âPionniĂšresâ
Artistes dans le Paris des Années folles
au Musée du Luxembourg, Paris
du 2 mars au 10 juillet 2022

PODCAST – Interview de Camille Morineau, conservatrice du Patrimoine et directrice dâAWARE : Archives of WOmen Artists, Research and Exhibitions et de Lucia Pesapane, historienne de lâart, commissaires de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 28 fĂ©vrier 2022, durĂ©e 15â26.
© FranceFineArt.
Texte de Sylvain Silleran




De Montparnasse Ă Montmartre, tout le monde fredonne Elle sâĂ©tait fait couper les châveux de DrĂ©an. Il s’agit, nous explique un grand panneau, de « remise en cause du modĂšle patriarcal« . Heureusement, les avant-gardes fĂ©minines de l’entre deux guerres ont beaucoup plus de panache, d’ambition et de grandeur. Autour des Librairies d’Adrienne Monnier et de Sylvia Beach, de l’AcadĂ©mie Vassilieff c’est tout un bouleversement artistique qui fleurit dans Paris. Les dialogues de Marlow Moss avec Mondrian font se croiser lignes et doubles lignes, IrĂšne Codreanu cĂ©lĂšbre la nouvelle mode des garçonnes par une tĂȘte sculptĂ©e de Daria Gamsaragan, droite, fiĂšre, fuselĂ©e. Les petites nostalgies de Rita Kernn-Larsen sont de douces aquarelles un peu fleuries, abstraites, des poĂ©sies d’une gĂ©omĂ©trie du rĂȘve.
La mode se saisit de cette modernitĂ©, Marie Laurencin peint une Mademoiselle Chanel en nymphe, une peinture libre, indĂ©pendante. Une magnifique robe de Sarah Lipska semble sculptĂ©e comme un bijou dans un bloc de bronze. Le costume rĂ©trĂ©cit pour devenir habit de poupĂ©e, de marionnette. Au petit théùtre de Marie Vassilieff, anges et musiciens, Ăąne et architecte, Saint François d’Assise fusionnent mode, design, peinture. Alice Halicka fabrique des petites scĂšnes en mĂ©langeant papiers dĂ©coupĂ©s et collĂ©s, tissus cousus, fil et rubans. Un couple aux courses, une famille Ă la plage, ces tableaux s’affranchissent de tous les codes de la reprĂ©sentation, ils sont un art direct, populaire, mĂ©langeant avec un bonheur simple le folklore et le chic, la dĂ©coration et le jouet.
Les reprĂ©sentations de la femme changent. Suzanne Valadon propose une odalisque au corps solide, rustique, dĂ©sinvolte, en pyjama et la clope au bec, elle contemple un instant quelques livres Ă ses pieds. Cette pause ne dure pas bien longtemps, car dans cette Ă©poque folle, tout s’accĂ©lĂšre comme une danse de JosĂ©phine Baker. Son sourire Ă©claire tout Paris de sa joie et de la promesse que demain sera mieux, plus moderne, plus joyeux, et avec style! La scĂ©nographie confronte avec bonheur les points de vue les plus opposĂ©s : une mĂšre et son enfant de Tamara de Lempicka, dĂ©licate et soyeuse comme une icĂŽne fait face aux maternitĂ©s de Maria Blanchard, ses femmes robustes comme des locomotives, forgĂ©es dans un acier industriel. Le nu debout de Natalia Gontcharova, terrestre, oppose son ocre de glaise Ă la femme couchĂ©e de Jacqueline Marval, papillonnante, aĂ©rienne, dĂ©ployant de longues plumes roses.Â
Les sculptures rondes, noires, lisses de Chana Orloff sont douces et maternelles comme des galets attendris par des siĂšcles de marĂ©es. A l’opposĂ©, le nu surrĂ©aliste de Marie Vassilieff, si garçonne qu’elle devient un homme Ă©trange, s’est assis dĂ©libĂ©rĂ©ment entre les deux genres. Car tout se mĂ©lange, les genres et les sexualitĂ©s s’envolent dans une effervescence de champagne. Mela Muter peint une femme qui s’abandonne librement, dĂ©tournant le cubisme pour rĂ©intĂ©grer sa fĂ©minitĂ©. Tamara de Lempicka caresse les courbes sensuelles d’une amante alanguie, sa chair est lissĂ©e jusqu’Ă ce que son corps devienne l’incarnation de la modernitĂ©, du mouvement, la carrosserie d’un bolide lancĂ© Ă toute allure. Gerda Wegener avec les portraits de Lily, son mari transsexuel, ouvre le champ de la transition d’un sexe Ă l’autre. Une transition souriante, tendre et fleurie mais dont le regard parfois mĂ©lancolique trahit le courage. Tout semble dĂ©sormais possible, les lendemains chantent dĂ©jĂ .
Tout irait pour le mieux si le cahier des charges idĂ©ologique ne dĂ»t ĂȘtre respectĂ© Ă la lettre comme un bon devoir universitaire. « La diversité », le mot-clĂ© est lĂąchĂ©. Puisque ces parisiennes s’Ă©mancipent il faut bien trouver plus opprimĂ©es qu’elles, quoi de mieux qu’un voyage en Afrique, en AmĂ©rique du Sud? Les voyages de Lucie Cousturier, les tĂȘtes sculptĂ©es de Anna Quinquaud sont de belles Ćuvres, mais elle nous emmĂšnent dans le documentaire anthropologique, tout comme la peinture naĂŻve de Tarsila Do Amaral et son folklore brĂ©silien. Le soufflĂ© qui Ă©tait si bien montĂ© retombe. Nous voilĂ loin de Paris, loin des AnnĂ©es folles, loin de cette danse qui emporta un instant le monde dans un rĂȘve de bonheur et de progrĂšs. Rendez-nous JosĂ©phine! Tamara! Suzy Solidor! C’Ă©tait mieux avant !
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :




Commissariat gĂ©nĂ©ral : Camille Morineau, Conservatrice du Patrimoine et directrice dâAWARE : Archives of WOmen Artists, Research and Exhibitions
Commissaire associĂ©e : Lucia Pesapane, historienne de lâart
TrĂšs longtemps marginalisĂ©es et discriminĂ©es tant dans leur formation que dans leur accĂšs aux galeries, aux collectionneurs et aux musĂ©es, les artistes femmes de la premiĂšre moitiĂ© du XXeme siĂšcle ont nĂ©anmoins occupĂ© un rĂŽle primordial dans le dĂ©veloppement des grands mouvements artistiques de la modernitĂ© sans pour autant ĂȘtre reconnues de leur vivant en tant que telles. Ce nâest que rĂ©cemment que leur rĂŽle dans les avant-gardes est explorĂ© : de fait il est Ă prĂ©voir que lorsque le rĂŽle de ces femmes sera reconnu Ă leur juste valeur, ces mouvements seront profondĂ©ment changĂ©s. Cette exposition nous invite Ă les rĂ©inscrire dans cette histoire de lâart en transformation : du fauvisme Ă lâabstraction, en passant par le cubisme, Dada et le SurrĂ©alisme notamment, mais aussi dans le monde de lâarchitecture, la danse, le design, la littĂ©rature et la mode, tout comme pour les dĂ©couvertes scientifiques. Leurs explorations plastiques et conceptuelles tĂ©moignent dâaudace et de courage face aux conventions Ă©tablies cantonnant les femmes Ă certains mĂ©tiers et stĂ©rĂ©otypes. Elles expriment de multiples maniĂšres la volontĂ© de redĂ©finir le rĂŽle des femmes dans le monde moderne. Les nombreux bouleversements du dĂ©but du XXeme siĂšcle voient sâaffirmer certaines grandes figures dâartistes femmes. Elles se multiplient aprĂšs la rĂ©volution russe et la PremiĂšre Guerre mondiale qui accĂ©lĂšrent la remise en cause du modĂšle patriarcal pour des raisons pratiques, politiques et sociologiques. Les femmes gagnent en pouvoir et visibilitĂ© et les artistes vont donner Ă ces pionniĂšres le visage qui leur correspond.
Un siĂšcle aprĂšs, il est temps de se remĂ©morer ce moment exceptionnel de lâhistoire des artistes femmes. Les annĂ©es 1920 sont une pĂ©riode de bouillonnement et dâeffervescence culturelle, dâoĂč sera tirĂ© le qualificatif dâannĂ©es folles. Synonymes de fĂȘtes, dâexubĂ©rance, de forte croissance Ă©conomique, cette Ă©poque est aussi le moment du questionnement de ce que lâon appelle aujourdâhui les «rĂŽles de genre», et de lâinvention ainsi que de lâexpĂ©rience vĂ©cue dâun «troisiĂšme genre». Un siĂšcle avant la popularisation du mot «queer», la possibilitĂ© de rĂ©aliser une transition ou dâĂȘtre entre deux genres, les artistes des annĂ©es 20 avaient dĂ©jĂ donnĂ© forme Ă cette rĂ©volution de lâidentitĂ©.
La crise Ă©conomique, la montĂ©e des totalitarismes, puis la Seconde Guerre mondiale vont Ă la fois restreindre la visibilitĂ© des femmes, et faire oublier ce moment extraordinaire des annĂ©es 20 oĂč elles avaient eu la parole. Lâeuphorie avant la tempĂȘte se joue surtout dans quelques capitales oĂč Paris tient un rĂŽle central, et plus prĂ©cisĂ©ment les quartiers latin, de Montparnasse et de Montmartre.
Lâexposition PionniĂšres. Artistes dans le Paris des AnnĂ©es folles prĂ©sente 45 artistes travaillant aussi bien la peinture, la sculpture, le cinĂ©ma, que des techniques/catĂ©gories dâobjets nouvelles (tableaux textiles, poupĂ©es et marionnettes). Des artistes connues comme Suzanne Valadon, Tamara de Lempicka, Marie Laurencin cĂŽtoient des figures oubliĂ©es comme Mela Muter, Anton Prinner, Gerda Wegener. Ces femmes viennent du monde entier, y compris dâautres continents oĂč certaines exporteront ensuite lâidĂ©e de modernitĂ© : comme Tarsila Do Amaral au BrĂ©sil, Amrita Sher Gil en Inde, ou Pan Yuliang en Chine.
AprĂšs les âfemmes nouvellesâ du XIXeme siĂšcle liĂ©es Ă la photographie, ces « nouvelles Eves », sont les premiĂšres Ă avoir la possibilitĂ© dâĂȘtre reconnues comme des artistes, de possĂ©der un atelier, une galerie ou une maison dâĂ©dition, de diriger des ateliers dans des Ă©coles dâart, de reprĂ©senter des corps nus, quâils soient masculins ou fĂ©minins, et dâinterroger ces catĂ©gories de genre. Les premiĂšres femmes Ă avoir la possibilitĂ© de vivre leur sexualitĂ©, quelle quâelle soit, de choisir leur Ă©poux, de se marier ou pas et de sâhabiller comme elles lâentendent. Leur vie et leur corps, dont elles sont les premiĂšres Ă revendiquer lâentiĂšre propriĂ©tĂ©, sont les outils de leur art, de leur travail, quâelles rĂ©inventent dans tous les matĂ©riaux, sur tous les supports. LâinterdisciplinaritĂ© et la performativitĂ© de leur crĂ©ation ont influencĂ© et continue dâinfluencer des gĂ©nĂ©rations entiĂšres dâartistes.
Exposition organisĂ©e par la RĂ©union des musĂ©es nationaux – Grand Palais.
Organisation spatiale en neuf chapitres
Lâexposition se veut aussi foisonnante que ces annĂ©es 1920, convoque artistes et femmes de lâart, amazones, mĂšres, androgynes Ă leurs heures et rĂ©volutionnaires presque toujours, quâelle rassemble dans neuf chapitres thĂ©matiques Dans certaines salles/chapitres une sĂ©lection dâextraits de films, chansons, partitions, romans, revues Ă©voquent les grands personnages fĂ©minins dans les domaines du sport, de la science, de la littĂ©rature, de la mode.
En introduction, « Les femmes sur tous les fronts » examine comment la guerre a promu les femmes engagĂ©es volontaires comme infirmiĂšres au front, mais aussi remplaçant les hommes dĂ©cimĂ©s par une guerre meurtriĂšre partout oĂč leur prĂ©sence Ă©tait nĂ©cessaire.
Pourquoi Paris? Paris, câest la ville des AcadĂ©mies privĂ©es oĂč les femmes sont bienvenues ; la ville des librairies dâavant-garde, des cafĂ©s oĂč les artistes croisent les poĂštes et romanciers dont les livres sont traduits et diffusĂ©s dans des librairies uniques au monde, oĂč le cinĂ©ma expĂ©rimental sâinventeâŠ. Tous ces lieux sont tenus ou remplis, par des femmes ; elles sont dans toutes les avant-gardes et toutes les formes dâabstraction. Comment les avant-gardes se conjuguent au fĂ©minin.
Pour ces femmes libĂ©rĂ©es et autonomes, Vivre de son art est un impĂ©ratif essentiel : elles dĂ©veloppent des ponts entre lâart et les arts appliquĂ©s, la peinture et la mode, inventent des espaces intĂ©rieurs et des architectures ou mĂȘme des dĂ©cors de théùtre, et enfin inventent de nouvelles typologies dâobjet comme des poupĂ©es/portraits, des marionnettes/sculptures, des tableaux en textile. Sonia Delaunay aura sa boutique ainsi que Sarah Lipska.
Non contentes de rĂ©inventer le mĂ©tier dâartiste, elles se saisissent du temps de loisir et reprĂ©sentent le corps musclĂ©, sous le soleil, voire sportif, transformant le sport masculin en un Ă©quivalent fĂ©minin Ă la fois Ă©lĂ©gant, ambitieux et dĂ©contractĂ©, inventant ce qui deviendra un poncif du XXIeme siĂšcle. La garçonne dĂ©couvre les joies de ne rien faire au soleil (lâhĂ©liothĂ©rapie), sâinscrit aux Jeux Olympiques ou promeut son cĂ©lĂšbre nom grĂące Ă des produits dĂ©rivĂ©s, pratiquant aussi bien le music hall la nuit, que le golf la journĂ©e : elle sâappelle JosĂ©phine Baker.
Tandis que le corps se dĂ©ploie librement sous le soleil dans des poses nouvelles, il se rĂ©invente aussi Chez soi, sans fard. Ces odalisques modernes se reprĂ©sentent dans leurs intĂ©rieurs avec naturalisme. Plus besoin de paraĂźtre ni de faire semblant : la maternitĂ© peut-ĂȘtre ennuyeuse et fatigante ; les poses de nues excentriques, le dĂ©shabillage une Ă©chappatoire aux diktats du regard du monde.
Ainsi sâĂ©labore dans les annĂ©es 20 ce nouveau point de vue complexe et informĂ© de femmes Ă©duquĂ©es et ambitieuses, dĂ©terminĂ©es Ă reprĂ©senter le monde telles quâelles le voient, Ă commencer par leur corps. Câest lĂ que leur regard sâaffute, se mesure au passĂ©, rĂȘve un autre futur. Le female gaze des annĂ©es 20 sâemploie Ă reprĂ©senter le corps autrement.
Parmi les tropes que ces annĂ©es folles inventent et surtout mettent en pratique au grand jour, celui des « deux amies » dĂ©crit une amitiĂ© forte entre deux femmes sans la prĂ©sence dâhommes, ou une histoire dâamour, ou un mĂ©lange dâamitiĂ© et de dĂ©sir qui permet aux femmes une bisexualitĂ© assumĂ©e. Les deux amies sont une invention des annĂ©es 20 que la peinture, la littĂ©rature et la sociĂ©tĂ© cosmopolite vont reprĂ©senter, accueillir et dont elles transmettront la mĂ©moire.
Ni les garçonnes qui succombent Ă la mode de se couper les cheveux, ni les amazones qui ne dĂ©daignent pas dâendosser des costumes masculins, ni les travestis occasionnels ou bals masquĂ©s courants, ne recouvrent lâessentielle Ă©mergence dâun « troisiĂšme genre », ancĂȘtre de notre fluiditĂ© des genres et en particulier de la possibilitĂ© de ne pas sâen assigner.
Pour conclure, lâexposition rappellera que ces artistes furent aussi des voyageuses : dâun continent Ă lâautre pour se former et lancer des avant-gardes dans leur pays ; ou exploratrices de pays inconnus, ou peintres et sculpteuses Ă la dĂ©couverte dâun « autre » dont elles tentent de saisir lâidentitĂ© sans les poncifs du regard colonial. Ces PionniĂšres de la diversitĂ© souffraient de lâinvisibilitĂ© dans leur pays : elles Ă©taient Ă mĂȘme de comprendre dâautres identitĂ©s mises Ă lâĂ©cart : elles ont beaucoup Ă nous apprendre.