“Artemisia” Héroïne de l’art, au Musée Jacquemart-André, du 19 mars au 3 août 2025
“Artemisia” Héroïne de l’art
au Musée Jacquemart-André, Paris
du 19 mars au 3 août 2025
Texte Sylvain Silleran

Simon Vouet, Portrait d’Artemisia Gentileschi, vers 1622-1626, Huile sur toile, 90 x 71 cm, Pise, Fondazione Pisa, Palazzo Blu. crédit : Proprietà della Fondazione Pisa/Palazzo. Blu, Pisa – © Palazzo Blu_Ph. Nicola Gronchi.

Artemisia Gentileschi, Yaël et Siséra, 1620, Huile sur toile, 93 x 128 cm, Budapest, Szépművészeti Múzeum / Museum of Fine Arts. Photograph Szépművészeti Múzeum/ Museum of Fine Arts, Budapest, 2025.

Artemisia Gentileschi, Autoportrait en joueuse de luth, 1614-1615, Huile sur toile, 77,5 x 71,8 cm, Hartford CT. Wadsworth Atheneum Museum of Art, Charles H. Schwartz Endowment Fund. crédit : Allen Phillips/Wadsworth Atheneum.
Artemisia – Héroïne de l’art
Musée Jacquemart André
La peinture d’Artemisia Gentileschi est d’abord une histoire de famille. Le musée Jacquemart André nous propose un dialogue entre ses tableaux et ceux de son père Orazio Gentileschi. A la rigueur du Loth et ses filles du père, sa construction impeccable, Artemisia répond d’une Esther et Assuérus, une interprétation dont la sensualité brise tous les codes. La tension érotique fait se lever Assuréus pourtant assis de l’autre côté du tableau, Esther vacillante est caressée par le souffle sur son cou de sa servante se rapprochant dans une étreinte amoureuse. Oh!
Là où la femme peintre était cantonnée au portrait et à la nature morte, en voilà une qui s’affranchit et part conquérir la toile. Le terrible Suzanne et les vieillards, femme livrée sans défense à l’outrage, est d’une perfection grave. Car Artemisia Gentileschi a vécu dans sa chair non seulement l’abomination du viol mais encore l’humiliation et la torture lors du procès de son agesseur. Il y a dans sa peinture cette vérité du corps, de l’âme, de l’incarnation brisée, réparée, cicatrisée qui ne saurait mentir.
Dans sa Vierge à l’Enfant, elle transforme la scène biblique en une tableau intimiste, presque profane. Ici pas de splendeur dorée, pas de lumière rayonnante, une simple auréole, fin anneau d’or flottant, nous rappelle l’universalité du divin. Une mère et son enfant, la tendresse de la main de l’enfant cherchant la joue de sa mère. Les traits fatigués, la madone offre son sein d’un glissement léger des doigts, un geste universel donc d’une familiarité banale, quotidienne qui le rend extraordinaire. Merveilleuse Vierge de l’Annonciation au visage d’une douceur et d’une grâce toutes florentines baigné de lumière, qui parvient à dépasser les limites de son cadre serré pour remplir de son silence jusqu’à la plus grande pièce d’un palais. Son drapé flottant au tissu fin, quelques boucles blondes transforment l’introspection en une solide présence.
Un Amour endormi, toute allégorie de la Mort qu’il est, n’échappe pas à la délicatesse dodue, charnelle, enfantine, kawaii dirait-on aujourd’hui. A côté du David et Goliath de son père, saisi en plein combat, celui d’Artemisia représente David tenant l’énorme tête grise, cadavérique du géant terrassé. Le combat est fini, le jeune berger retrouve ses traits féminins et juvéniles. Une grande plaie au milieu du front du géant témoigne du combat. Il en est de même pour le récit de Judith et Holopherne, Judith et sa servante est peint après le meurtre. A l’aspect martial du tableau du père, l’acier luisant de l’épée volontaire, la tension guerrière subsistant dans les postures, la tête d’Holopherne bien posée sur son plateau, à la sobriété des vêtements et des drapés s’oppose une nouvelle vision: Chez Artemisia, l‘épée ouvragée repose sur l’épaule, la tête ennemie disparait à moitié dans son panier d’osier, les belles étoffes des deux femmes se froissent dans un joli mouvement de spirale d’opacités et de transparences de matières. Nonobstant le détail macabre, La scène pourrait être celle de deux femmes accomplissant quelque tâche quotidienne.
Un Couronnement d’épines de Caravage vient rappeler son influence dans la peinture d’Artemisia, ne serait-ce que par la lumière si vraie, si crue, révélant jusqu’à l’âme d’une Tête d’héroïne. De ses liens avec les Médicis, une galerie de portraits pleins de dentelles, de métal d’armure, de fourrure. Un autoportrait absolument virtuose en joueuse de luth dont le regard franc et déterminé laisse passer un instant un petit nuage mélancolique. La force se voile de fragilité, le portrait est complexe de mille subtilités. La violence de son Yaël et Siséra est d’autant plus terrible qu’elle est hors-champ, hors-temps, s’inscrivant dans un futur immédiat. Pour l’instant les drapés délicats et soyeux, l’air paisible des protagonistes ne tressaillent pas devant l’irréparable.
Les explorations érotiques frontales d‘une Danaé allongée sous une pluie d’or dans la crispation de l’extase, d’une Vénus endormie lascivement abandonnée laissent place à des représentations plus équivoques. Deux Madeleines pénitentes offrent de troublants leçons. L’une accoudée sur un coussin de velours rouge, semble perdue dans une rêverie luxueuse, ne serait-ce qu’une perle blanche à son oreille rappelant la recherche de pureté. L’autre penchée sur l’accoudoir d’un fauteuil, les yeux gonflés de larmes, une mèche de cheveux se confondant avec le drapé blanc et or de ses vêtements propose une morale inattendue, le pêché serait une bien jolie chose.
Quand au Suicide de Cléopâtre, la reine, cachant son serpent derrière son bras potelé, s’élève dans un sacrifice d’une ronde sensualité. La deuxième interprétation nous montre une Cléopâtre en pénitente implorant le salut. La troisième reine, fière, debout, tournée résolument vers les cieux, se présente en véritable héroïne. La rencontre du classicisme antique et de la passion chrétienne se produit sous les brosses d’Artemisia. Sa peinture s’affranchît des règles, elle vient de la chair, de ses blessures et de ses exultations, elle est résolument incarnée, vivante, turbulente.
Silvain Silleran

Artemisia Gentileschi, Madeleine pénitente, vers 1625, Huile sur toile, 122,5 x 97,5 cm, Séville, Catedral de Sevilla. photo : Catedral de Sevilla.

Artemisia Gentileschi, Judith et sa servante, v. 1615, Huile sur toile, 114 x 93,5 cm, Florence, Gallerie degli Uffizi, Galleria Palatina. crédit : Su concessionne del Ministera della Cultura.

Artemisia Gentileschi, Allégorie de l’Inclination, 1615-1616, Huile sur toile, 152 x 61 cm, Florence, Casa Buonarroti. crédit : Firenze, Casa Buonarroti, Archivio Buonarroti.
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat :
Patrizia Cavazzini, chercheuse associée à la British School de Rome, conseillère de l’American Academy et membre du comité scientifique de la Galerie Borghèse.
Maria Cristina Terzaghi est professeur titulaire en histoire de l’art moderne à l’université de Roma Tre et membre du comité scientifique du Museo di Capodimonte à Naples.
Pierre Curie est Conservateur général du patrimoine. Spécialiste de peinture italienne et espagnole du XVIIe siècle.
Le Musée Jacquemart-André met à l’honneur du 19 mars au 3 août 2025 l’artiste romaine Artemisia Gentileschi (1593 – vers 1656). Personnalité au destin hors norme, cette protagoniste de la peinture caravagesque est l’une des rares artistes femmes de l’époque moderne ayant connu de son vivant une gloire internationale et qui put vivre de sa peinture. À travers une quarantaine de tableaux, réunissant aussi bien des chefs-d’oeuvre reconnus de l’artiste, des toiles d’attribution récente, ou des peintures rarement montrées en dehors de leur lieu de conservation habituel, cette exposition met en valeur le rôle d’Artemisia Gentileschi dans l’histoire de l’art du XVIIe siècle.
L’exposition tend notamment à démontrer la profonde originalité de son oeuvre, de son parcours et de son identité, qui demeurent encore aujourd’hui une source d’inspiration et de fascination. L’histoire d’Artemisia traverse les siècles, et la lecture que l’on peut faire de son oeuvre – reflet de son vécu et de sa résilience – s’avère intemporelle et universelle.
Née à Rome en 1593, la jeune Artemisia se forme auprès de son père, Orazio Gentileschi (1563- 1639), artiste d’origine toscane influencé par Caravage, et témoigne très vite d’un talent singulier pour la peinture. Adulte, elle mène une brillante carrière, gagnant une renommée internationale et des commandes dans toute l’Europe, jusqu’à la cour de Charles Ier d’Angleterre où elle rejoint son père en 1638. Malgré le succès flamboyant qu’elle avait connu de son vivant, Artemisia tombe dans l’oubli vers la fin du XVIIIe siècle. Il faudra attendre le XXe siècle pour que son oeuvre soit de nouveau appréciée à sa juste valeur.
Sa formation initiale avec son père Orazio, fondamentale pour comprendre son art, ainsi que l’impact fort de Caravage, seront mis en exergue dans l’exposition, notamment grâce à des prêts exceptionnels, tels que l’imposante Suzanne et les vieillards (Pommersfelden, Schloss Weissenstein), sa première œuvre signée et datée, et le Couronnement d’épines de Caravage (collection de la Banca Popolare di Vicenza S.p.A. in L.C.A.). Dès ses débuts, Artemisia fait preuve d’une capacité unique à saisir la psychologie de ses personnages, dans des compositions à la puissance explosive, qui contrastent avec l’élégance lyrique d’Orazio.
L’analyse de l’oeuvre d’Artemisia Gentileschi est difficilemment séparable de celle de son destin, même s’il serait réducteur de comprendre son art uniquement à la lueur de sa vie. En 1611, son existence bascule : le peintre Agostino Tassi, employé par son père Orazio afin de lui enseigner la perspective, la viole. Refusant d’épouser la jeune fille en guise de réparation, Agostino Tassi se voit intenter un procès par Orazio Gentileschi, au cours duquel Artemisia est torturée afin de prouver la véracité de ses accusations. Les Gentileschi gagnent le procès mais Tassi, malgré sa condamnation à cinq ans d’exil, fut protégé par le pape Paul V Borghèse et put rapidement revenir à Rome. La manière dont Artemisia surmonta cette épreuve révèle sa résilience, son courage et sa détermination.
À l’issue du procès, Artemisia épouse un Florentin et part s’installer à Florence. Elle atteint la pleine émancipation et la célébrité à cette époque, au cours de laquelle elle développe aussi bien ses compétences techniques que son érudition. Grâce aux relations qu’elle établit à Florence, elle développe plus tard un réseau international de commanditaires. Durant ces années, elle peint notamment avec d’autres artistes le plafond de la Casa Buonarroti, maison dédiée à la mémoire de Michel-Ange par son descendant, dont deux panneaux sont exceptionnellement présentés dans notre exposition.
Artemisia joue avec sa propre image et ses autoportraits, comme la célèbre Joueuse de luth du Wadsworth Atheneum Museum of Art (Hartford), qui lui font notamment gagner la confiance du grand-duc Cosme II de Médicis, qui lui commande bientôt des oeuvres monumentales, aujourd’hui perdues. Son talent de portraitiste, loué par ses contemporains, constitue un point central de l’exposition qui présente une série de portraits, dont certains ont été récemment découverts.
Artemisia Gentileschi puise par ailleurs son inspiration dans les thèmes bibliques et littéraires pour mettre en avant des sujets féminins et héroïques, qu’elle représente avec une rare empathie. Parfois, elle les dote d’un pouvoir de séduction unique dont elle a bien conscience ; les nus féminins peints par une femme étaient à l’époque rares et très recherchés par les amateurs d’art. Une partie importante de l’exposition sera ainsi consacrée au duel symbolique d’Éros et Thanatos, crucial dans l’art et la culture du baroque et véritablement central dans l’oeuvre d’Artemisia Gentileschi.
Plusieurs représentations de Judith et Holopherne, sont illustrées dans l’exposition, comme la Judith et sa servante de la Galerie des Offices (Florence), qui appartint aux Médicis. La scène monumentale d’Esther et Assuérus du Metropolitan Museum de New York est un autre exemple significatif de l’importance de cette thématique de l’héroïsme au féminin dans l’oeuvre d’Artemisia Gentileschi.
Aujourd’hui, notamment depuis les années 1970 et l’émergence d’une histoire de l’art féministe, la figure d’Artemisia Gentileschi continue de fasciner. À son époque, il était difficile pour les femmes aspirant à devenir peintres de surmonter les limites imposées à leur sexe. Dans des circonstances très contraignantes, Artemisia, presque illettrée dans sa jeunesse, réinventant son style et se réinventant elle même à plusieurs reprises, finit par être considérée comme une savante, détentrice d’une « belle main qui manie si bien le pinceau et la plume qu’elle confère l’immortalité » (Pietro della Valle). Elle entretient au cours de sa vie une correspondance nourrie avec des personnalités importantes, des souverains, notamment François Ier d’Este, duc de Modène, ou encore des hommes de science, comme Galilée et Cassiano dal Pozzo.
Célébrée dans une gravure de Jérôme David comme un « miracle dans la peinture », Artemisia Gentileschi sut tirer parti de son talent et de son intelligence pour gagner une indépendance exceptionnelle, et pour laisser à la postérité un formidable héritage, par l’exemple même de sa vie et de son oeuvre. Sa personnalité audacieuse et entreprenante ne correspondait en outre certainement pas aux attentes de la société de son époque, et si sa condition féminine n’est pas déterminante dans l’appréciation de son oeuvre, Artemisia Gentileschi n’en était pas moins en contact avec des personnalités et des milieux qui débattaient la place des femmes dans la société. Farouchement indépendante, volontaire et habile dans ses affaires, elle a tracé son propre chemin, nous laissant une peinture brillante, séduisante et dont la puissance gagne à être redécouverte.