“Balzac, Daumier et les Parisiens” à la Maison de Balzac, du 22 novembre 2023 au 31 mars 2024
“Balzac, Daumier et les Parisiens”
De La Comédie humaine à la comédie urbaine
à la Maison de Balzac, Paris
du 22 novembre 2023 au 31 mars 2024
Honoré Daumier, Les chemins de fer, lithographie, 24,3 x 33 cm. © Paris Musées / Maison de Balzac.
Honoré Daumier, Moeurs conjugales, lithographie, 34 x 24,2 cm. © Paris Musées / Maison de Balzac.
Texte Sylvain Silleran
Honoré Daumier, La queue devant le spectacle, lithographie, 34 x 24,2 cm. © Paris Musées / Maison de Balzac.
Honoré Daumier, Le feu d’artifice, lithographie, 34 x 24,2 cm. © Paris Musées / Maison de Balzac.
Honoré Daumier, Intérieur d’un omnibus, lithographie, 24,3 x 32,8 cm. © Paris Musées.
Maison de Balzac.
Si ils se sont sans doute croisés dans les rédactions des journaux auxquels ils collaboraient, Balzac et Daumier ont arpenté les mêmes boulevards, y ont observé la même foule de bourgeois et de domestiques de leur regard tranchant. A la Comédie Humaine de Balzac, dont une pièce de la maison contient des centaines de personnages gravés sur bois, vient s’adjoindre celle de Daumier, une galerie de portraits, de situations, chroniques ironiques d’une époque, d’une ville, Paris.
Charcutier, coiffeur arrogant, cochers malpolis, artistes fats, petits rentiers naïfs sont emportés par les flots de ce XIXéme siècle qui invente la modernité. Paris est un enfer absurde où tout commis est un incapable, tout commerçant un escroc, les fiacres vous déposent à l’autre bout de la ville, les concierges épient par le trou de la serrure, les femmes de ménage sifflent le vin de leurs maitres. Et bien sûr tout ce petit monde commente et persifle dans une langue fluctuante, les mots se tordant au gré de l’instruction reçue, du terroir d’origine.
Des scènes de rue où rôde le danger, filous aux aguets du moindre ivrogne attardé, offrent l’excitation qui manque aux intérieurs bourgeois, où la table est bien mise, la cheminée ronronne mais où on s’ennuie ferme. Au restaurant un dîneur attend son plat qu’un garçon ne semble pas prêt de lui apporter. Un passager tente sans succès de réveiller le cocher endormi pour que son fiacre parte à l’heure. La condition humaine est un lourd fardeau sous lequel ploient les corps trop minces, des pères écrasés par la charge de leur progéniture braillarde, des noceurs attendus par quelque gredin aux coins des ruelles sombres, ou pire, tombant par surprise sur un créancier que l’on esquive depuis des mois. Des rentiers ventrus se font dévaliser par des « tireurs » leur dérobant montres et portefeuilles, moqués quoi qu’ils fassent par les modestes, les laborieux, les visages ridés et moqueurs.
Un magnifique et lumineux Amateur d’estampes, appréciant le contenu d’un carton, un journal roulé dépassant de la poche de son pardessus offre un répit dans ce cruel tumulte urbain. Quelques huiles sur toile plus sensibles, des scènes intimes, silencieuses montrent le talent de Daumier pour la peinture. Mas l’agitation reprend tout de suite. On se bat pour une place dans une diligence, Les trains sont bondés et foncent en faisant voler chapeaux et étourdis trop maigres, leurs horaires semblant aussi approximatifs qu’aujourd’hui tant on s’entasse sur les quais dans une attente interminable. Quand aux piétons, nul salut pour eux, les voilà bousculés, éclaboussés par le passage de voitures de cochers trop pressés.
Le crayon lithographique de Daumier se promène avec une insolente liberté. Son trait précis et acéré sait aussi se faire tendre, moelleux, un temps seulement, avant de redevenir noir comme de l’encre. Dans cette caricature corrosive, un buveur porte un toast, le nez dans son verre, nous faisant penser à Reiser et ses alcooliques. Le dessin est d’un profond humanisme, il nous rappelle la fatigue du labeur, la lassitude de la condition. Les visages ordinaires deviennent d’originaux portraits, l’absence de beauté est magnifiée comme chez Lautrec par le dessin noueux et puissant, le crayon révélant tout des caractères.
Dans cette jungle hostile qu’est Paris, seul un célibataire réussit à profiter d’une matinée paisible et silencieuse, se relaxant un instant à sa fenêtre, le plumeau du ménage sous le bras. Comme son chien et son chat, les animaux domestiques se voient partout choyés, gavés de friandises, portés pour éviter à leurs pattes le verglas. Ils sont mieux traités par Daumier que ses contemporains. D’ailleurs voilà un vieux couple qui en a rempli son appartement, chien, chat, perroquet. « Çà n’empêche que çà vaut encore mieux que des enfants qui vous minent; et que des neveux qui vous appellent grigou ».
Sylvain Silleran
Honoré Daumier, Moeurs conjugales, lithographie, 34 x 24,2 cm. © Paris Musées / Maison de Balzac.
Honoré Daumier, La journée du célibataire, lithographie, 34 x 24,5 cm. © Paris Musées / Maison de Balzac.
Honoré Daumier, Emotions parisiennes, lithographie, 24 x 24,3 cm. © Paris Musées / Maison de Balzac.
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat : Yves Gagneux, directeur de la Maison de Balzac
S’il n’existe pas de preuve d’un lien entre Balzac et Daumier, tout laisse à penser qu’ils se sont croisés dans les salles des journaux et chez les éditeurs avec qui ils travaillaient régulièrement.
Avec cette exposition, la Maison de Balzac se propose d’établir une correspondance entre dessin et littérature, entre ces deux hommes qui se rejoignent surtout par le regard aigu qu’ils ont porté sur leurs contemporains, brossant un vaste panorama de la société.
Cette proximité a maintes fois été soulignée, notamment par Charles Baudelaire qui a écrit « la véritable gloire et la vraie mission de Gavarni et de Daumier ont été de compléter Balzac, qui d’ailleurs le savait bien, et les estimait comme des auxiliaires et des commentateurs ».
Les concierges, les saute-ruisseaux, les grisettes, les cuisinières, les employés et les petits commerçants trouvent ainsi une large place tant dans La Comédie humaine que dans l’oeuvre gravée de Daumier.
Ici comme là, l’observation relève les travers, les petitesses et les ridicules, sans grande indulgence mais avec une attention profonde pour l’humanité.
L’exposition propose au sein même de la maison occupée par Balzac de 1840 à 1847, une soixantaine de gravures de Daumier mais aussi quelques-unes de ses peintures, offrant ainsi un dialogue inédit sur deux oeuvres qui se répondent et se complètent.
Pour enrichir et actualiser ces regards sur les Parisiens, le parcours présente également des dessins de plusieurs caricaturistes et illustrateurs contemporains.
#expoBalzacDaumierEtLesParisiens – Un album est édité à l’occasion de cette exposition, il présentera une quarantaine de gravures de Daumier en correspondance avec des citations de Balzac.
Parcours de l’exposition
Caricature ou description ?
La première partie de l’exposition souligne l’intérêt de Balzac et Daumier pour la classification sociale et la justesse de leur analyse, toujours actuelle, du quotidien des Parisiens : incertitudes du transport urbain, surprises de la vie nocturne, gestion des animaux domestiques ou qualité aléatoire des restaurants. Avec La Comédie humaine, Balzac propose une classification des «espèces sociales » comparable aux travaux menés sur les végétaux et les animaux au siècle précédent. Les descriptions qui ouvrent les romans campent ainsi des types, celui du commerçant, du notaire ou du petit rentier, caractérisés par un accessoire, une attitude, une expression. Ces « marqueurs sociaux » – le terme n’existait pas – conduisent, consciemment ou non, à catégoriser les personnes rencontrées, ils fondent la première impression. Un tel processus relève de la caricature et c’est à ce titre qu’il s’apparente au dessin de Daumier. Avec un ton léger et humoristique, les caricatures de Daumier et les descriptions de Balzac sont ainsi mises en regard.
Parisiens d’hier ou Parisiens d’aujourd’hui ?
L’exposition présente également des regards contemporains sur les Parisiens croqués par des dessinateurs d’aujourd’hui. Cette partie souligne que si les Parisiens ont changé, les lunettes chaussées par Daumier et Balzac permettent aujourd’hui encore d’observer et de comprendre la société. Sont présentés ici des dessins de Belom, Coco, Fabrice Erre, Faro, Foolz, Gab, Didier Marandin et Robabée.
Sous la caricature, l’humain
Enfin, un choix de peintures rappelle que, si Daumier est un grand caricaturiste, ses oeuvres peu connues et rarement exposées de son vivant témoignent de la grande profondeur psychologique de son art. De même, Balzac, s’il est sensible à l’importance des premières impressions, sait explorer le coeur de l’homme. Les personnages de La Comédie humaine se caractérisent par leur humanité. Même les caractères les plus tranchés n’incarnent ni la perfection, ni le mal absolu. Certaines figures atteignent ainsi une profondeur psychologique inégalée. Chez Daumier, la complexité psychologique n’apparaît guère dans les lithographies mais elle s’impose dans ses peintures. Ces productions tardives servies par une qualité de matière, de construction et de couleur qui évoque les maîtres anciens (Rubens, Greuze, Fragonard…), témoignent d’une grande empathie avec les modèles, et d’une humanité confinant à l’universel. Le petit peuple citadin de Daumier s’apparente ainsi aux paysans représentés par Jean-François Millet : même pesanteur des figures courbées vers le sol, même profondeur de l’être humain, isolé dans ses pensées. Bien que postérieures à la mort de Balzac, ces peintures forment un trait d’union spirituel très fort entre Daumier et le romancier.