đ âAlberto Giacomettiâ Ne pas parler de sculptures peintes, Ă lâInstitut Giacometti, du 2 juillet au 3 novembre 2024
âAlberto Giacomettiâ
Ne pas parler de sculptures peintes
Ă lâInstitut Giacometti, Paris
du 2 juillet au 3 novembre 2024
Institut Giacometti
PODCAST – Entretien avec InĂšs de Bordas, attachĂ©e de conservation Fondation Giacometti et commissaire de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 1er juillet 2024, durĂ©e 19â53,
© FranceFineArt.
Extrait du communiqué de presse :
Commissaire :
InÚs de Bordas, attachée de conservation Fondation Giacometti
LâInstitut Giacometti prĂ©sente pour la premiĂšre fois lâessentiel de sa collection de plĂątres peints, rĂ©vĂ©lant ainsi au public une part Ă©mouvante et secrĂšte de lâoeuvre de lâartiste. Ă toutes les Ă©tapes de sa carriĂšre, Alberto Giacometti (1901-1966) a manifestĂ© son dĂ©sir de relier intimement sculpture et peinture, en peignant certaines de ses sculptures en plĂątre et en bronze. De ses premiĂšres oeuvres Ă sa mort, il a ainsi rĂ©alisĂ© une centaine de plĂątres peints, dont 55 appartiennent Ă la Fondation Giacometti, et une soixantaine de bronze peints.
Câest la volontĂ© de faire des figures « vivantes », qui pousse lâartiste Ă sâemparer de sa palette et de ses pinceaux pour « animer » ses sculptures, de petite ou de grande taille, Giacometti allant mĂȘme parfois jusquâĂ peindre sur des Ćuvres achevĂ©es installĂ©es dans une exposition. Il y est encouragĂ© par son goĂ»t de lâart de lâAntiquitĂ© archaĂŻque, de lâart des Primitifs italiens et des arts non-occidentaux.
« Il ne faut pas parler de sculptures peintes seulement de sculptures », expliquait Giacometti Ă son galeriste, Pierre Matisse, en 1950, « la couleur fait partie de la sculpture, elles sont peintes Ă lâhuile comme les tableaux ». Les sculptures de bronze peintes dont il parle ici, dĂ©concertantes et fragiles, ont cependant peu de succĂšs, et la rĂ©ticence des collectionneurs viendra Ă bout de son engouement. Plusieurs de ces sculptures ont dâailleurs perdu lâintensitĂ©, voire lâintĂ©gralitĂ©, de leurs couleurs avec le temps. Les plĂątres peints, par contre, pour la plupart exĂ©cutĂ©s sur des oeuvres restĂ©es Ă lâatelier, ont Ă©tĂ© conservĂ©s par lâartiste jusquâĂ sa mort, ce qui a prĂ©servĂ© la fraĂźcheur des couleurs.
ProcĂ©dant dans ses premiĂšres expĂ©rimentations durant sa pĂ©riode prĂ©-surrĂ©aliste par aplats de peinture, avec une palette assez libre et plutĂŽt naturaliste sâagissant des portraits (Flora Mayo), les oeuvres de lâaprĂšs-guerre voient plutĂŽt la peinture remplacer ou complĂ©ter les incisions que lâartiste inscrit dans la matiĂšre pour « dessiner » la surface de ses figures. Les interventions colorĂ©es sont alors faites au moyen de hachures et de traits rĂ©alisĂ©s dans une gamme colorĂ©e limitĂ©e au rouge-brun-noir. Giacometti reviendra aux aplats de peinture dans sa derniĂšre pĂ©riode, notamment dans les grands bronzes peints quâil installe dans la cour de la Fondation Maeght, sans prendre garde Ă lâeffet prĂ©visible des intempĂ©ries.
Lâexposition rĂ©unit un corpus exceptionnel de plĂątres peints, dont StĂšle (1958), les Femmes de Venise (1956-1957), plusieurs trĂšs grandes figures ; deux versions de La Cage (1949-1950) dont un bronze peint ; plusieurs peintures sur toile et un ensemble de dessins pour la plupart inĂ©dits.
#GiacomettiSculpturespeintes – Un catalogue coĂ©ditĂ© par la Fondation Giacometti, Paris, et FAGE Ă©ditions, Lyon, accompagne lâexposition.
Alberto Giacometti, TĂȘte dâhomme sur socle, 1949 â 1951. PlĂątre peint, 22,3 x 7,5 x 9,5 cm. Fondation Giacometti. © Succession Giacometti/ ADAGP, Paris 2024.
Alberto Giacometti, Simone de Beauvoir, 1946. Plùtre peint, 13,9 x 4 x 4,1 cm. © Succession Giacometti/ ADAGP, Paris 2024.
Alberto Giacometti, Quatre figurines de Londres, version A,1965. Plùtre peint, 14 x 22 x 4 cm. Fondation Giacometti. © Succession Giacometti/ ADAGP, Paris 2024.
Alberto Giacometti, Figurine dans une cage, 1950. Plùtre peint, 66 x 11,3 x 16 cm. Fondation Giacometti. © Succession Alberto Giacometti / ADAGP, Paris 2024.
Alberto Giacometti, Homme à mi-corps,1965. Plùtre peint, 60,6 x 19,5 x 32,4 cm. Fondation Giacometti. © Succession Alberto Giacometti / ADAGP, Paris 2024.
Lâexposition
(…) Sculptant comme les autres peignent, peignant comme les autres sculptent, est-il peintre ? Est-il sculpteur? Ni lâun ni lâautre, lâun et lâautre. Peintre et sculpteur parce que lâĂ©poque ne permet pas quâil soit sculpteur et architecte : sculpteur pour restituer Ă chacun sa solitude circulaire, peintre pour replacer les hommes et les choses dans le monde, câest-Ă -dire dans le grand Vide universel, il lui arrive de modeler ce quâil avait dâabord souhaiter peindre. Mais dâautres fois, il sait que la sculpture (ou dans dâautres cas la peinture) lui permet seule de « rĂ©aliser ses impressions ». De toute façon, ces deux activitĂ©s sont insĂ©parables et complĂ©mentaires : elles lui permettent de traiter sous tous ses aspects le problĂšme de ses rapports aux autres, selon que la distance vient dâeux, de lui ou de lâunivers.(…) Jean-Paul Sartre, « Les peintures de Giacometti », DerriĂšre le Miroir, mai 1954
Introduction – par InĂšs de Bordas, commissaire – Extrait du texte du catalogue
Les oeuvres peintes, en plĂątre et en bronze
La pĂ©riode qui suit la LibĂ©ration et le retour de Giacometti Ă Paris en 1945 est trĂšs fĂ©conde pour la production de lâartiste dans le contexte intellectuel de lâaprĂšs-guerre. En 1946, le galeriste Pierre Matisse lui propose une exposition personnelle prĂ©vue pour la fin de lâannĂ©e 1947 amorçant ainsi une phase de travail intense. Pour la prĂ©paration de cette exposition, ainsi que de celle qui suivra chez le galeriste new-yorkais en dĂ©cembre 1950, Giacometti Ă©labore des Ćuvres qui sâancrent dans le cheminement parcouru jusque-lĂ tout en ouvrant de nouvelles voies. Les sculptures en plĂątre rĂ©alisĂ©es Ă partir de cette pĂ©riode sont souvent peintes, et lâon peut distinguer lâapparition de diffĂ©rentes formes dâapplication de la peinture dont Giacometti fera usage jusquâĂ la fin de sa vie. Dans le travail dâaprĂšs modĂšle Ă lâatelier, avec son frĂšre Diego, sa future Ă©pouse Annette Arm, qui vient de le rejoindre Ă Paris, et des personnalitĂ©s telles que Marie-Laure de Noailles, Simone de Beauvoir, Rol-Tanguy ou encore Diane Bataille, les oeuvres sont rehaussĂ©es de peinture dans une forme de naturalisme parfois presque naĂŻf. Le plĂątre dâune petite sculpture reprĂ©sentant la tĂȘte de Simone de Beauvoir, rĂ©alisĂ© en 1946, est peint en aplats de couleur au niveau des cheveux, de la surface du visage et du socle, tout comme le Petit buste dâAnnette de la mĂȘme annĂ©e. Giacometti dessine Ă©galement Ă la peinture les traits du visage, donnant ainsi Ă ces figures de plĂątre un regard, rappelant la statuaire Ă©gyptienne quâil a tant Ă©tudiĂ©e. De nombreux exemples de ce traitement sur des oeuvres de petites et grandes tailles ont Ă©tĂ© conservĂ©s par lâartiste comme la sculpture en plĂątre Femme Leoni (1947-1958), ou les diffĂ©rentes Grandes Femmes en plĂątre sur lesquelles sont dessinĂ©s les traits du visage et des lignes accentuant certaines parties du corps. Dans la continuitĂ© de cette utilisation de la peinture, le plĂątre polychrome TĂȘte dâhomme sur socle (1949-1951), entiĂšrement peint, Ă©voque les portraits du Fayoum, trĂšs souvent copiĂ©s par Giacometti, qui Ă©taient destinĂ©s Ă garder vivante lâimage des morts dans lâĂgypte de lâĂ©poque romaine. Les couleurs employĂ©es sur cette Ćuvres – le rouge vif du socle, le rose chair du visage, la point de bleu teintant les pupilles, et le noir des cheveux – sont similaires Ă celles que lâon retrouve sur des sculptures en bronze de la mĂȘme Ă©poque telles que la Cage ou les Trois hommes qui marchent (grand plateau) (1948). Dans dâautres cas, lâutilisation de la peinture est trĂšs graphique, avec des systĂšmes de lignes peintes dans des tons rouge brun et noir, structurant par exemple les tĂȘtes sur tige rĂ©alisĂ©es Ă partir de 1946 et les corps de Nu debout sur socle cubique (1953) ou les Femmes de Venise. Il est intĂ©ressant de noter que la construction du rĂ©seau de lignes sur les sculptures prĂ©sente des similaritĂ©s avec la technique dĂ©veloppĂ©e par Giacometti pour reprĂ©senter ses modĂšles dans lâespace pictural de la toile. Yanaihara dĂ©crira dans son journal le processus de crĂ©ation des peintures, que lâon peut Ă©galement observer dans le film dâErnst Scheidegger documentant les Ă©tapes de la rĂ©alisation dâun portrait de Jacques Dupin. Des lignes dessinĂ©es Ă la peinture constituent « le bati » du modĂšle, lequel est ensuite recouvert par lâenchevĂȘtrement des lignes et lâĂ©paisseur des diffĂ©rentes couches de peinture – autant de tentatives de fixer le modĂšle sur la toile. Jean Genet dĂ©crit ainsi la vitalitĂ© du tracĂ© et de la matiĂšre : Ă mesure que je mâĂ©loigne […], le visage avec tout son modelĂ© mâapparaĂźt, sâimpose, vient Ă ma rencontre, fond sur moi et se reprĂ©cipite dans la toile dâoĂč il partait, devient dâune prĂ©sence, dâune rĂ©alitĂ© et dâun relief terribles. […] Vu Ă vingt mĂštres, chaque portrait est une petite masse de vie qui pourrait sans effort nourrir cent autres portraits. » Le photographe Suisse Herbert Matter rĂ©alise des photographies des oeuvres peintes et sculptĂ©es de Giacometti. Ces images attirent lâattention sur les rĂ©sonnances entre les deux mĂ©diums, rapprochant ainsi des vues trĂšs dĂ©taillĂ©es des visages des modĂšles reprĂ©sentĂ©s en peinture et des dĂ©tails de sculptures en plĂątre peint. Ă la rĂ©ception des clichĂ©s, Giacometti lui Ă©crit ĂȘtre trĂšs impressionnĂ© par les images et la maniĂšre dont celles-ci lui offrent un regard nouveau sur ses propres oeuvres. (…)
Parcours de l’exposition
Animer la sculpture
Le premier exemple de sculpture peinte connu de lâartiste est la TĂȘte dâenfant (1917-1918), reprĂ©sentant un camarade de ses annĂ©es au collĂšge de Schiers, dont la couleur est appliquĂ©e Ă la gouache sur la surface du plĂątre. Lorsquâil intĂšgre lâacadĂ©mie de la Grande ChaumiĂšre en 1922 pour suivre lâenseignement dâAntoine Bourdelle, Giacometti rĂ©alise des sculptures peintes dâaprĂšs nature, aujourdâhui disparues, dont des traces subsistent Ă travers ses carnets de dessins. Il prend rapidement connaissance des recherches avant-gardistes, notamment des artistes cubistes comme Picasso et Lipchitz, qui expĂ©rimentent la sculpture peinte. Dans ses premiers essais personnels, Giacometti procĂšde Ă des aplats de peinture avec une palette plus ou moins naturaliste, selon quâil sâagisse dâoeuvres postcubistes (StĂšle, 1925-27) ou de portraits (Flora Mayo, 1926 ; Simone de Beauvoir, 1946).
Restituer une vision en couleur
Peinture et sculpture sont des moyens pour tenter de restituer son expĂ©rience de la vision du monde extĂ©rieur. Cette quĂȘte de vĂ©ritĂ© donne lieu Ă un va-et-vient particuliĂšrement fĂ©cond entre les deux mĂ©diums. En 1950, lors de la prĂ©paration de son exposition Ă la galerie Pierre Matisse Ă New York, au moment dâachever la production de certaines fontes en bronze, Giacometti a lâimpulsion de peindre deux dâentre elles â La Cage et Quatre figurines sur piĂ©destal. Il fait part, dans une lettre Ă Matisse, de sa frustration concernant les patines des sculptures â aucune ne le satisfaisait « ni brutes, ni dĂ©capĂ©es, ni vertes, ni noires, ni rien ». La solution est la peinture, explique-t-il : « Câest la seule chose quâil fallait faire, je les pensais en couleur, elles doivent ĂȘtre dans cette couleur-lĂ et aucune autre.» TrĂšs fragiles et atypiques, ces oeuvres ne trouvent pas grand Ă©cho parmi les collectionneurs et amateurs de son oeuvre, et lâartiste produira finalement un nombre restreint de sculptures peintes, concentrant cette pratique notamment sur les sculptures en plĂątre quâil conserve Ă lâatelier.
Le travail de la ligne
Si dans les Cages (1950-51), ou les Figurines sur piedestal (1950), Giacometti continue Ă procĂ©der par notation plutĂŽt naturalistes, en soulignant certaines parties du corps (cheveux, yeux, bouches, pubis, pieds), il utilise par ailleurs dans de nombreuses figures en plĂątre une technique diffĂ©rente, faites de lignes dessinĂ©es au pinceau dâune gamme colorĂ©e limitĂ©e au rouge-brun ou noir. Ce systĂšme de lignes peintes rappelle et parfois remplace les incisions que lâartiste pratique dans la matiĂšre, pour « dessiner » les traits du visage ou structurer certaines parties du corps. Les TĂȘtes sur tige rĂ©alisĂ©es Ă partir de 1946, comme les corps de Nu debout sur socle cubique (1953) ou des Femmes de Venise (1956), prĂ©sentent des similaritĂ©s avec la technique dĂ©veloppĂ©e parallĂšlement par Giacometti pour reprĂ©senter ses modĂšles dans lâespace de la toile. Dans ses tableaux, notamment Ă partir des annĂ©es 1950, descertaines lignes dessinĂ©es Ă la peinture constituent « le bĂąti » du modĂšle, lequel est ensuite recouvert par un enchevĂȘtrement de lignes dâun tracĂ© vif et prĂ©cis. Dans son film sur lâartiste rĂ©alisĂ© entre 1964 et 1966, Ernst Scheidegger documente ce processus en donnant Ă voir les diffĂ©rentes Ă©tapes de la rĂ©alisation dâun portrait de Jacques Dupin.
Lâespace de lâatelier
Lâatelier est pour Giacometti un espace de recherche permanent, quâil sâagisse de son atelier Ă Paris, rue Hippolyte Maindron, ou dans les rĂ©sidences familiales en Suisse Ă Stampa et Ă Maloja. Des pans de murs de lâatelier parisien sont recouverts dâesquisses de sculptures au crayon ou Ă la peinture, montrant par exemple des motifs de femmes debout, de tĂȘtes dâhommes, ou de sculptures achevĂ©es telles que Cage ou Quatre Figurines sur piĂ©destal. Pendant la Guerre, quâil passe en Suisse, Giacometti sĂ©journe rĂ©guliĂšrement Ă Maloja oĂč il travaille Ă la rĂ©alisation dâune sculpture de grande taille, la Femme au Chariot. Le besoin de «voir » la sculpture quâil vient dâachever le pousse Ă la reprĂ©senter directement sur le mur de lâatelier. Sur le mur en bois, la figure est tracĂ©e au crayon de couleur rouge, le modelĂ© peint en gris et les contours sont faits avec le plĂątre frais utilisĂ© pour la sculpture. Ce fragment de murs, dĂ©posĂ© et conservĂ©, est prĂ©sentĂ© dans lâexposition, ainsi quâun fragment de mur de lâatelier parisien. La reconstitution de lâatelier de Giacometti Ă lâInstitut Giacometti, outre ses murs peints originaux, contient plusieurs grandes sculptures de plĂątre endommagĂ©es de son vivant, que lâartiste a nĂ©anmoins conservĂ©es et peintes.