“GULARRI” Paysages de l’eau au nord de l’Australie, au musée du quai Branly – Jacques Chirac, Paris, du 22 juin au 26 septembre 2021
“GULARRI”
Paysages de l’eau au nord de l’Australie
au musée du quai Branly – Jacques Chirac, Paris
du 22 juin au 26 septembre 2021
Texte de Sylvain Silleran :
Que d’eau que d’eau dans ce monde. De l’eau douce, de l’eau salée, des rivières, la mer, la mangrove, l’eau de source, elles se mélangent toutes ces eaux, jaillissent d’ici et de là, hébergeant et nourrissant délicieusement la vie. Les nuages annoncent la mousson et les pluies du renouveau, la naissance. Chez ces clans aborigènes du nord de l’Australie l’eau qui se sépare en eau douce et en eau salée divise le monde en deux. Il en est de même dans cette peinture contemporaine : deux pigments composent l’univers, le jaune et le rouge. Le sacré réside dans ce lien entre les choses, dans la dualité du monde entre le Dhuwa et le (ou la) Yirritja, les deux groupes opposés qui forment l’univers. Chaque individu se doit d’épouser un conjoint appartenant à l’autre moitié. Ainsi, l’enfant sera du groupe opposé à la mère, assurant la complémentarité des moitiés et l’équilibre du monde.
Ces œuvres rassemblées par le peintre tchèque Karel Kupka (qui nous a laissé dans un coin une fort sympathique madone aborigène) sont sorties de l’anonymat longtemps réservé à l’art primitif. Toutes sont liées à leur auteur, appartiennent à un clan. On y trouve des peintures de Joe Dhamanydji : un cosmos de pigments jaunes, ocres, blancs, de l’écorce d’arbre comme toile, terre, mer ou firmament. Un serpent y jette des éclairs, une énergie créatrice. Des poissons-chats jaillissent de trous d’eau sacrés. Des burala, grands oiseaux rayés, convergent vers le centre, en témoignent les traces laissées par leurs pattes. Autour d’un trou d’eau douce ibis et pélicans sont représentés en silhouettes et en empreintes. Le présent et le passé se superposent. Les traces, les trajectoires de ce qui fut, sont des animaux à part entière, elles côtoient les oiseaux bien présents.
Un requin débonnaire au sourire satisfait est aplati sur son rectangle de bois, il fait corps avec le morceau d’écorce. Le pigment posé habille la peau de l’arbre jusqu’à l’habiter. En dessous un marsouin chasse sa proie. Fuselé comme un obus, le long bec noir ouvert, il s’apprête à engloutir la petite proie affolée qui fuit. L’animal a plus qu’une forme, il a un habit. Les empreintes de héron ont une anatomie, elles sont faites d’une ossature et de chair. Dans l’histoire des sœurs Wägilak avalées par le python ancestral Wititj la peinture se déroule en un récit complet rappelant la tapisserie. Le vocabulaire est simple : des points, de courts traits, des grilles, et des rayures, des diagonales qui rythment le vivant, le font vibrer. La couleur vient de la terre, l’ocre jaune et le rouge comme dualité sont cousus ensemble par un fil blanc.
Il y a beaucoup de mystère dans cette peinture, malgré le lexique fourni on n’y comprend pas grand chose finalement, et c’est très bien comme ça. Ce n’est pas tous les jours qu’on est invité à plonger sous l’eau, à voler dans les airs et se laisser entrainer vers les cieux étoilés.
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat d’exposition
Jessica De Largy Healy, Anthropologue, chargée de recherche au CNRS, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative – Université de Paris Nanterre.
Nicolas Garnier, Responsable de l’Unité Patrimoniale Océanie du musée du quai Branly – Jacques Chirac.
Joe Dhamanydji, Peintre et dirigeant cérémoniel du clan Gupapuyŋu, co-directeur du centre d’art Milingimbi Art and Culture Aboriginal Corporation.
Ruth Nalmakarra, Peintre et aînée du clan Liyagawumirr, directrice du centre d’art Milingimbi Art and Culture Aboriginal Corporation.
Cette exposition est issue d’une collaboration entre les chercheurs français et Yolŋu, et le centre d’art Milingimbi Art and Culture Aboriginal Corporation.
Au travers d’une rare sélection de peintures sur écorces et de sculptures collectées au tournant des années 1960 par l’artiste d’origine tchèque Karel Kupka, l’exposition Gularri. Paysages de l’eau au nord de l’Australie invite à la découverte de l’environnement et de l’univers méconnus en Europe des Yolŋu de la Terre d’Arnhem, au nord de l’Australie. Si ce pays-continent est souvent perçu en France comme une vaste étendue désertique, les 25 oeuvres présentées ici reflètent l’importance, chez les Yolŋu de l’île de Milingimbi, des représentations liées aux paysages aquatiques de leur territoire.
Par-delà les questions de représentations, l’exposition donne à voir l’écologie relationnelle de ces environnements fragiles où activités humaines et non-humaines coexistent depuis des millénaires. Les peintures sur écorce choisies par les descendants des artistes et les récits poétiques recueillis pour l’exposition permettent aux Yolŋu de révéler la cartographie sacrée de leur paysage associant des lieux et des ancêtres, des événements mythiques et des manières d’habiter, des droits fonciers et des relations de parenté.
L’exposition a été conçue en co-commissariat avec le Centre d’art de la communauté pour présenter le point de vue contemporain des Yolŋu sur des oeuvres réalisées par leurs parents dans les années 1960. Ces oeuvres sont les héritières de traditions artistiques bien plus anciennes transmises au sein des différents clans. Certaines conventions ont été intégrées dans l’exposition : la partition en deux moitiés nommées Dhuwa, en rouge, et Yirritja, en jaune, le regroupement des oeuvres par clan, ou les relations entre les oeuvres, leurs auteurs et ceux qui ont acquis le droit d’en parler.
La parole yolŋu est privilégiée à travers le parcours et accompagne les oeuvres. Le glossaire des termes principaux employés invite à plonger dans l’imaginaire aquatique yolŋu à travers des concepts livrés dans leur langue d’origine. Un film expérimental réalisé par l’équipe du centre d’art de Milingimbi à cette occasion et une série de documents audiovisuels originaux illustrent les multiples formes d’attachement aux paysages de l’eau dans lesquels les jeunes réalisateurs construisent leur existence et portent ainsi les voix des Yolŋu au coeur de l’exposition.
L’effervescence artistique de Milingimbi connaît un premier âge d’or dans les années 1950-60 où, réunis en ateliers improvisés, les dirigeants des différents clans commencent à transposer leurs motifs cérémoniels à l’ocre sur des panneaux d’écorce pour des collectionneurs australiens et européens. Le centre d’art de Milingimbi, aujourd’hui dirigé par un conseil yolŋu, perpétue cette tradition artistique en développant des collaborations avec de nombreux musées, dont l’exposition Gularri. Paysages de l’eau au nord de l’Australie, co-conçue avec le musée du quai Branly – Jacques Chirac.
Résolument contemporain, l’art de Milingimbi puise sa force et sa signification dans une réinterprétation des liens entre la création ancestrale et les présences multiples qui animent les territoires aquatiques et terrestres des artistes. Les peintures, comme tout ce qui existe dans l’univers et la société yolŋu, se répartissent dans l’une ou l’autre des deux moitiés nommées Dhuwa et Yirritja qui composent le cosmos et la société yolŋu.
Passeurs d’un système de savoirs sacrés complexe, les peintres héritent du droit de peindre les motifs associés à des terres et à des êtres ancestraux particuliers.
Zones maritimes, milieux humides, aires de mangroves ou écosystèmes d’eau douce, le mot Gularri désigne l’ensemble de ces espaces aquatiques. Gularri est aussi le nom d’un cours d’eau (gapu) qui traverse les terres de plusieurs clans du centre de la Terre d’Arnhem, avant de se jeter dans la mer où il poursuit sa trajectoire jusqu’au rivage de Milingimbi. Le flux de l’eau Gularri connecte ces clans à travers des relations de parenté qui s’étendent aussi à leurs territoires.
La collection Karel Kupka
Le musée du quai Branly – Jacques Chirac possède une remarquable collection d’oeuvres aborigènes rassemblées par l’artiste d’origine tchèque Karel Kupka (1918-1993). Fasciné par le geste créateur et les origines humaines de l’art, Karel Kupka effectue trois séjours en Terre d’Arnhem entre 1956 et 1964, où il constitue une collection de plus de 1 000 peintures et sculptures, des assortiments de pinceaux et pigments, et recueille une documentation ethnographique très détaillée auprès des principaux peintres en activité. Cette collection est aujourd’hui conservée à Canberra, Sydney, Bâle et Paris. La collection Milingimbi conservée par le quai Branly comprend 113 objets, dont plus de 80 écorces peintes et une vingtaine de sculptures.
La collection Karel Kupka occupe une place déterminante dans l’histoire du mouvement artistique qui se développa à partir des années 1950 en Terre d’Arnhem. Elle témoigne d’un tournant dans les pratiques figuratives yolŋu avec la transposition inédite, à grande échelle, d’images cérémonielles sacrées sur des supports pérennes destinés à circuler. Karel Kupka plaida pour que des hommes comme Djäwa ou Dawidi, dont il fallait reconnaître le talent et la sensibilité individuelle, soient considérés comme des artistes à part entière. Grâce aux relations personnelles qu’il noua sur le terrain à Milingimbi, et à son regard affuté d’artiste-ethnologue, Kupka put observer au plus près les pratiques créatives des principaux « maîtres peintres » de la région.