Okwui Enwezor en 2012, et actuellement directeur du Musée Arabe d’Art moderne et contemporain (MATHAF) à Doha. Fondé en 2010 à partir de la collection privée du Sheikh Hassan Bin Mohamed bin Ali Al Thani, le MATHAF se concentre plus particulièrement sur les pratiques artistiques du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et de sa diaspora en présentant une écriture de l’histoire de l’art polyphonique qui propose une autre lecture que celle déterminée par le point de vue occidental. Engagé dans une approche post-coloniale, le MATHAF insiste sur les échanges culturels et interroge l’héritage artistique du Qatar en lien avec la globalisation. Prônant l’essor de la modernité dans les pays arabes, il développe ses activités dans le domaine éducatif et se veut une institution à la fois localisée et ouverte dans un monde aux multiples centres. Le MATHAF se définit ainsi comme un musée non hégémonique et non normatif qui appelle de « nouvelles relations de pouvoir et des traductions culturelles » dans la lignée de la pensée d’Okwui Enwezor.
Les artistes :
John Akomfrah, Mustapha Akrim, Francis Alÿs, Kader Attia, Mounira Al Solh, Bouthayna Al Muftah, Monira Al Qadiri, Sophia Al Maria, Sammy Baloji, Yto Barrada, Aslı Çavuşoğlu, Faraj Daham, Bady Dalloul, Inji Efflatoun, Khalil El Ghrib, Mounir Fatmi, Fabrice Hyber, Dominique Hurth, Amal Kenawy, Amina Menia, Shirin Neshat, Otobong Nkanga, Sara O’Haddou, Michael Rakowitz, Younes Rahmoun, Wael Shawky, Oriol Vilanova, Danh Vo, Raqs Media Collective.