đ âParis noirâ au Centre Pompidou, du 19 mars au 30 juin 2025
âParis noirâ Circulations artistiques
et luttes anticoloniales 1950 â 2000
au Centre Pompidou, Paris
du 19 mars au 30 juin 2025

PODCAST – Entretien avec
Aurélien Bernard
et Marie Siguier, attachĂ©.es de conservation, service de la crĂ©ation contemporaine et prospective, MusĂ©e national dâart moderne â Centre Pompidou, commissaires associĂ©.es de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 17 mars 2025, durĂ©e 32â19,
© FranceFineArt.
Extrait du communiqué de presse :

Roland DorcĂ©ly, LĂ©da et le cygne, 1958. Huile sur toile, 149 Ă 117 cm. Centre Pompidou, MusĂ©e national dâart moderne, Paris. Achat, 2023. AM 2023-179. Droits rĂ©servĂ©s. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Janeth Rodriguez-Garcia/Dist. GrandPalaisRmn.
![Raymond Saunders, Asking for Colors, Marieâs Gift [Demander des couleurs, cadeau de Marie], vers 2000. Bois, papiers dĂ©chirĂ©s, scotch, peinture et craie sur panneau, 148 Ă 122 cm. Centre Pompidou, MusĂ©e national dâart moderne, Paris. Don des Amis du Centre Pompidou, 2024. AM 2024-895. © The Estate of Raymond Saunders. All rights reserved. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Joseph Banderet/Dist. GrandPalaisRMN.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3501-3650/3603_Paris-noir_2.jpg)
Raymond Saunders, Asking for Colors, Marieâs Gift [Demander des couleurs, cadeau de Marie], vers 2000. Bois, papiers dĂ©chirĂ©s, scotch, peinture et craie sur panneau, 148 Ă 122 cm. Centre Pompidou, MusĂ©e national dâart moderne, Paris. Don des Amis du Centre Pompidou, 2024. AM 2024-895. © The Estate of Raymond Saunders. All rights reserved. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Joseph Banderet/Dist. GrandPalaisRMN.

Papa Ibra Tall, Couple dans la nuit, vers 1965. Tapisserie en laine tissée, 221 à 162 cm. The Royal Collection/HM King Charles III. © Adagp, Paris, 2025. Photo © Royal Collection Enterprises Limited 2025 I Royal Collection Trust.
![Gerard Sekoto, Self-portrait [Autoportrait], 1947. Huile sur carton, 45,7 à 35,6 cm. The Kilbourn Collection. © Estate of Gerard Sekoto/Adagp, Paris, 2025. Photo © Jacopo Salvi.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3501-3650/3603_Paris-noir_4.jpg)
Gerard Sekoto, Self-portrait [Autoportrait], 1947. Huile sur carton, 45,7 à 35,6 cm. The Kilbourn Collection. © Estate of Gerard Sekoto/Adagp, Paris, 2025. Photo © Jacopo Salvi.

Ed Clark, Untitled (Vétheuil), 1967. Acrylique sur toile, 177,8 ⹠208,3 cm. © The Estate of Ed Clark. Courtesy of the Estate and Hauser & Wirth. Photo Sarah Muehlbauer.
Commissariat :
Alicia Knock, conservatrice, cheffe du service de la crĂ©ation contemporaine et prospective, MusĂ©e national dâart moderne â Centre Pompidou.
Commissaires associĂ©.es : Ăva Barois De Caevel, conservatrice, AurĂ©lien Bernard, Laure Chauvelot, et Marie Siguier, attachĂ©.es de conservation, service de la crĂ©ation contemporaine et prospective, MusĂ©e national dâart moderne â Centre Pompidou.
De la crĂ©ation de la revue PrĂ©sence africaine Ă celle de Revue noire, l’exposition « Paris noir » retrace la prĂ©sence et lâinfluence des artistes noirs en France entre les annĂ©es 1950 et 2000. Elle met en lumiĂšre 150 artistes afro-descendants, de lâAfrique aux AmĂ©riques, dont les Ćuvres nâont souvent jamais Ă©tĂ© montrĂ©es en France.
« Paris noir » est une plongĂ©e vibrante dans un Paris cosmopolite, lieu de rĂ©sistance et de crĂ©ation, qui a donnĂ© naissance Ă une grande variĂ©tĂ© de pratiques, allant de la prise de conscience identitaire Ă la recherche de langages plastiques transculturels. Des abstractions internationales aux abstractions afro-atlantiques, en passant par le surrĂ©alisme et la figuration libre, cette traversĂ©e historique dĂ©voile lâimportance des artistes afro-descendants dans la redĂ©finition des modernismes et post-modernismes.
Quatre installations produites spĂ©cifiquement pour « Paris noir » par ValĂ©rie John, Nathalie Leroy-FiĂ©vĂ©e, Jay Ramier et Shuck One, rythment le parcours en portant des regards contemporains sur cette mĂ©moire. Au centre de lâexposition, une matrice circulaire reprend le motif de lâAtlantique noir, ocĂ©an devenu disque, mĂ©tonymie de la CaraĂŻbe et du « Tout-Monde », selon la formule du poĂšte martiniquais, Ădouard Glissant comme mĂ©taphore de lâespace parisien. Attentive aux circulations, aux rĂ©seaux comme aux liens dâamitiĂ©, lâexposition prend la forme dâune cartographie vivante et souvent inĂ©dite de Paris.
Une cartographie artistique transnationale
DĂšs les annĂ©es 1950, des artistes afro-amĂ©ricains et caribĂ©ens explorent Ă Paris de nouvelles formes dâabstraction (Ed Clark, Beauford Delaney, Guido LlinĂĄs), tandis que des artistes du continent esquissent les premiers modernismes panafricains (Paul Ahyi, Skunder Boghossian, Christian Lattier, Demas Nwoko). De nouveaux mouvements artistiques infusent Ă Paris, tels que celui du groupe Fwomaje (Martinique) ou le Vohou-vohou (CĂŽte dâIvoire). Lâexposition fait Ă©galement place aux premiĂšres mouvances post-coloniales dans les annĂ©es 1990, marquĂ©es par lâaffirmation de la notion de mĂ©tissage en France.
Un hommage Ă la scĂšne afro-descendante Ă Paris
AprĂšs la Seconde Guerre mondiale, Paris devient un centre intellectuel oĂč convergent des figures comme James Baldwin, Suzanne et AimĂ© CĂ©saire ou encore LĂ©opold SĂ©dar Senghor qui y posent les fondations dâun avenir post et dĂ©colonial. Lâexposition capte lâeffervescence culturelle et politique de cette pĂ©riode, au coeur des luttes pour lâindĂ©pendance et des droits civiques aux Ătats-Unis, en offrant une plongĂ©e unique dans les expressions plastiques de la nĂ©gritude, du panafricanisme et des mouvements transatlantiques.
Un parcours entre utopie et émancipation
Le parcours de lâexposition retrace un demi-siĂšcle de luttes pour lâĂ©mancipation, des indĂ©pendances africaines Ă la chute de lâapartheid, en passant par les combats contre le racisme en France. « Paris noir » souligne la puissance esthĂ©tique et la force politique des artistes qui, Ă travers leurs crĂ©ations, ont contestĂ© les rĂ©cits dominants et rĂ©inventĂ© un universalisme « des diffĂ©rences » dans un monde post-colonial. Cette toile de fond politique sert de contexte, et parfois de contour direct, Ă certaines pratiques artistiques. En parallĂšle ou en contrepoint, se dĂ©ploient dans lâexposition des expĂ©rimentations plastiques souvent solitaires, mais qui trouvent dans le parcours des communautĂ©s esthĂ©tiques. Reconnu Ă la fois comme espace majeur de formation artistique classique et comme centre dâexpĂ©rimentation, Paris bĂ©nĂ©ficie dâune attractivitĂ© exceptionnelle pour les crĂ©ateurs, quâils soient de passage ou rĂ©sidents. La ville fonctionne comme un carrefour de rencontres et un point de circulation – notamment vers lâAfrique – propice Ă lâaffirmation de trajectoires transnationales.
Une programmation culturelle ambitieuse
Lâexposition est accompagnĂ©e dâune riche programmation culturelle Ă Paris et Ă lâinternational. Des confĂ©rences, des publications et lâacquisition dâoeuvres par le MusĂ©e national dâart moderne, ainsi que dâarchives au sein de la BibliothĂšque Kandinsky, grĂące au fonds « Paris noir », contribuent Ă renforcer la visibilitĂ© des artistes noirs. Ces initiatives permettent Ă©galement de constituer une archive durable de la culture artistique et militante anticoloniale dans une institution nationale.
#ParisNoir â Catalogue de lâexposition – Paris noir. Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950-2000 sous la direction d’Alicia Knock, avec Ăva Barois De Caevel, AurĂ©lien Bernard, Laure Chauvelot, et Marie Siguier.
![Demas Nwoko, Senegalese Woman [Femme sénégalaise], 1970. Huile sur panneau, 91,4 à 61 cm. Collection Kavita Chellaram. © Demas Nwoko, 1960. Courtesy of New Culture foundation. All rights reserved. Photo Courtesy kó, Lagos, Nigeria.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3501-3650/3603_Paris-noir_6.jpg)
Demas Nwoko, Senegalese Woman [Femme sénégalaise], 1970. Huile sur panneau, 91,4 à 61 cm. Collection Kavita Chellaram. © Demas Nwoko, 1960. Courtesy of New Culture foundation. All rights reserved. Photo Courtesy kó, Lagos, Nigeria.
![Bob Thompson, The Struggle [La Lutte], 1963. Huile sur toile, 147,3 ⹠198,1 cm. Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York. © Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York. Photo Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3501-3650/3603_Paris-noir_7.jpg)
Bob Thompson, The Struggle [La Lutte], 1963. Huile sur toile, 147,3 ⹠198,1 cm. Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York. © Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York. Photo Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York.

Beauford Delaney, James Baldwin, vers 1945-1950. Huile sur toile, 61 ⹠45,7 cm. Collection of halley k harrisburg and Michael Rosenfeld, New York. © Estate of Beauford Delaney, by permission of Derek L. Spratley, Esquire, Court Appointed Administrator, Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York. Photo Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York.
Parcours de l’exposition
1 | Paris panafricain
Le Discours sur le colonialisme (1950) dâAimĂ© CĂ©saire puis le premier CongrĂšs des artistes et Ă©crivains noirs Ă la Sorbonne (1956) permettent lâessor dâune pensĂ©e panafricaine et anticoloniale en France. Alors que la lutte pour les indĂ©pendances en Afrique se joint Ă celle pour les droits civiques aux Ătats-Unis, la dĂ©colonisation passe aussi par la culture. Les artistes adossent dâemblĂ©e leurs innovations Ă une parole poĂ©tique et politique. LâĂ©crivain amĂ©ricain James Baldwin, arrivĂ© Ă Paris en 1948, sâentoure de nombreux artistes. AimĂ© et Suzanne CĂ©saire contribuent dans la revue Tropiques Ă forger une identitĂ© martiniquaise libĂ©rĂ©e des stĂ©rĂ©otypes « doudouistes ». Les Ă©crivains haĂŻtiens RenĂ© Depestre et Jacques Stephen Alexis dĂ©finissent un rĂ©alisme merveilleux au-delĂ des principes de lâart « spontanĂ© » haĂŻtien. Sur la rive gauche, les cafĂ©s, clubs de jazz et PrĂ©sence Africaine, maison dâĂ©dition fondĂ©e en 1947 par lâintellectuel sĂ©nĂ©galais Alioune Diop, façonnent une culture propre aux diasporas africaines. Une conscience internationale noire sây forge autour des penseurs de la nĂ©gritude comme les poĂštes LĂ©opold SĂ©dar Senghor ou LĂ©on-Gontran Damas, et dâartistes modernes. Dans le contexte parisien sâaffirme une identitĂ© complexe et en mouvement, croisant lâAfrique et le monde, lâancien et le moderne, les cultures et les influences.
2 | Ădouard Glissant
PremiĂšre salle dĂ©diĂ©e au poĂšte et philosophe Ădouard Glissant, cet espace sâinscrit dans un disque conçu comme une matrice, et rĂ©interprĂšte le motif de lâAtlantique noir : lâocĂ©an, Ă©voquant le « gouffre » de la traite transatlantique. MĂ©taphore de la CaraĂŻbe et du « Tout-Monde » (concept dĂ©veloppĂ© par Glissant) â il agit comme une reprĂ©sentation de lâespace parisien. Paris encourage en effet des rencontres interculturelles et une PoĂ©tique de la relation. Dans les annĂ©es 1950, Glissant publie Ă Paris des ouvrages engagĂ©s comme La LĂ©zarde, ainsi que le recueil de poĂšmes Sang rivĂ© aux Ă©ditions PrĂ©sence Africaine. Il frĂ©quente la galerie du Dragon et Ă©crit sur le surrĂ©alisme mĂ©moriel des AmĂ©riques, notamment sur lâĆuvre de son ami, lâartiste cubain AgustĂn CĂĄrdenas. Il commente ses sculptures travaillĂ©es par un « Ă©tat dâabsence », Ă©voquant des passages et des totems, quâil compare Ă la silhouette irrĂ©ductible de lâexilĂ© debout.
3 | Paris comme école
Ă Paris, « capitale des arts », lâattention des artistes Ă lâhistoire de lâart europĂ©en est cruciale. Venus se former dans les ateliers de Fernand LĂ©ger ou de Ossip Zadkine, dans les Ă©coles et les acadĂ©mies, les artistes frĂ©quentent le musĂ©e du Louvre et les collections dâart africain du musĂ©e de lâHomme. Ils procĂšdent Ă des renversements historiographiques et Ă des hybridations : « La peinture classique mâa beaucoup appris, mais les fauves aussi (âŠ) leur palette parlait Ă ce que jâavais apportĂ© dâAfrique », souligne le peintre Iba NâDiaye. Les artistes redĂ©couvrent lâart africain par le biais dâoeuvres modernes occidentales, dont le cubisme de Pablo Picasso, largement influencĂ© par lâart africain. Au-delĂ de lâexercice acadĂ©mique, revisiter la peinture dâhistoire, mythologique et religieuse, devient le moyen de reprĂ©senter lâexpĂ©rience des communautĂ©s noires comme une Ă©mancipation artistique et politique. Lâaffirmation dâun regard subjectif et critique marque ainsi lâentrĂ©e dans lâhistoire de lâart de figures noires historiques et contemporaines, jusquâalors Ă©cartĂ©es.
4 | Surréalismes afro-atlantiques
Dans les annĂ©es 1940-1950 Ă Paris, le surrĂ©alisme sâenrichit dâun vocabulaire afro-atlantique influencĂ© par les Ă©changes historiques et culturels entre l’Afrique et les AmĂ©riques. Wifredo Lam, artiste cubain, en est la figure centrale aprĂšs des voyages Ă Cuba, en Martinique et en HaĂŻti. Sa rencontre avec le poĂšte AimĂ© CĂ©saire influence profondĂ©ment sa vision du surrĂ©alisme, quâil transforme en outil politique et poĂ©tique. Lam dĂ©veloppe un style unique mĂȘlant totĂ©misme anticolonial et iconographie inspirĂ©e de la nature. Cette approche apporte une dimension Ă©cologique et dĂ©colonisatrice au surrĂ©alisme. Il sâinspire de lâhistoire des marrons, esclaves qui ont fui les plantations, pour crĂ©er des formes tropicales qui renouvellent la reprĂ©sentation des paysages caribĂ©ens, marquĂ©s par lâexploitation coloniale. Certains artistes, en peuplant leurs oeuvres dâossements et de visions intĂ©rieures, travaillent « lâĂȘtre intĂ©rieur fondamental » tel que CĂ©saire dĂ©finit le surrĂ©alisme pour la Martinique. LâintĂ©gration dâĂ©critures afro-atlantiques et de symboles, parfois issus du contact direct avec les objets africains, donne naissance Ă des abstractions-signes dans lâimaginaire surrĂ©aliste.
5 | Le saut dans lâabstraction
DĂšs les annĂ©es 1950, les artistes, en quĂȘte dâexpression libre, renouvellent les tendances abstraites de lâĂ©cole internationale de Paris, quâils exposent dans la galerie-coopĂ©rative amĂ©ricaine Galerie Huit ou plus tard, dans la galerie Darthea Speyer. Une attention Ă la construction de lâimage encourage les artistes Ă travailler la perspective et Ă recomposer lâespace pictural. Ceci se traduit Ă©galement dans des pratiques sculpturales rĂ©alisĂ©es Ă partir dâassemblages de matĂ©riaux rĂ©cupĂ©rĂ©s, nourrissant une esthĂ©tique composite. Les procĂ©dĂ©s du jazz comme le collage, lâimprovisation et le dialogue direct avec la danse, conduisant Ă des abstractions gestuelles. InfluencĂ©s par la rencontre avec les oeuvres de Claude Monet et les vitraux des cathĂ©drales, plusieurs artistes, dans un aller-retour fĂ©cond avec New York, tĂ©moignent alors dâune pratique expressionniste oĂč la lumiĂšre a « le pouvoir dâilluminer, de rĂ©concilier et de guĂ©rir » (Baldwin). Cette rĂ©invention de lâabstraction vient corriger certaines gĂ©nĂ©alogies esthĂ©tiques comme celle de lâexpressionnisme abstrait, mouvement amĂ©ricain directement issu de la culture atlantique du jazz.
6 | Paris Dakar Lagos
LâaprĂšs-guerre voit Paris traversĂ© par des expositions encore marquĂ©es par lâimaginaire colonial et organisĂ©es par des EuropĂ©ens vivant en Afrique, oĂč Ă©mergent cependant des artistes modernes. Ainsi, lâĂ©cole congolaise de Poto-Poto est mise Ă lâhonneur Ă Paris puis Ă Rome, avant de devenir une des branches de lâĂ©cole de Dakar. Dâautres mouvements (Shona au Zimbabwe, Osogbo au NigĂ©ria) bĂ©nĂ©ficient dâexpositions parisiennes. Leurs ambassadeurs, le curateur anglais Frank McEwen et lâĂ©diteur allemand Ulli Beier, souhaitent remettre lâAfrique sur le chemin dâune « authenticitĂ© » parfois fantasmĂ©e. Ă Dakar, le Festival mondial des arts nĂšgres de 1966 met Ă lâhonneur de nombreux artistes formĂ©s Ă Paris. La capitale française constitue aussi un point de transit pour les artistes qui circulent activement entre Le Caire, Lagos et Dakar dans les annĂ©es 1960. Le contact avec le continent africain les pousse Ă dĂ©velopper un nouveau rapport aux couleurs et une symbolique spĂ©cifique, notamment par la rencontre avec lâĂgypte, assise civilisationnelle incontournable selon la pensĂ©e afro-centriste de Cheikh Anta Diop. En Afrique, les artistes ont Ă coeur de mettre en oeuvre, parfois grĂące aux techniques dĂ©veloppĂ©es en Europe, des philosophies africaines transformatrices pour la sociĂ©tĂ©.
7 | Solidarités révolutionnaires
Dans les annĂ©es 1960, des formes Ă©clatĂ©es de panafricanisme culturel se font les Ă©chos parfois dissonants dâune culture militante Ă Paris. Suite Ă la guerre menĂ©e par la France en AlgĂ©rie, la capitale française voit la marche pour les droits civiques organisĂ©e en 1963 par Baldwin, dĂ©fenseur de la condition noire. Mai 68, qui suit les Ă©vĂ©nements contestataires de mai 1967 en Guadeloupe, sâaccompagne de prises de parole contre les oppressions du « Tiers-monde ». Les artistes amĂ©ricains en exil rĂ©investissent leurs abstractions de rĂ©fĂ©rences engagĂ©es. En parallĂšle, les oeuvres indĂ©pendantistes antillaises sâaffirment au son du gwoka, musique percussive qui accompagne les contestations sociales en Guadeloupe depuis lâesclavage. PortĂ©s par la revue Tricontinental, des rĂ©seaux de soutien au Sud global, investis dâidĂ©aux communistes, se constituent en opposition au modĂšle capitaliste. En 1969, le Festival Panafricain dâAlger rassemble artistes, intellectuels, musiciens et militants â dont des membres du Black Panther Party â dans une effervescence teintĂ©e des premiĂšres dĂ©sillusions post-coloniales. Le surrĂ©alisme y rencontre le free jazz chez des figures parisiennes comme Ted Joans et Archie Shepp, tandis que circule un théùtre anticolonial autour dâAimĂ© CĂ©saire et de Kateb Yacine.
8 | Jazz – Free Jazz
LâĂ©mergence du jazz au dĂ©but du 20e siĂšcle puis du free jazz dans les annĂ©es 1960 influence profondĂ©ment les artistes visuels Ă Paris. De nombreux crĂ©ateurs sont eux-mĂȘmes musiciens. Cette forme dâexpression libre se manifeste dans leurs techniques, telles que le collage ou lâimprovisation, et dans leurs thĂšmes, Ă travers de nombreux portraits de musiciens Ă©galement actifs dans la lutte pour lâĂ©mancipation. Leurs reprĂ©sentations du monde musical tĂ©moignent de la performance dâune conscience noire collective, mĂȘlant cĂ©lĂ©bration et rĂ©sistance. Ces Ćuvres plastiques, comme certaines pratiques poĂ©tiques ou performatives, participent dâun processus de reconstruction mĂ©morielle et dâaffirmation de soi.
9 | Retours vers lâAfrique
Dans les annĂ©es 1960 et 1970, les artistes caribĂ©ens, pour certains formĂ©s Ă lâuniversitĂ© de Vincennes, travaillent Ă des formes dâabstraction hantĂ©es par lâidĂ©e de retour vers lâAfrique, passant par une recherche expĂ©rimentale de matiĂšres et par une attention constante Ă la vitalitĂ© des formes. Ă Abidjan dans les annĂ©es 1970, les artistes martiniquais Serge HĂ©lĂ©non et Louis Laouchez fondent lâĂ©cole nĂ©gro-caraĂŻbe. Ils dĂ©veloppent une nouvelle matĂ©rialitĂ© enrichie dâĂ©lĂ©ments de rĂ©cupĂ©ration dans des oeuvres peuplĂ©es de silhouettes anthropomorphiques et de signes. Depuis la CĂŽte dâIvoire, ils forment les artistes du mouvement vohou-vohou, qui poursuivent leur formation Ă Paris dans lâatelier de Jacques Yankel Ă lâĂ©cole des Beaux-Arts. Au mĂȘme moment, le groupe FwomajĂ©, Ă la recherche dâune esthĂ©tique martiniquaise, se nourrit de rĂ©fĂ©rences africaines, amĂ©rindiennes ou vaudoues, et entre en relation avec le groupe amĂ©ricain afro-centriste AfriCOBRA. Dâautres formes dâabstractions-traces voient le jour en Guyane. Ces retours vers lâAfrique dĂ©bouchent cependant sur dâautres dĂ©tours, dans lâesprit du « Tout-Monde » dâĂdouard Glissant.
10 | Le Tout-Monde dâĂdouard Glissant
LâĂ©crivain et penseur martiniquais Ădouard Glissant partage son temps entre Paris et Fort-de France dans les annĂ©es 1970. En 1981, il publie sa thĂšse Le Discours antillais, une Ă©tude socio historique de la Martinique qui explore notamment lâoralitĂ©. Lâexposition « Soleil noir » de son ami lâartiste Victor Anicet, qui a lieu en Martinique en 1970, prĂ©figure ses idĂ©es. Ă partir de 1982, il dirige Le Courrier de lâUnesco, ce qui lui permet de poursuivre une rĂ©flexion transatlantique et transafricaine. Avec lâaide de ses collĂšgues le poĂšte et romancier haĂŻtien RenĂ© Depestre et lâhomme politique sĂ©nĂ©galais Amadou-Mahtar MâBow, il en fait un laboratoire dâĂ©mancipation des Suds, Ă la suite de sa revue pionniĂšre Acoma. Il y met en avant une communautĂ© du « Tout-Monde » travaillant Ă Paris « la mĂ©moire de plusieurs continents et de multiples histoires ».
11 | Nouvelles Abstractions
Dans les annĂ©es 1980, une nouvelle gĂ©nĂ©ration dâartistes femmes africaines-amĂ©ricaines bĂ©nĂ©ficie de bourses, poursuivant le dialogue franco-amĂ©ricain autour de lâabstraction. Leurs oeuvres proposent une réécriture critique de lâhistoire moderniste et oscillent entre engagement fĂ©ministe, effacement et affirmation de soi. ParallĂšlement, des artistes caribĂ©ens Ă©laborent Ă Paris des abstractions conceptuelles, explorant le noir, le blanc et la ligne de couleur, prĂ©lude Ă lâintĂ©gration dâautres gammes chromatiques. Leurs oeuvres tridimensionnelles, prenant parfois la boĂźte comme motif plastique et conceptuel, ouvrent un espace poĂ©tique dâopacitĂ©, tout en rĂ©activant le dĂ©bat conceptuel sur lâusage du noir, prĂ©sent dans lâart africain-amĂ©ricain depuis les annĂ©es 1960.
12 | Affirmations de soi
Dans les annĂ©es 1970, la rĂ©putation de terre dâaccueil de Paris est mise en cause, alors quâĂ©clatent les grĂšves des foyers de travailleurs immigrĂ©s, dont plusieurs photographes et cinĂ©astes rĂ©vĂšlent les conditions de vie. Le Bureau pour le dĂ©veloppement des migrations intĂ©ressant les dĂ©partements dâoutre-mer (Bumidom) encadre depuis 1963 la venue de travailleurs depuis les Outre-mer, et parmi eux, celle dâartistes guadeloupĂ©ens et martiniquais. Les reprĂ©sentations du corps noir sâaffirment Ă travers des pratiques picturales, photographiques ou issues du monde de la mode. Alors que la chanteuse et mannequin Grace Jones fait lâouverture du club Le Palace, incarnant la ferveur des nuits parisiennes des annĂ©es 1980, les artistes rĂ©inventent la tradition de lâautoportrait et du portrait. Ils honorent des figures historiques de rĂ©sistance, comme les anciens esclaves marrons, et revisitent des icĂŽnes parisiennes contemporaines comme la danseuse JosĂ©phine Baker. Ces esthĂ©tiques militantes permettent alors de reprendre possession des reprĂ©sentations de soi au moment de lâapogĂ©e de la lutte contre lâapartheid en Afrique du Sud et de lâorganisation de Marches de luttes pour lâĂ©galitĂ© et contre le racisme, dont le Centre Pompidou se fait le forum en tant que place publique.
13 | Rites et mĂ©moires de lâesclavage
Paris, point dâancrage de lâhistoire culturelle noire et point de passage de ses diasporas, se prĂȘte Ă partir des annĂ©es 1970 Ă des relectures critiques de lâhistoire. Des commĂ©morations organisĂ©es par lâĂtat sont ainsi lâoccasion pour de nombreux artistes dâinterroger le modĂšle universel français. Le bicentenaire de la RĂ©volution française en 1989 voit de nombreuses manifestations sâorchestrer, honorant aussi bien la rĂ©volution haĂŻtienne que la Jeunesse communiste internationale. En 1994, alors quâest Ă©galement cĂ©lĂ©brĂ© le bicentenaire de la premiĂšre abolition de lâesclavage, des reprĂ©sentations liĂ©es Ă lâhistoire du marronnage se dĂ©veloppent. Autour de lâexposition « Rites » Ă La Villette, organisĂ©e par lâĂ©crivaine et professeure Delia Blanco, de nouvelles figures de rĂ©sistance entrent dans l’histoire, alors que lâabstraction sâexprime chez certains artistes par une gĂ©omĂ©trie triangulaire liĂ©e Ă lâhistoire de la traite. ConformĂ©ment au processus de reconstruction historique explicitĂ© par Ădouard Glissant, cette mouvance exprime le devoir de mĂ©moire et le refus de lâoubli, pour cheminer vers la dĂ©finition dâun nouvel universalisme « de la diffĂ©rence ».
14 | Syncrétismes parisiens
Les abstractions syncrĂ©tiques se poursuivent dans des recherches de textures, oĂč la mĂ©moire des scarifications rituelles croise lâĂ©mergence contemporaine du graffiti. Se propageant de New York Ă Paris grĂące Ă des artistes comme Jean-Michel Basquiat, le graffiti est le fruit dâune culture underground convoquant Ă la fois la peinture rupestre et la symbolique africaine. Dâautres artistes travaillent lâassemblage dans une esthĂ©tique qui rĂ©cupĂšre et recycle les rebuts de la sociĂ©tĂ© de consommation. Une dimension spirituelle se dĂ©gage de leurs oeuvres, qui mettent en scĂšne des mondes intermĂ©diaires peuplĂ©s de figures mythologiques. Plusieurs artistes femmes investissent ces thĂ©matiques, confirmant par leur travail un attachement aux questions de transmission et dâappartenance auxquelles sâajoutent des mythologies intimes et fĂ©minines. Ces syncrĂ©tismes conduisent Ă la production de formes transculturelles et ancestrales, affirmant non seulement la quĂȘte dâunitĂ© civilisationnelle mais aussi la reconquĂȘte dâun processus de transmission, aprĂšs les fractures de la colonisation.
15 | Les nouveaux lieux du Paris noir
Ă Paris, dans les annĂ©es 1980-1990, de nouvelles structures collectives artistiques sâouvrent aux cultures urbaines, de la mode et de la musique â notamment africaines, alors en pleine lumiĂšre. Des initiatives Ă©mergent, telles que lâassociation Wifredo Lam, les arts du monde, les galeries Lâintemporel ou Black New Arts, les ateliers partagĂ©s des Frigos ou de lâHĂŽpital ĂphĂ©mĂšre, tĂ©moignant dâune volontĂ© dâauto-organisation. Les associations Afrique en CrĂ©ations ou Revue Noire oeuvrent quant Ă elles Ă dĂ©velopper des liens pĂ©rennes entre la France et lâAfrique. Lâartiste Raymond Saunders organise lâexposition « Paris Connections » et la confĂ©rence « A Visual Arts Encounter: African Americans & Europe » rĂ©unissant plusieurs gĂ©nĂ©rations dâexpatriĂ©s africains-amĂ©ricains. Certains espaces alternatifs comme le Monde de lâart, en contrepoint des galeries commerciales, ouvrent la voie Ă de nouveaux Ă©changes entre les Suds, permettant aux artistes dâexister sur la scĂšne parisienne et internationale.