âPouvoir et prestigeâ
Art des massues du Pacifique
au musĂ©e du quai Branly â Jacques Chirac, Paris
du 8 juin au 25 septembre 2022

PODCAST – Interview de StĂ©phanie Leclerc-Caffarel, commissaire associĂ©e de lâexposition, responsable de collections OcĂ©anie au musĂ©e du quai Branly â Jacques Chirac,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 7 juin 2022, durĂ©e 17â32.
© FranceFineArt.

Extrait du communiqué de presse :



Commissariat :
Steven Hooper, commissaire de lâexposition, professeur et directeur Ă la Sainsbury Research Unit for the Arts of Africa, Oceania and the Americas Ă lâUniversitĂ© dâEast Anglia au Royaume-Uni.
StĂ©phanie Leclerc-Caffarel, commissaire associĂ©e de lâexposition, responsable de collections OcĂ©anie au musĂ©e du quai Branly â Jacques Chirac.
Pour la premiĂšre fois, le musĂ©e du quai Branly â Jacques Chirac consacre une exposition dâenvergure Ă lâart des massues du Pacifique et interroge les multiples facettes de ces objets ethnographiques dâexception, souvent mĂ©connus et mĂ©sestimĂ©s.Â
Pouvoir et Prestige. Art des massues du Pacifique met en lumiĂšre la complexitĂ©, la beautĂ© et lâimportance culturelle des massues en tant que sculptures, objets cĂ©rĂ©moniels, emblĂšmes dâautoritĂ©, en plus de leur fonction dâarmes. PrĂšs de 140 massues, parmi les plus belles et reprĂ©sentatives des diffĂ©rentes rĂ©gions dâOcĂ©anie, offrent un point dâentrĂ©e inĂ©dit vers les cultures du Pacifique, de lâAustralie Ă lâĂle de PĂąques (Rapa Nui).
« Massues », « casse-tĂȘtes », « armes traditionnelles » : derriĂšre ces appellations rĂ©ductrices se niche une catĂ©gorie dâobjets longtemps enfermĂ©s dans des lieux communs et des prĂ©jugĂ©s. Sans nier la dimension guerriĂšre Ă laquelle renvoient les massues, lâexposition sâattache Ă mettre en valeur le raffinement de leur sculpture, lâĂ©laboration de leur ornementation et lâensemble des caractĂ©ristiques, matĂ©rielles et spirituelles, qui en font bien plus que de simples outils.
Ainsi, les massues se rĂ©vĂšlent sculptures, oeuvres dâart, objets de reprĂ©sentation, symboles dâautoritĂ© et de prestige, images et rĂ©ceptacles du divin, objets dâĂ©change et instruments cĂ©rĂ©moniels. Lâexposition nâomet pas la valeur historique de piĂšces collectĂ©es tour Ă tour comme des souvenirs, des trophĂ©es et des documents ethnographiques, en retraçant les trajectoires de certaines de ces oeuvres depuis leur fabrication, au 18e et 19e siĂšcles surtout, jusquâĂ leur conservation actuelle dans des musĂ©es et collections Ă travers le monde. Surtout, lâexposition propose un regard neuf sur leur utilisation, les cultures qui les ont produites et les images qui en ont dĂ©coulĂ©.
Cette rĂ©flexion trouve son origine dans le travail et lâintĂ©rĂȘt du commissaire Steven Hooper pour les arts ocĂ©aniens. Dans les annĂ©es 1970, il documenta, avant sa dispersion sur le marchĂ© de lâart, la trĂšs importante collection ethnographique de son grand-pĂšre, James Hooper, riche de nombreuses massues. Il mena ensuite un long travail anthropologique aux Ăźles Fidji, oĂč il fit son premier terrain, avant dây poursuivre ses recherches ailleurs dans le Pacifique jusquâĂ aujourdâhui.
Deux grandes sections structurent le parcours dâexposition et explorent les diffĂ©rentes formes et fonctions des massues de lâart ocĂ©anien. Le parcours invite les visiteurs Ă percevoir « au-delĂ de lâarme » les nombreux rĂŽles que les massues jouaient dans leurs cultures dâorigine. Des massues rĂ©unies dans lâexposition rendent aussi, et surtout, hommage aux maĂźtres-sculpteurs qui les ont créées, aux spĂ©cialistes, dont certains Ă©taient investis de fonctions rituelles, qui les ont dĂ©corĂ©es et manipulĂ©es, aujourdâhui considĂ©rĂ©s comme des gardiens culturels autant que des artistes prompts Ă lâinnovation.
Conçue en collaboration avec la Fondazione Giancarlo Ligabue, cette exposition prĂ©sente des prĂȘts exceptionnels dâinstitutions publiques et privĂ©es, telles que le British Museum de Londres, le Museum of Archeology and Anthropology de Cambridge ou encore le Museum Volkenkunde de Leyde. Lâexposition Pouvoir et Prestige. Art des massues du Pacifique a dâabord Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e du 16 octobre 2021 au 13 mars 2022 au Palazzo Cavalli-Franchetti Ă Venise.

Parcours de lâexposition
Ses massues dâune diversitĂ© inouĂŻe furent produites en OcĂ©anie. Beaucoup, datĂ©es du 18e ou du 19e siĂšcle, sont aujourdâhui conservĂ©es dans des musĂ©es et des collections privĂ©es Ă travers le monde. Câest pourtant la premiĂšre fois quâune exposition leur est entiĂšrement consacrĂ©e. Pouvoir et Prestige. Art des massues du Pacifique invite les visiteurs Ă percevoir « au-delĂ de lâarme » les nombreux rĂŽles que les massues jouaient dans leurs cultures dâorigine. Elle rend Ă©galement hommage aux sculpteurs qui produisirent ces oeuvres, et qui, bien que nous ignorions presque toujours leurs noms, ne sont pas oubliĂ©s pour autant
Quâest-ce quâune massue ?
Les premiĂšres « massues » Ă ĂȘtre acquises par des EuropĂ©ens en OcĂ©anie, au 18e siĂšcle, furent avant tout considĂ©rĂ©es comme des armes. Pourtant ces objets complexes jouaient et jouent encore bien des rĂŽles au sein des sociĂ©tĂ©s qui les ont créés et utilisĂ©s. Il sâagit notamment de biens patrimoniaux et dâemblĂšmes identitaires importants. Cette exposition met en valeur les nombreuses formes et fonctions des massues. Ce sont dâabord des sculptures, que des experts fabriquĂšrent avec les plus grands soin et talent. Ă travers lâimmense OcĂ©anie, ils créÚrent des piĂšces dâune grande diversitĂ© formelle, dont beaucoup prĂ©sentent des surfaces dĂ©corĂ©es ou enrichies de matĂ©riaux prĂ©cieux. Ces massues Ă©taient souvent Ă©changĂ©es comme des objets de valeur au sein des communautĂ©s et entre elles. En contexte rituel, certaines servaient dâinstruments cĂ©rĂ©moniels. Dâautres â parfois les mĂȘmes â Ă©taient utilisĂ©es au combat comme des armes. La forme, la taille et les matĂ©riaux dâun grand nombre dâentre elles suggĂšrent quâil sâagissait dâemblĂšmes dâautoritĂ© et de divinitĂ©. Les massues se distinguent aussi par leurs provenances. Ces thĂšmes structurent le parcours de lâexposition.
#Formes
Sculptures
Les massues rĂ©unies ici rendent hommage au talent des sculpteurs dâOcĂ©anie qui ne cessĂšrent de dĂ©montrer leur expertise Ă lâouvrage et leur connaissance culturelle des formes et des motifs appropriĂ©s. Outre le bois, nombreux Ă©taient ceux qui savaient sculpter la pierre ou lâos de cĂ©tacĂ©. Ces savoir-faire Ă©taient transmis de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, autorisant lâĂ©mergence de nouveaux styles au fil du temps. Ceux qui, dans le Pacifique, fabriquaient les massues Ă©taient des gardiens culturels autant que des artistes prompts Ă lâinnovation. De leur virtuositĂ© rĂ©sultent dâincroyables sculptures dont certaines frappent par lâĂ©lĂ©gance de leurs lignes et lâĂ©quilibre de leurs volumes. Dâautres surprennent par la complexitĂ© de leur dĂ©cor. Jusquâau 18e siĂšcle, les artisans travaillaient surtout avec des outils en pierre, en coquillage ou en dent de requin. Quand les EuropĂ©ens introduisirent le fer, puis lâacier, en OcĂ©anie, les sculpteurs se mirent Ă utiliser des herminettes, des haches et des ciseaux en mĂ©tal. Ces derniers permirent dâaccroĂźtre le rythme de production et parfois la prĂ©cision de la sculpture.
Diversité formelle
En OcĂ©anie, plus de massues furent produites que nâimporte oĂč ailleurs dans le monde. Ă cette profusion correspond une stupĂ©fiante diversitĂ© de silhouettes, de formes et de dimensions. La finition de nombre de ces massues est exceptionnelle, reflet du minutieux travail de lâartiste et du respect dĂ» Ă leurs propriĂ©taires, ainsi quâaux esprits, aux divinitĂ©s et aux ancĂȘtres qui prĂ©sidaient aux affaires humaines. Les experts-sculpteurs savaient quels arbres employer pour chaque type, lesquels Ă©taient les plus appropriĂ©s aux massues droites ou incurvĂ©es. Dans certaines rĂ©gions, la croissance des jeunes arbres Ă©tait orientĂ©e afin dâobtenir la courbe dĂ©sirĂ©e. Quelques massues arborent une structure racinaire prĂ©servĂ©e. Beaucoup sont en bois prĂ©cieux, souvent considĂ©rĂ©s comme sacrĂ©s. Des matĂ©riaux tels que des fibres vĂ©gĂ©tales contribuaient aussi Ă lâefficacitĂ© des massues. Comme bien des Ă©lĂ©ments sculptĂ©s, ils jouaient un rĂŽle technique autant que symbolique, en plus de leur valeur esthĂ©tique. Certaines massues, fidjiennes notamment, possĂšdent de larges pales. Il ne sâagissait pas seulement dâarmes majestueuses, elles fonctionnaient aussi comme des boucliers pour parer les lances et, dans le Pacifique occidental, les flĂšches.
Surfaces
Les surfaces de la plupart des massues Ă©taient traitĂ©es avec grand soin. Une fois lâĂ©bauche rĂ©alisĂ©e, elles Ă©taient polies Ă lâaide de pierre ponce ou dâun racloir en dĂ©fense de porc. Puis des feuilles abrasives comme celles de lâarbre Ă pain Ă©taient utilisĂ©es pour la finition. Les zones destinĂ©es Ă recevoir des motifs Ă©taient sculptĂ©es Ă lâaide de burins munis dâune dent de requin ou, aprĂšs lâarrivĂ©e des EuropĂ©ens, de ciseaux en mĂ©tal.Une fois la sculpture ornementale achevĂ©e, la surface pouvait ĂȘtre lustrĂ©e Ă lâaide dâhuile de coco ou de bancoulier. Beaucoup de massues se devaient dâĂȘtre brillantes, Ă lâimage dâune peau humaine en pleine santĂ©. Cette Ă©quivalence entre « Ă©piderme » dâune massue et dâune personne vigoureuse est importante dans de nombreuses rĂ©gions du Pacifique. Les guerriers partaient au combat leur corps huilĂ© et peint, luisant de vitalitĂ©. De mĂȘme, prĂȘtres et chefs Ă©taient parĂ©s en vue dâune apparition publique. Principal attribut de leur fonction, leur massue devait resplendir. Des motifs sculptĂ©s, incrustĂ©s ou peints en soulignaient les contours et contribuaient Ă leur efficacitĂ© visuelle et Ă leur beautĂ©.
#Fonctions
Instruments cérémoniels
Quâelles fussent ou non utilisĂ©es au combat, beaucoup de massues servirent dâinstruments lors de cĂ©rĂ©monies. En dehors dâoccasions guerriĂšres, de parades prĂ©alables aux expĂ©ditions militaires ou de cĂ©lĂ©brations Ă leur issue, elles furent utilisĂ©es lors de danses, de divertissements et dâavertissements Ă des partenaires dâĂ©change et Ă des groupes voisins. Ces performances offraient lâopportunitĂ© aux jeunes hommes de dĂ©montrer leur talent et leur athlĂ©tisme. Des sĂ©quences soigneusement chorĂ©graphiĂ©es permettaient de sâentraĂźner Ă certains mouvements militaires et dâexprimer une identitĂ© collective. Certaines massues furent ainsi adaptĂ©es Ă un usage exclusivement cĂ©rĂ©moniel. Souvent lĂ©gĂšres, il Ă©tait possible de les manier et de les faire tournoyer Ă grande vitesse. Dans certaines rĂ©gions, notamment aux Ăźles Fidji, les danses faisant appel Ă des massues ne furent jamais abandonnĂ©es. Ailleurs, elles rĂ©apparaissent aujourdâhui lors dâĂ©vĂ©nements comme le Festival des arts du Pacifique, au cours duquel diffĂ©rents groupes insulaires rivalisent de dextĂ©ritĂ© et dâinventivitĂ© dans leurs performances.
Armes
La plupart des massues furent dâabord conçues pour ĂȘtre des armes, quoique beaucoup nâaient sans doute jamais servi au combat. Des formes particuliĂšres Ă©taient adaptĂ©es Ă des techniques martiales spĂ©cifiques : feinte, parade, charge, estoc, taille. Elles Ă©taient aussi appropriĂ©es Ă diverses formes de lutte. Les bĂątons droits et Ă©quilibrĂ©s Ă©taient fatals en combat rapprochĂ©, les spĂ©cimens les plus longs utilisĂ©s comme des piques. Ceux de taille moyenne Ă©taient maniĂ©s Ă deux mains, alors que les plus courts Ă©taient tenus dâune seule. Il sâagissait parfois dâarmes de jet. Plusieurs massues, cependant, sont trĂšs lourdes et semblent ergonomiquement inefficaces. Elles nâauraient pas Ă©tĂ© fonctionnelles en corps Ă corps. Elles Ă©taient peut-ĂȘtre rĂ©servĂ©es Ă la mise Ă mort dâadversaires blessĂ©s ou brandies pour inspirer un sentiment de menace et de violence latente. Luttes et conflits Ă©taient frĂ©quents dans le Pacifique, comme partout ailleurs dans le monde. Souvent, la guerre prenait la forme de querelles rĂ©currentes consistant Ă venger des attaques ou des mĂ©faits antĂ©rieurs. Une fois lâhonneur rĂ©tabli, les hostilitĂ©s cessaient pour un temps, puis reprenaient de maniĂšre cyclique. Les tueries de masse, dont les populations hors du Pacifique se firent expertes aux 19e et 20e siĂšcles, semblent nâavoir jamais eu cours en OcĂ©anie.
Autorité et divinité
Nombre de massues servaient dâattributs de rang. Leur rĂŽle principal Ă©tait de communiquer un message quant au statut et Ă lâautoritĂ© de la personne Ă laquelle elles Ă©taient publiquement associĂ©es, y compris les chefs de guerre. Des formes, des dimensions et des matĂ©riaux hors du commun sâen faisaient lâĂ©cho. Surfaces lustrĂ©es, motifs figuratifs et finesse de la sculpture contribuaient peu Ă leur efficacitĂ© technique, mais ne laissaient aucun doute quant au statut de leur propriĂ©taire. De prĂ©cieux matĂ©riaux Ă©taient issus de la forĂȘt ou de la mer. Il sâagissait lĂ de territoires sacrĂ©s, associĂ©s Ă des entitĂ©s non-humaines et Ă une forme suprĂȘme dâautoritĂ©. Certains bois tropicaux, prisĂ©s pour leur soliditĂ© et leur durabilitĂ©, Ă©voquaient les qualitĂ©s dont on espĂ©rait que les chefs et les guerriers valeureux Ă©taient dotĂ©s. Le coeur de certains arbres avait une riche teinte brune, qualifiĂ©e de rouge et associĂ©e aux chefs et au divin.LâautoritĂ© dans le Pacifique, comme ailleurs, Ă©tait liĂ©e aux relations que les humains entretenaient avec les esprits, les dieux ou les ancĂȘtres. Les hommes ne prospĂ©raient que sâils avaient tĂ©moignĂ© le respect appropriĂ© Ă ces sources dâun pouvoir non-humain. Des massues consacrĂ©es pouvaient ĂȘtre au centre de lâattention cultuelle et servir de vĂ©hicules aux puissances divines.
#Provenances
Toutes les massues ont leur histoire et leur « biographie », depuis leur crĂ©ation et leur usage local jusquâĂ ce quâelles soient mises au rebut, dĂ©truites ou acquises par des EuropĂ©ens. FaçonnĂ©s dans des matĂ©riaux pĂ©rennes, nombre de spĂ©cimens ont survĂ©cu et sont conservĂ©s dans des collections Ă travers le monde.Bien des histoires, nĂ©anmoins, se sont perdues. Les pratiques guerriĂšres et la fabrication des massues cessĂšrent presque partout en OcĂ©anie il y a plus dâun siĂšcle. La conversion des populations locales Ă diffĂ©rentes formes de christianisme porta souvent un coup fatal Ă la prĂ©servation de savoirs prĂ©cieux ou Ă la transmission des connaissances culturelles. Aujourdâhui pourtant, de nombreux habitants du Pacifique tĂ©moignent de leur intĂ©rĂȘt et font preuve dâune expertise incomparable en ce qui concerne lâhistoire de leur culture et de leur communautĂ©.Les massues ont un rĂŽle important Ă jouer dans cette dĂ©marche de rĂ©appropriation et de redĂ©couverte historique, puisquâelles figurent parmi les premiers objets qui furent systĂ©matiquement Ă©changĂ©s et collectĂ©s. A ce titre, elles sont porteuses de donnĂ©es inĂ©dites sur les cultures ocĂ©aniennes, leurs interactions, leur rapport au sacrĂ©, au pouvoir, Ă la guerre, et sur le rĂŽle des artistes et des oeuvres dâart dans ces domaines.