“Faits divers”, au MAC VAL, musée d’art contemporain du Val-de-Marne, du 15 novembre 2024 au 13 avril 2025
“Faits divers” Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse
au MAC VAL, musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine
du 15 novembre 2024 au 13 avril 2025
Texte Sylvain Silleran
Didier Paquignon, L’Orvillecopter, 2018. Monotype sur papier, 18,5x 29,5 cm, accompagné d’un texte. Illustration pour l’ouvrage Le Coup du lapin, et autres histoires extravagantes (éd. Le Tripode, 2018). © Didier Paquignon. © Adagp, Paris 2024.
Joachim Mogarra, Peut-être un vaisseau d’extra-terrestre ?, 2003. Tirage noir et blanc au gélatino-bromure d’argent sur papier baryté contrecollé sur aluminium, 29,7 x 39,7 cm. Collection MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne. © Joachim Mogarra. Photo © Jacques Faujour.
Michel Journiac, Dispositif meurtre et inauguration, 1985, Vidéo béta numérique, couleur, son, 12’12’’. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn / Service audiovisuel du Centre Pompidou. © Adagp, Paris 2024.
Agnès Geoffray, Parachute, 2019. Parachute de la Seconde Guerre mondiale, nylon, texte brodé, diamètre 7m. Courtesy l’artiste et Galerie Maubert. © Adagp, Paris 2024. Photo © Ludovic Combe, Frac Auvergne.
Claude Closky, Soucoupe volante, rue Pierre Dupont (6), 1996. Photographie couleur, photomontage numérique, 30,2 x 20,2 cm. Collection MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne. © Claude Closky.
Sophie Calle, On a trop déconné – Cul de sac, 2023. Texte encadré, paroles encadrées. © Claire Dorn. © Adagp, Paris 2024.
Faits divers
Mac Val
Il aurait fallu, pour entrer, traverser un long couloir obscur, puis pousser une lourde tenture de velours, car on ne quitte pas la familiarité de notre quotidien pour un monde si dangereusement imprévisible et sombre sans prendre le temps d’une hésitation, d’un petit frisson. Nous voilà donc projeté dans l’univers du fait divers, le crime, le suicide, l’accident terrible, la vie basculant en un instant. L’atmosphère est faite d’une semi pénombre, quelques dessins de procès illustrant les chroniques judiciaires rappellent combien le crime et le fait divers sont une nourriture fascinante de l’imaginaire populaire.
Place au mystère; de la disparition en 1998 de Suzanne Lyall dans l’état de New York, Virginie Rebetez réalise un album de photos. Mais à la place d’images de familles, de souvenirs d’anniversaires ou de Noëls, les pages contiennent des photos d’absence. Intérieurs, lit vide et commode, un portrait au mur, des lettres, des rues et des bords de route déserts évoquent de leur silence assourdissant la disparition. Le parcours est laissé libre, non linéaire, est propice à l’errance; l’exposition se feuillette ainsi comme un vieux journal. Quelques pièces à conviction des crimes célèbres, le registre des ‘recettes’ de Landru, comptabilité épouvantable de la vente des possessions de ses victimes, ou l’œilleton à travers lequel le docteur Petiot regardait mourir ses victimes jalonnent la visite.
Des chambres vides, des lieux de crime ou de suicide, voilà ce que le public se met sous la dent pour nourrir sa curiosité et ses conversations. Des gravures d’après photos de la perquisition dans l’appartement de Kurt Cobain après son suicide ont le noir et blanc brutal des photocopies d’antan, ce sont des collages punk, des petits morceaux de chaos, échos d’un chaos intérieur, le rébus sans réponse que laisse derrière lui le chanteur.
Des photos de maquettes de scènes de crime construites dans les années 50 par un criminologue pour former les détectives ont des couleurs vives de magazine arty, Sur un écran, des enfants jouent à mourir « Pan! T’es mort! ». Une artiste joue, elle, à réserver tous les 26 juin un billet d’avion Nice-Paris pour Françoise Dorléac (tuée dans un accident de la route à cette date en 1967 en se rendant à l’aéroport de Nice). La mort, le drame sont un jeu, une source de profit aussi pour les vendeurs d’émotions fortes. On peut jouer à se mettre en scène dans une reconstitution de suicide, ici l’électrocution, dans la baignoire de Sarah Bernhardt. Et puis retour au réel avec une série sur les accidents de la route, des photos d’amputés, d’un grand brûlé, les récits des accidents, de la vie brisée en un instant, de la longue souffrance des corps et des âmes.
Le mauvais goût de dessins au fusain de morts noyés ou brûlés, fantasmes morbides, un fauteuil conceptuel pendu au plafond, une boite à suicide Flux de Ben… Plus tard, on tombe sur l’histoire d’un anglais qui s’est patiemment construit une guillotine pour se suicider. Puis des immolés par le feu, des histoires de désespoir, d’hommes face à une machine bureaucratique, un système mécanisé, informatisé, broyant leur humanité. Il reste la photo de l’endroit du drame, l’asphalte gris du dernier geste d’une humanité.
Après l’inévitable œuvre de papier maculé de sang, ici une page de cahier d’écolier, la broderie de fil rouge sur papier blanc de Abigail Lane trace des pieds, des mains, des têtes et des fragments de corps saignant, s’effilochant peu à peu de leur vie qui s’en va en mince filets. Le sang comme fil conducteur nous rappelle ces dessins que l’on découvrait enfant dans ces jeux où il fallait relier les points numérotés. Le jeu de piste du fait divers, l’énigme qu’il représente livre ses indices avec parcimonie. Il vit d’abord dans les recoins les plus humbles des journaux: coupures, extraits, des petits bouts de textes accompagnés de photos. ‘le choc avec le véhicule a sans doute été trop violent pour les deux chiens.’, cette prose traditionnellement confiée à de jeunes plumes inexpérimentées est un genre littéraire à part entière. Des extraits de brochures publiées dans les milieux populaires aux XVI et XVIIè siècles témoignent de son ancrage dans notre culture.
Que raconte la photo d’une devanture de bar tabac braqué? Et celles de coins de campagne où ont été retrouvés abandonnés les corps de victimes de tueurs en série, avec leur vert si frais, leurs fleurs des champs, le bord d’un champ de blé?
La Photo volée d’une meurtrière sur la chaise électrique sonne comme un tocsin warholien, l’horreur devenue spectacle effraie autant qu’excite l’aubaine d’avoir accès à une image interdite. Dans les cas de violence domestique, le cliché de l’arme du féminicide devient glaçant lorsqu’il est accompagné de la liste des prénoms et âges des pauvres victimes. La banalité de l’objet domestique, oreiller, sac en plastique, paire de ciseaux, fer à repasser, casserole, couteau n’en rend que plus terrible le meurtre. Ces crimes se reflètent en anamorphoses dans le métal poli de lampes sur de belles photographies dignes des catalogues les plus luxueux. Le spectateur voyeur ne peut empêcher la petite morsure de la honte…
Nicolas Daubanes réalise le portrait à la limaille de fer aimantée des célèbres sœurs Papin ayant assassiné leurs patronnes. Elles flottent en hauteur, bustes découpés dans une lumière contrastée. Les ombres nuageuses, le blanc éclatant en font une icône presque religieuse. Mais la poudre grise a laissé en tombant des traces verticales sur le mur, rappelant la saleté du meurtre hideux. La fascination pour le crime et ses passions humaines font de criminels et victimes des héros médiatiques. L’affaire Grégory se décline en broderies de la Brodeuse masquée, huile de Joël Brisse, et une sculpture de Davier Boussiron, d’énormes mains d’enfant blanches plutôt glaçantes.
Puis il y a les reconstitutions de meurtres, le travail de police et de justice produit des images que le public dévore avec autant d’appétit, images mises en scène et jouées comme une pièce de théâtre. Delphine Balley recrute amis et inconnus pour rejouer des crimes et en fabriquer une photographie. Voila un suicide raté, une fillette noyée, une femme ayant assassiné son amant trop fatiguée pour trainer son corps jusqu’à la cave et restant dans son salon à fumer une cigarette. Pierre Huyghe retrouve John Woljowicz, l’auteur du braquage ayant inspiré le film Un après midi de chien de Sydney Lumet et lui fait rejouer les scènes. Projections se mélangent aux articles de journaux, le vrai, le jeu, la fiction et le vécu forment l’étrange recette du fait divers, un collage un peu chaotique sur un mur. Ce processus où l’expérience du drame échappe à ses protagonistes et devient une chose collective, publique, devenant un être autonome, potentiellement une œuvre, voilà le plus grand mystère du fait divers.
Sylvain Silleran
Ben, A Flux Suicide Kit, 1966. Collection macLYON. © Adagp, Paris, 2024. © Ben Vautier. Photo © Blaise Adilon.
Eduardo Arroyo, Heureux qui comme Ulysse…, 1977. Huile sur toile, 180 x 220 cm. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn. © Adagp, Paris 2024. Photo © Bertrand Prévost.
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat :
Commissaire de l’exposition Nicolas Surlapierre, directeur du MAC VAL, musée d’Art contemporain du Val-de-Marne
Commissaire associé Vincent Lavoie, professeur titulaire à l’Université du Québec à Montréal
Coordinateur Julien Blanpied, assisté de Marzia Ferri
Malgré un engouement certain, aucune exposition en France n’a réellement été consacrée à une analyse artistique du fait divers. L’exposition « Faits divers », en 1982, au Musée des arts et traditions populaires abordait le sujet au prisme de la presse ou à l’aune d’objets ayant un lien avec des faits divers selon des modalités ethnographiques. De même que la récente exposition du Musée de l’image à Épinal présentait comment l’estampe ou l’illustration de presse se sont emparées du fait divers et furent longtemps considérées comme le moyen privilégié de sa diffusion. Dans le domaine de l’art, deux expositions ont éclairé la question. La première au Musée du Louvre de Régis Michel « La peinture comme crime », en 2001, et celle de Jean Clair « Crime et châtiment » au Musée d’Orsay, en 2010, présentaient des oeuvres d’art (y compris de l’art du XXe siècle) mais seul le crime y était convoqué. L’exposition proposée au MAC VAL offre pour sa part un panorama plus large, plus complet dans un souci de comparaison, elle joue sur les principes de l’énigme et de l’astuce. Car le fait divers, c’est autant des histoires que des univers et un imaginaire.
C’est très certainement la lecture du texte de Roland Barthes Structure du fait divers (1964) qui est à l’origine de cette exposition. « Frère bâtard de l’information », selon le sémiologue, le fait divers nous aide à nommer et à identifier les causalités aberrantes et les relations de coïncidences qui viennent bouleverser le quotidien. S’il fait diversion selon la célèbre formule de Pierre Bourdieu, le fait divers est aussi une des grandes manifestations de la société du divertissement. Néanmoins, s’il ne dit rien du réel, il en soulève la complexité et la profondeur. Le fait divers est la révélation de l’insondable mystère de la banalité. Il est le grain de sable qui grippe la morne routine des choses, l’anomie brutale, l’explosion de violence sous l’eau qui dort, la cruauté chez les braves gens. Il est aussi la revanche des obscurs et des sans-grades.
Le fait divers marque une rupture dans le processus de civilisation. Il s’adresse à un public alphabétisé, il a besoin d’un médium d’actualité, notamment la presse et les médias, et s’actualise désormais sur les nouveaux supports de communication qui participent eux-mêmes à la plasticité de la structure et de la forme du fait divers. Il exerce une réelle fascination sur les artistes qui ont imaginé toutes sortes de débouchés formels ou de typologies. Il peut être à la fois cruel, drôle, cocasse, ironique, cynique. Aucun des grands mouvements de l’art du XXe et XXIe siècle n’ont échappé à l’emprise et l’ombre portée du fait divers. Aussi l’exposition présentera des artistes forts différentes et différents, en une pluralité de supports et d’approches. Elles et ils ne seront pas moins de 80 et plus d’une centaine d’oeuvres seront ainsi exposées.
Au-delà du caractère illustratif de cet abécédaire, le fait divers est également une excellente façon de questionner certains protocoles et modes opératoires de l’art contemporain. La « fictionnalisation » de l’événement dit mineur, la prégnance du modèle indiciaire, la transposition artistique de protocoles d’enquête : reconstitution, inventaire, et collecte, le jeu des temporalités dans les représentations événementielles, l’éthique du témoignage et des discours probatoires, le sensationnalisme et les régimes des affects ou enfin les effets d’authenticité et débats d’opinion seront autant de points évoqués dans chacune des cinq équations qui structurent l’exposition.
Parce que le fait divers est souvent lié à l’univers de l’enquête, à une certaine forme d’énigme et à la volonté des artistes d’élucider la part mystérieuse de ces événements, l’exposition s’articule autour de la poésie des équations à plusieurs inconnues qui sont pensées entre paramètre et registre d’indicialité. Chacune des équations sera introduite par « des pièces à conviction » confortant la métaphore bien légitime de l’enquête et laissant planer l’empreinte de l’erreur judiciaire ou de l’erreur humaine à l’origine de nombreux faits divers. C’est autant un univers de formes qu’un vaste champ lexical que s’emploiera à échafauder la présente exposition. L’abécédaire typologique, non sans faire référence au Dictionnaire amoureux du faits divers (Didier Decoin, Éditions Plon, 2022) entendra ainsi montrer la diversité des artistes et des formes qui se sont intéressés de près à ces évènements singuliers entre indices indicibles et indécidables. Il visera également à mettre en lumière l’impact de la culture visuelle du fait divers sur l’art contemporain. En 26 lettres et 5 équations, l’exposition présente une hypothèse de ce qu’est le fait divers mais se garde bien d’imposer une réponse, elle laisse ainsi libre cours à la possibilité, pour toutes et tous, de se faire son avis, d’être aussi saisis d’un doute ou tout simplement de se laisser porter par les délices de l’affabulation ou de la spéculation.
Puissant catalyseur d’affects (compassion, plaisir, curiosité, identification), le fait divers a une valeur fantasmatique qui participe de la dramaturgie et de l’art contemporain. L’importance de ces pratiques artistiques invite à analyser le statut de ce sujet dans l’art contemporain. Cette exposition engage une réflexion sur les modalités de transposition de cette catégorie protéiforme de récit dans la création artistique contemporaine. Il s’agit moins d’interroger la place occupée par le fait divers et l’événement de nature criminelle dans l’histoire de l’art que d’analyser ses diverses occurrences dans la création artistique des années 1960 à aujourd’hui. Plus fondamentalement, cette exposition se propose d’examiner les liens nouant l’art contemporain aux imaginaires issus du fait divers, que les artistes ne se contentent pas d’illustrer ou de documenter à leur manière mais également de réinventer.
Cinq équations structurent l’exposition. En sciences mathématiques, elles sont des variables et correspondent, assez bien, à l’univers des énigmes à résoudre. Elles résument la volonté des artistes à souvent vouloir élucider l’énigme qui, parfois ou souvent, sous-tend un fait divers et transforment les salles d’exposition temporaire du musée en un vaste jeu de plateau en référence au jeu de société célèbre. Chaque équation réunit 5 ou 6 lettres de l’abécédaire. Elles rompent avec l’ordre alphabétique afin que visiteuses et visiteurs puissent appréhender le champ lexical « fait-diversier », les principales thématiques, la diversité des réponses proposées par les artistes ou les enjeux de réception. Respectivement, les équations décrivent des grandes catégories, des univers ou des archétypes : « Au nom de la loi » (Équation à une inconnue), « Scénario catastrophe» (Équation à deux inconnues),«Faire violence » (Équation à trois inconnues), « Ouvrir l’oeil » (Équation à quatre inconnues), « L’ombre d’un doute » (Équation à cinq inconnues).
Nicolas Surlapierre et Vincent Lavoie, commissaires de l’exposition
Avec les oeuvres de Absalon, Lawrence Abu Hamdan, Mac Adams, David Ancelin,
Eduardo Arroyo, Julien Audebert, Delphine Balley, Lewis Baltz, Ben, Carole Benzaken,
Pascal Bernier, Ode Bertrand, Maurice Blin, Samuel Bollendorff, Christian Boltanski,
Corinne May Botz, Véronique Boudier, Halida Boughriet, Mohamed Bourouissa,
Xavier Boussiron, Joël Brisse, La Brodeuse masquée, Brognon Rollin, Benoît Broisat,
Bureau of Inverse Technology, Sophie Calle, Jérôme Cavalière et Stéphane Déplan,
Stephen Chalmers, Grégory Chatonsky, Nicolas Cilins, Claude Closky, Julien Creuzet,
Claire Dantzer, Nicolas Daubanes, Nicolas Descottes, Éric Dubuc, Michel François,
Sylvain Fraysse, Agnès Geoffray, Camille Gharbi, John Giorno, Ana Maria Gomes,
Pierre Huyghe, Ismaël Joffroy Chandoutis, Michel Journiac, Nina Laisné, Abigail Lane
& Mathew Weir, Jean Le Gac, David Levinthal, Caroline Macdonald, Marko Mäetamm,
Teresa Margolles, Pascale Mijares, Joachim Mogarra, Sabine Monirys, Jacques Monory,
Yan Morvan, Natascha Niederstrass, Didier Paquignon, Christian Patterson, Éric Pougeau,
Alain Pratte, Lidwine Prolonge, André Raffray, Philippe Ramette, Virginie Rebetez,
Antonio Recalcati, Jason et Carlos Sanchez, Alain Séchas, Bruno Serralongue,
Nancy Spero, Angela Strassheim, Kiran Subbaiah, Taroop & Glabel, Julien Tiberi,
Yann Toma, Nils Vandevenne, Cecilia Vicuña, Bob Watts…