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“Le supermarché des images“

au Jeu de Paume, Paris

du 11 février au 7 juin 2020

Jeu de Paume.org

Interview de Peter Szendy,
auteur de l'ouvrage “Le Supermarché du visible, Essai d'iconomie”, et commissaire général de l'exposition.

PODCAST Interview de Peter Szendy,
auteur de l’ouvrage “Le SupermarchĂ© du visible, Essai d’iconomie”, et commissaire gĂ©nĂ©ral de l’exposition,

par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă  Paris, le 7 fĂ©vrier 2020, durĂ©e 10’02. © FranceFineArt.

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Le supermarchÂŽ des images
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©Anne-FrĂ©derique Fer, visite de l’exposition en cours de montage [extrait du hall et du Chapitre I : Stocks], le 7 fĂ©vrier 2020.

Andreas Gursky, Amazon, 2016. © Andreas Gursky / Courtesy de l'artiste et Sprüth Magers / ADAGP, 2019.
Andreas GurskyAmazon, 2016. © Andreas Gursky / Courtesy de l’artiste et SprĂĽth Magers / ADAGP, 2019.
Martha Rosler, Cargo Cult, 1966-1972 d'après la série : Body Beautiful, or Beauty Knows No Pain. Courtesy de l’artiste et de la galerie Nagel Draxler Berlin / Cologne. © Martha Rosler.
Martha RoslerCargo Cult, 1966-1972 d’après la sĂ©rie : Body Beautiful, or Beauty Knows No Pain. Courtesy de l’artiste et de la galerie Nagel Draxler Berlin / Cologne. © Martha Rosler.
Evan Roth, Since You Were Born, 2019. © Photo by Bob Self/The Florida Times-Union / Courtesy of MOCA, Jacksonville, Florida.
Evan RothSince You Were Born, 2019. © Photo by Bob Self/The Florida Times-Union / Courtesy of MOCA, Jacksonville, Florida.

Extrait du communiqué de presse :

Commissaires :
Commissaire général, Peter Szendy
Commissaires associés, Emmanuel Alloa et Marta Ponsa

Nous habitons un monde de plus en plus saturé d’images.

Leur nombre connaĂ®t une croissance tellement exponentielle – aujourd’hui plus de trois milliards d’images partagĂ©es chaque jour sur les rĂ©seaux sociaux â€“ que l’espace de la visibilitĂ© semble ĂŞtre littĂ©ralement submergĂ©. Comme s’il ne pouvait plus contenir les images qui le constituent. Comme s’il n’y avait plus de place, plus d’interstices entre elles.

On s’approcherait ainsi de la limite que Walter Benjamin, il y a un siècle dĂ©jĂ , imaginait sous la forme d’« un espace Ă  cent pour cent tenu par l’image Â».

Face Ă  une telle surproduction d’images, se pose plus que jamais la question de leur stockage, de leur gestion, de leur transport (fĂ»t-il Ă©lectronique) et des routes qu’elles suivent, de leur poids, de la fluiditĂ© ou de la viscositĂ© de leurs Ă©changes, de leurs valeurs fluctuantes – bref, la question de leur Ă©conomie. Dans l’ouvrage* dont est issue cette exposition, la dimension Ă©conomique de la vie des images prend le nom d’iconomie.

Les oeuvres choisies pour « Le supermarchĂ© des images Â» posent un regard incisif et vigilant sur de tels enjeux. D’une part, elles rĂ©flĂ©chissent les bouleversements qui affectent aujourd’hui l’économie en gĂ©nĂ©ral, qu’il s’agisse de stocks aux dimensions inouĂŻes, de matières premières rarĂ©fiĂ©es, du travail et de ses mutations vers des formes immatĂ©rielles ou encore de la valeur et de ses nouvelles expressions, notamment sous forme de cryptomonnaies. Mais, d’autre part, ces oeuvres interrogent aussi le devenir de la visibilitĂ© Ă  l’ère de l’iconomie globalisĂ©e : entraĂ®nĂ©e dans des circulations incessantes, l’image – toute image â€“ nous apparaĂ®t de plus en plus comme un arrĂŞt sur image, c’est-Ă -dire comme une cristallisation momentanĂ©e, comme l’équilibre provisoirement stabilisĂ© des vitesses qui la constituent.

Dans le supermarché qui s’expose ici, en somme, les images de l’économie parlent chaque fois de l’économie de l’image. Et vice versa, comme si elles formaient un recto-verso.

Peter Szendy, Emmanuel Alloa et Marta Ponsa, commissaires de l’exposition.

* 1 Peter Szendy, Le SupermarchĂ© du visible. Essai d’iconomie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017.

Parcours de l’exposition :


I. Stocks

Avec sa photographie monumentale intitulĂ©e Amazon (2016), Andreas Gursky a donnĂ© une image mĂ©morable des immenses entrepĂ´ts de la culture marchandisĂ©e d’aujourd’hui. Mais ce sont aussi les images elles-mĂŞmes que l’on entrepose dans des stocks : elles s’y amoncellent et en dĂ©bordent, Ă  l’instar de la cascade de 22 000 nĂ©gatifs que Ana VitĂłria Mussi met en scène dans Por um fio (1977-2004) ou de l’avalanche de pages Internet qui s’accumulent dans la mĂ©moire cache avec laquelle Evan Roth tapisse les espaces du musĂ©e (Since You Were Born, 2019-2020). Pour Storage (2017), Geraldine Juárez a moulĂ© dans la glace des supports anciens ou rĂ©cents, comme les cassettes ou les clĂ©s USB. Mais en inscrivant le logo getty images® sur un miroir (Gerry Images, 2014), elle suggère que c’est tout le visible qui, Ă  la limite, devient une banque de donnĂ©es. De ce devenir-stock de la visibilitĂ©, on peut voir les prĂ©mices dans la collection de manuels de photographie de diverses Ă©poques qu’entasse Zoe Leonard (How to Make Good Pictures, 2018) ou, dĂ©jĂ , Ă  travers la sĂ©rie de diagrammes par lesquels Kazimir Malevitch reprĂ©sentait les grands mouvements de circulation iconique au sein de l’histoire de l’art.

II. Matières premières
Ă€ la dĂ©licatesse de la cire qui forme les transparences de l’oeuvre On Balance (dare e avere) d’Elena Modorati (2019) rĂ©pond la lourdeur poisseuse du pĂ©trole brut qui alimente les images chez AndreĂŻ Molodkin (YES, 2007) ou chez Minerva Cuevas (Silver Shell, 2015, et Horizon II, 2016). Les matières qui constituent le visible semblent infiniment variĂ©es : Chia Chuyia tisse un Ă©cran protecteur avec des fils de poireaux (Knitting the Future, 2015-2020) et Thomas Ruff dissout des mangas trouvĂ©s sur Internet en des flux colorĂ©s (Substrat 8 II, 2002). Mais la matière première de l’image aujourd’hui, c’est avant tout son grain, sa rĂ©solution, comme le montrent les pixels qui s’agrègent et se dĂ©sagrègent dans Addressability de Jeff Guess (2011) ou les captures d’écran d’une conversation brouillĂ©e sur WhatsApp dans Disruptions de Taysir Batniji (2015-2017). Au bout du compte, la fabrique actuelle du visible repose essentiellement sur du code : dans Visible Hand (2016), une allusion Ă  la main invisible d’Adam Smith, Samuel Bianchini indexe la texture de l’image – les chiffres et lettres qui composent une main en basse dĂ©finition â€“ sur l’évolution en temps rĂ©el des indices boursiers.

III. Travail
Dans le projet collectif qu’ils ont initiĂ© en 2011 (Eine Einstellung zur Arbeit), Harun Farocki et Antje Ehmann ont rassemblĂ© des sĂ©quences filmiques de deux minutes en vue d’une vĂ©ritable encyclopĂ©die des formes de travail dans le monde. D’autres exposent le dĂ©soeuvrement, comme Emma Charles qui filme la Bourse après la clĂ´ture des Ă©changes (After the Bell, 2009). Or, parmi ces innombrables images du travail ou de son envers, certaines montrent la fabrique des images elles-mĂŞmes, qui a connu des mutations considĂ©rables : si les Telephone Pictures de LászlĂł Moholy-Nagy (1923) ont sans doute Ă©tĂ© les premiers tableaux entièrement rĂ©alisĂ©s Ă  distance, aujourd’hui, le tĂ©lĂ©travail de l’image, c’est celui des hashtags ou des likes Ă  la chaĂ®ne que produisent les ouvrières du numĂ©rique racontĂ©es par Martin Le Chevallier dans Clickworkers (2017). Ben Thorp Brown documente quant Ă  lui la fabrication des trophĂ©es iconiques commĂ©morant des transactions financières (Toymakers, 2014). Enfin, c’est le simple fait de regarder ce qui peut ĂŞtre considĂ©rĂ© comme du travail dĂ©guisĂ© : comme le rappelle Aram Bartholl avec ses gigantesques CAPTCHA (Are You Human ?, 2017), les puzzles d’images que Google demande Ă  l’utilisateur de reconnaĂ®tre ne servent pas seulement Ă  dĂ©partager les humains et les robots, mais aussi au perfectionnement des logiciels de reconnaissance ou de conduite automatique.

IV. Valeurs
L’argent est un motif visuel rĂ©current, depuis le bref film que Hans Richter consacre Ă  l’inflation en 1928 jusqu’aux vastes installations murales que Máximo González compose avec des billets hors d’usage (DegradaciĂłn, 2010). La valeur s’immisce dans les gestes du quotidien : Robert Bresson chorĂ©graphie les mains qui saisissent les billets (L’Argent, 1983) et Sophie Calle collecte les images de vidĂ©osurveillance d’un distributeur pour donner Ă  voir les regards de ceux qui regardent l’argent (Unfinished – Cash Machine, 1991-2003). La matĂ©rialitĂ© constitue un enjeu crucial pour l’art comme pour la finance Ă  l’ère des cryptomonnaies : Yves Klein Ă©changeait contre de l’or ses « zones de sensibilitĂ© picturale immatĂ©rielle Â» en forme de chèque tandis que Kevin Abosch rematĂ©rialise avec son propre sang l’adresse de la blockchain qui reprĂ©sente les dix millions d’oeuvres virtuelles de la sĂ©rie IAMA Coin (2018). Si l’art est lui-mĂŞme objet de spĂ©culation (Kunst = Kapital, Ă©crivait Joseph Beuys sur des billets de banque), il permet aussi de visualiser les processus spĂ©culatifs les plus insaisissables. Wilfredo Prieto fait ainsi prolifĂ©rer l’image spĂ©culaire d’un billet placĂ© entre deux miroirs (One Million Dollars, 2002). Et des artistes comme Femke Herregraven (Rogue Waves, 2015) ou le collectif RYBN.ORG (ADM XI, 2015) cristallisent ou dĂ©tournent dans leurs oeuvres les formes temporelles que dĂ©crivent les algorithmes boursiers.

V. Échanges
Le mouvement des images est passĂ© du lent feuilletage dont se souvient William Kentridge (Second-Hand Reading, 2013) au dĂ©filement rapide que met en scène Richard Serra (Hand Catching Lead, 1968). Et c’est au fond tout le visible qui s’est retrouvĂ© mobilisĂ©. Les images circulent Ă  travers les câbles Ă  haut dĂ©bit que photographie Trevor Paglen et leur vitesse permet les Ă©changes de pair Ă  pair que l’on suit dans le Pirate Cinema du collectif DISNOVATION.ORG (2012). Mais ce sont aussi les regardeurs qui sont en mouvement : ils sont embarquĂ©s sur des trottoirs roulants (ceux de l’Exposition universelle de 1900), ils dĂ©collent dans les ascenseurs qu’évoquent Pierre Weiss (Paternoster, 1995) ou Maurizio Cattelan (Untitled, 2001). Les yeux ont donc leurs trajectoires que Julien PrĂ©vieux retrace avec du fil (Patterns of Life, 2015). En somme, face au transport des images-marchandises que Martha Rosler reprĂ©sente dans Cargo Cult (1966-1972), il y a des regards qui sont Ă©galement entraĂ®nĂ©s dans d’incessants Ă©changes de vues (Lauren Huret revisite en ce sens l’iconographie de sainte Lucie). Au bout du compte, deux questions attendent le visiteur : le visible n’est-il pas vouĂ© Ă  une obsolescence programmĂ©e, comme le suggère Martin Le Chevallier (Obsolete Heroes, 2019) ? et que reste-t-il du concept d’image lorsque, comme chez Hiroshi Sugimoto (U.A. Play House, New York, 1978 et Palms Detroit, 1980), son immobilitĂ© est le rĂ©sultat d’une vitesse infinie ?