🔊 “Dessins sans limite” Chefs-d’oeuvre de la collection du Centre Pompidou, au Grand Palais [Centre Pompidou – Constellation], du 16 décembre 2025 au 15 mars 2026
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“Dessins sans limite”
Chefs-d’oeuvre de la collection du Centre Pompidou
au Grand Palais [Centre Pompidou – Constellation], Paris
du 16 décembre 2025 au 15 mars 2026

PODCAST –Â Entretien avec
Anne Montfort-Tanguy,
conservatrice, Cabinet d’art graphique, Centre Pompidou – MusĂ©e national d’Art Moderne, et co-commissaire de l’exposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, le 15 dĂ©cembre 2025, durĂ©e 25’54,
© FranceFineArt.
Texte Sylvain Silleran

Vassily Kandinsky, Etude pour Chacun pour soi, mars 1934. Aquarelle et encre de Chine sur papier, 31,6 x 24,4 cm. Legs Nina Kandinsky, 1981. Centre Pompidou, Paris. Ph © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist. GrandPalaisRmn.

Barnett Newman, Untitled (La Brèche), 1946. Papiers de couleur découpés et collés sur papier, 66 x 81,5 cm. Donation Sonia Delaunay et Charles Delaunay, 1964. Centre Pompidou, Paris. Ph © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jacques Faujour/Dist. GrandPalaisRmn.

Hannah Höch, Mutter (Mère), 1930. Aquarelle et illustrations de magazines découpées et collées sur papier, 25,6 x 20 cm. Achat, 1967. Centre Pompidou, Paris. ©Adagp, Paris, 2025. Ph © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. GrandPalaisRmn.
Dessins sans limites
Grand Palais
Il y a dans le dessin la liberté que seul offre le papier que l’on peut froisser en une boule et jeter si on est insatisfait. Sa capacité à accepter la frustration et l’échec momentané, sa vulnérabilité est ce qui permet toutes les audaces. Un collage da Matisse, des formes découpées, bleues, jaunes blanches, sont assemblées avec des grosses punaises, comme un patron pour un vêtement. Le papier se soulève, prêt à s’envoler d’une liberté d’oiseau. Dans une spontanéité totale, le geste se lit, il se déroule ici et maintenant, sous nos yeux, pour toujours, enfin, tant que tiendront les punaises.
Des dessins de Balthus qui ressemblent à de la gravure sont des illustrations pour les Hauts de Hurlevent. Balthus en fait un univers sombre aux personnages à têtes trop lourdes pour leurs corps maigres, remplit les cases d’une tension érotique cédant face à la violence. Les traits de plume ont l’animalité de coups de griffes. Quelques traits de Modigliani, rien, on les compte sur les doigts d’une main, affirment son identité si forte. On passe d’un Nu féminin de Jean Fautrier, statue massive aux reflets de bronze au minimalisme descriptif, formalisme fin comme un fil d’Ellsworth Kelly.
Un Fabrice Hyber, des pages de papier machine sur une grande toile pleine de chlorophylle mélange les techniques, comme la Fille au miroir de Georges Rouault, où aquarelle, encre, pastels, brossent une intimité mélancolique et orageuse. Le papier n’a rien à envier à la toile si noble. Le superbe voyage en métro de Jean Dubuffet déroule sur quelques cases une petite histoire sans paroles d’une naïveté colorée, joyeuse, musicale. Le métro est une aventure, un western, une évasion. Et puis sur le dernier dessin, lorsque les passagers descendent, apparait l’affiche “rauchen verboten” qui vient nous rappeler l’occupation.
De tout petits dessins griffonnés sans façon par Giacometti, une légèreté de coin de table avant de heurter un grand dessin de Stéphane Mandelbaum, cru et sanglant comme un étal de boucher, terrifiant, plein de colère. Dans une petite pièce on peut assister à une représentation de l’immense William Kentridge. Ses grands dessins au fusain essuyés, redessinés et animés composent un fabuleux opéra, une fresque de poudre, de terre et de sang.
Masques et têtes dialoguent, une tête de mort d’Arnulf Rainer, un visage de Paul Klee, tandis qu’Egill Jacobsen peint une grimace d’encre noire, un rictus zébré de barreaux. Otto Dix contre Pierre Alechinsky, on a ouvert les tiroirs des réserves de Pompidou et on a fait se rencontrer tout le monde, la silhouette d’un être perdu de Marlene Dumas, une femme et son loup de Kiki Smith.
A l’étage, Gilbert et Georges recréent grandeur nature un bar londonien. Le fusain se substitue à la photographie pour plonger le visiteur entre ses quatre murs et même le plafond. Des feuilles assemblées créent une fresque entière qui se repliera à la fin pour se ranger dans une valise. Après un autoportrait d’Hockney va petit à petit venir l’abstraction, la tache, l’empreinte répétée, les rythmes de John Cage, les accidents de Tà pies. Kupka décompose sa femme cueillant des fleurs en tranches colorées, annonçant une nouvelle ère. Claude Courtecuisse trace méticuleusement le plan du porte-bouteille de Duchamp, la messe est dite, le dessin de papa est mort! On cherche chez Mario Merz la source de sa grande forme animale, pastel gras sur une grande feuille de calque, en vain, le geste, rien que le geste a dévoré le monde. La feuille se vide, le blanc de l’absence de récit et de figuration se rapproche du blanc du mur, un dernier dessin et on s’en va. L’exposition s’est dissoute sous nos yeux. Abracadabra!
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :

Sam Francis, Untitled, 1960. Gouache sur papier, 65,2 x 50 cm. Achat, 1984. Centre Pompidou, Paris. © 2025 Sam Francis Foundation, California ©Adagp, Paris, 2025. Ph © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Georges Meguerditchian/Dist. GrandPalaisRmn.

Jean Michel Alberola, La Vision de Robert Walser (paupière supérieure, paupière inférieure), 2005. Encre, gouache et craie sur papier, 156 x 140 cm. Donation de la Collection Florence et Daniel Guerlain, 2012. Centre Pompidou, Paris. © Adagp, Paris, 2025. Ph © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. GrandPalaisRmn.
![Henri Matisse, Deux danseurs, Projet pour le rideau de scène du ballet « Rouge et noir », [1937 - 1938]. Papiers gouachés, découpés et punaisés, et mine graphite sur carton collé sur châssis 80,2 x 64,5 cm. Dation Pierre Matisse, 1991. Centre Pompidou, Paris. Ph © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. GrandPalaisRmn.](https://im-francefineart.com/agenda/icono-3651-3800/3680_Dessins-sans-limite_5.jpg)
Henri Matisse, Deux danseurs, Projet pour le rideau de scène du ballet « Rouge et noir », [1937 – 1938]. Papiers gouachĂ©s, dĂ©coupĂ©s et punaisĂ©s, et mine graphite sur carton collĂ© sur châssis 80,2 x 64,5 cm. Dation Pierre Matisse, 1991. Centre Pompidou, Paris. Ph © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. GrandPalaisRmn.
Commissaires :
Claudine Grammont, Cheffe de service, Cabinet d’art graphique, Centre Pompidou – MusĂ©e national d’Art Moderne
Anne Montfort-Tanguy, Conservatrice, Cabinet d’art graphique, Centre Pompidou – MusĂ©e national d’Art Moderne
Commissaires associées :
ValĂ©rie Loth et Laetitia Pesenti, AttachĂ©es de conservation, Cabinet d’art graphique, Centre Pompidou – MusĂ©e national d’Art Moderne
Avec plus de 35 000 dessins, la collection du cabinet d’art graphique du Centre Pompidou est l’un des plus importants ensembles au monde d’oeuvres sur papier des XXe et XXIe siècles. Ce fonds exceptionnel par sa richesse et sa diversité n’a jamais fait l’objet d’une exposition d’une telle ampleur. Dessins sans limite est donc l’occasion de révéler pour la première fois les trésors inestimables de cette collection qui offre l’opportunité unique de comprendre comment ce medium s’est totalement réinventé au XXe siècle.
Nombreux sont les artistes qui se sont emparés de ce mode d’expression originel et cathartique afin de transgresser les limites de l’art. Au-delà de la feuille ou du traditionnel carnet, le dessin a investi l’espace du mur et de l’installation. Il s’est ouvert à de nouvelles pratiques, étendant son champ à d’autres formes d’expression, photographiques, cinématographiques, ou encore numériques, ce qui rend ses frontières toujours plus mouvantes et ouvertes. Le regain d’intérêt porté par les jeunes générations d’artistes pour ce medium simple et accessible est bien la preuve de sa grande actualité. S’il faut faire évoluer la notion même de dessin à l’aune des enjeux esthétiques et plastiques du XXIe siècle, cela n’exclut pas de se replonger dans les fondements d’une pratique qui, demeure par essence ouverte à l’invention et à l’expression de la pensée, qu’elle soit consciente ou inconsciente.
L’exposition Dessins sans limite met à l’honneur des pièces majeures de la collection rarement montrées notamment des oeuvres de Balthus, Marc Chagall, Willem de Kooning, Sonia Delaunay, Jean Dubuffet, George Grosz, Vassily Kandinsky, Paul Klee, Fernand Léger, Henri Matisse, Amedeo Modigliani, Pablo Picasso, mais aussi Karel Appel, Jean-Michel Basquiat, Roland Barthes, Robert Breer, Trisha Brown, Marlene Dumas, William Kentridge, Robert Longo, Giuseppe Penone, Robert Rauschenberg, Kiki Smith ou encore Antoni Tà pies. Elle ne s’interdit pas d’aller au-delà du champ de la feuille de papier pour considérer le dessin en tant que performance, installation, ou bien encore dans sa forme
animée.
Avec une sĂ©lection de près de 400 dessins de 120 artistes, l’exposition Dessins sans limite n’a pas pour ambition de dresser une histoire du dessin aux XXe et XXIe siècles – une entreprise que la nature mĂŞme de ce fonds rendrait impossible – mais propose une exploration subjective de la collection du Cabinet d’art graphique. Sans ordre chronologique, le parcours est fondĂ© sur une approche sensible oĂą les oeuvres se succèdent et se rĂ©pondent dans un effet domino. ArticulĂ©e autour de quatre sĂ©quences – Ă©tudier, raconter, tracer et animer -, l’exposition offre une plongĂ©e inĂ©dite dans un art fragile, inventif et toujours actuel.
Publications #DessinsSansLimite – catalogue de l’exposition, coĂ©dition GrandPalaisRmnÉditions / Éditions du Centre Pompidou
Parcours de l’exposition
INTRODUCTION GENERALE
Le Cabinet d’art graphique du Centre Pompidou conserve l’une des plus riches collections d’œuvres sur papier des XXe et XXIe siècles : plus de 35 000 dessins, collages, estampes, carnets et objets divers. Sensible à la lumière, ce patrimoine fragile ne peut être exposé que sur de courtes durées et reste méconnu. Pour la première fois, « Dessins sans limite » permet de plonger au coeur de la collection avec une sélection de grande ampleur : près de 300 oeuvres de 120 artistes, dont de nombreux chefs-d’œuvre. Longtemps perçu comme un simple travail préparatoire, le dessin a gagné son autonomie au XXe siècle et s’est imposé comme une oeuvre en soi. Ce champ d’expérimentation inépuisable s’est ouvert à de nouvelles pratiques — découpages, papiers collés, empreintes — et s’affranchit désormais des limites de la feuille de papier pour investir de nouveaux supports : la photographie, le cinéma, le numérique ou l’espace de l’installation. Geste originel et universel, le dessin fixe la mémoire d’un instant, raconte la petite et la grande histoire. Il se déploie aussi dans le temps —du croquis furtif au trait animé, de la rigueur calligraphique à l’improvisation de la performance. Plus qu’un simple médium, il est devenu un véritable laboratoire de l’art, ouvert et toujours actuel. Sans suivre un ordre chronologique, l’exposition propose une traversée sensible et subjective de la collection, où les oeuvres dialoguent dans des face-à -face inédits. Le parcours s’articule autour de quatre modalités du dessin : étudier, raconter, tracer et animer.
SECTION I : ÉTUDIER
PRÉPARER
Depuis la Renaissance et dans la tradition acadĂ©mique, dessiner constitue l’étape indispensable Ă l’élaboration d’une oeuvre. Son usage est strictement codifiĂ© : l’esquisse qui permet une première mise en place de la composition suivie des Ă©tudes de personnages ou de dĂ©tails, puis du modello – projet d’ensemble Ă Ă©chelle rĂ©duite pouvant Ă©ventuellement ĂŞtre soumis Ă un commanditaire. Au XXe siècle, les dessins restent, pour beaucoup, le moyen d’expĂ©rimenter les formes et la composition d’une oeuvre qui sera ensuite rĂ©alisĂ©e sur un autre support. Avant d’être acquis par un collectionneur ou un musĂ©e, ils sont encore frĂ©quemment considĂ©rĂ©s comme des travaux prĂ©paratoires. ConservĂ©s dans le secret de l’atelier, ils constituent, pour l’artiste, un rĂ©pertoire de formes et d’idĂ©es oĂą il pourra puiser l’inspiration de ces compositions futures. Certaines des feuilles exposĂ©es, signĂ©es, parfois datĂ©es ou titrĂ©es, ont cependant dĂ©jĂ acquis un statut diffĂ©rent, car les auteurs les considèrent comme des oeuvres Ă part entière ou comme l’unique incarnation d’un projet artistique avortĂ©.
ANALYSER
Dès la fin du XVIIe siècle, la formation académique fait sienne la conception platonicienne de l’art qui privilégie la connaissance sur la simple imitation des apparences. Avant de pouvoir aborder le dessin du modèle vivant, le jeune élève devait ainsi passer par un long cycle d’apprentissage incluant des études d’après les modèles antiques et des exercices d’anatomie. Bien que certains artistes modernes remettent en cause ce système centré sur l’étude du corps humain, ils conservent cette fonction analytique du dessin. La première évolution concerne le sujet d’étude : il ne s’agit plus de copier l’antique mais d’ouvrir le compas aux cultures non classiques, médiévales, extra-occidentales, etc. Un objet mécanique peut être parallèlement jugé aussi digne d’intérêt qu’un élément naturel. Les artistes modernes et contemporains ne se désintéressent pas, pour autant, des maîtres anciens mais le dessin ne leur sert pas à reproduire un style ou un motif, il est utilisé pour comprendre ou réactiver la logique sous-jacente des oeuvres. Le dessin demeure ainsi une pratique essentielle pour analyser, transmettre et démontrer la mécanique des formes jusqu’à devenir un exercice didactique autonome.
SECTION II : RACONTER
CARICATURES
Le registre populaire de la caricature s’est imposé au XXe siècle comme un puissant facteur de renouvellement du dessin. Au-delà de la seule satire sociale, la caricature, par son aptitude à la schématisation et à la régression volontaire, révèle la vocation psychologique de la ligne dans sa capacité à dire l’âme humaine. Cette écriture sténographique des caractères et des attitudes rapproche le dessinateur de la vie quotidienne, parfois dans ses aspects les plus triviaux. Les silhouettes de rues d’Albert Marquet, de František Kupka ou d’Ernst Ludwig Kirchner capturent dans un même geste rapide les allures et les mouvements. Marc Chagall raconte sa vie familiale à Vitebsk, et plus tard Jean Dubuffet, les gueules des usagers du métro parisien pendant la guerre. Les filles de joie et les ivrognes deviennent les héros ordinaires des dessins de Georges Rouault, d’Auguste Chabaud et d’André Derain. Le graphisme caricatural sert aussi le vocabulaire des avant-gardes dans sa veine plus politique et contestataire : que ce soient les Eugènes de Jean Cocteau ou les faciès grimaçants et les figures hybrides du dadaïste berlinois George Grosz qui dénoncent la guerre et ses conséquences, ou encore les vignettes politiques d’humeur maligne d’Alberto Giacometti.
HURLEMENT
Associé dans l’imaginaire commun à l’atmosphère feutrée du cabinet de collectionneur ou aux pratiques amateurs, le dessin est souvent apparu comme un art accessoire, confiné à des sujets d’un raffinement suranné — bouquets, paysages, souvenirs de voyage, nus plus ou moins érotiques. Pourtant, la simplicité de ses moyens — papier, crayon, plume, pinceau, collage, etc. — en fait le support privilégié d’une expression spontanée. Exécuté avec une rapidité qu’aucune autre forme artistique n’autorise, le dessin permet d’extérioriser une émotion paroxystique. Dès le début du XXe siècle, le collage, juxtaposition de fragments hétérogènes sur une même feuille, dote ces éléments de sens nouveaux. En jouant de ces heurts entre fragments disjoints, les artistes laissent affleurer ce qui n’est pas dit ou ne peut être dit. La nature même du dessin facilite une expression sans fard d’un ressenti violent : oeuvre souvent intime, conservée par devers-soi ou peu exposée car fragile, elle échappe plus facilement que les autres arts à la censure comme à l’autocensure.
BALBUTIEMENT
Qui n’a jamais laissé errer le crayon librement sur la feuille en écoutant une discussion lointaine ? Refuge d’une attention flottante, le dessin est aussi le premier mode d’expression pour chacun d’entre nous. Après avoir acquis l’habileté qui lui permet de manier crayons et papiers, l’enfant cherche à représenter puis à raconter, témoignant ainsi de cette capacité innée à communiquer par l’image. Pratique universelle, le dessin remonte, d’ailleurs, aux origines de l’humanité, comme l’attestent l’art rupestre et son vocabulaire complexe mêlant figures stylisées et formes géométriques. Quand il est enfermé dans son délire schizophrénique, l’être humain dessine encore, créant parfois des compositions d’une extrême sophistication. Cette pulsion vitale n’a cessé de captiver les artistes modernes qui ont cherché à raviver un art étouffé par les normes de l’académisme. Mais comment retrouver cet élan premier ? En brisant les codes et les interdits, en imitant parfois la naïveté de l’enfant, mais aussi en gribouillant pour laisser la forme s’affranchir de l’esprit et faire naître de nouvelles images.
IDENTITÉ
« Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon dans la main, et la voir en dessinant », remarquait Paul Valéry dans son livre Degas, Danse, Dessin. Le processus même du dessin rend étranger l’objet le plus familier : l’alternance du travail de l’oeil et de la main, leur interdépendance, dévoile de multiples détails imperceptibles dans l’observation ordinaire. Dessiner d’après l’objet ou la figure suppose d’abord la décomposition de ce qui est perçu, puis sa reconstitution, qu’elle procède à partir d’une accumulation de détails ou d’un schéma d’ensemble synthétisant proportions et lignes de force. Lorsqu’il s’agit de la figure humaine, cette déconstruction acquiert une portée particulière : elle invite non seulement à interroger ce qui fait la spécificité d’un visage ou d’un corps, mais aussi à questionner les présupposés culturels et sociaux qui régissent les normes de représentation d’un individu. L’artiste esquissant le reflet de son propre visage entame, quant à lui, un dialogue silencieux avec lui-même : au-delà de la ressemblance, chaque autoportrait porte en filigrane une part de récit intime et biographique.
SECTION III : TRACER
PERFORMANCE
Au cours du XXe siècle, le dessin s’est émancipé de sa fonction de représentation pour affirmer son statut de trace. Du geste de la main à celui du corps tout entier dans son rapport à l’espace, cette dimension performative n’a eu de cesse de s’imposer à travers des expériences multiples. Dès lors, le dessin, au lieu d’être une projection réduite circonscrite au cadre de la feuille, est conçu comme un champ coextensif avec l’espace réel. Les expériences graphiques en aveugle de Robert Morris et de William Anastasi détournent le dessin d’une pure expérience de regard, pour le ramener à la sphère phénoménologique d’une perception kinesthésique. Le sculpteur Giuseppe Penone s’en remet également à l’intervention directe du corps à partir de l’empreinte de sa main qui jalonne et définit l’étendue de son champ d’intervention graphique, marquant le triomphe de l’haptique sur l’optique. Le dessin s’arrime aussi à la notation chorégraphique, non pas par l’usage du signe, mais par celui de la performance du corps dansant, de son action à la puissante énergie résiduelle rendue visible sur la feuille (Trisha Brown). Pionnière du body art, Carolee Schneemann explore dans sa performance filmée les limites de son propre corps devenu sujet d’une action libératoire militante.
ÉCRITURES
Les processus du dessin et de l’écriture ont toujours été proches parents comme le rappelle l’étymologie du mot grec graphein qui signifie tout à la fois écrire et peindre. Nombre d’artistes du XXe siècle ont profondément renouvelé leurs pratiques graphiques en se tournant vers les écritures non-occidentales, et en s’initiant à la pratique de la calligraphie chinoise ou japonaise ainsi qu’aux pensées bouddhiste, zen ou taoïste. À cet égard, la présence à leur côté d’artistes issus du continent asiatique, tels que le chinois Zao-Wou-Ki ou le japonais Toshimutu Imaï, a été décisive. Ainsi les dessins de Marc Tobey, Sam Francis, Olivier Debré, Philip Guston ou, plus tard, Brice Marden, autant écrits que peints, ont-ils été pour eux une façon de renouer avec le potentiel spirituel et universel de l’abstraction. Cette approche graphique révèle le rôle prédominant du papier qui participe au devenir trace de l’écriture dessinée, lieu de la respiration et de la pensée du vide qui a si fortement marqué le compositeur, poète et plasticien John Cage. Dès lors, selon cette acceptation orientale ou extrême-orientale, le dessin est l’art du lettré, celui du peintre-poète. Roland Barthes réévalue à cette aune ce que peut être une écriture émancipée, extraite de sa fonction de communication. Comme aux origines, l’écriture dessinée redevient manuelle, « pratique de jouissance liée aux profondeurs pulsionnelles du corps » (Barthes), tout comme dans les encres d’Henri Michaux ou de Brion Gysin.
SECTION IV : ANIMER
JUXTAPOSER
Le collage cubiste constitue un moment de rupture essentiel pour la notion de dessin traditionnellement lié à une représentation illusionniste et à la maîtrise de la main. Avec le collage, le papier se substitue au tracé. La réalité matérielle du support s’affirme en tant que surface sur laquelle sont intégrés des fragments de réalité brute sous forme de matériaux hétérogènes (papiers découpés, journaux, papiers peints, lettres imprimées…). Sous l’influence de la philosophie d’Henri Bergson, la durée n’est plus conçue comme une suite d’images figées (temps mécanique), mais comme une expérience continue, fluide et subjective. La qualité disjonctive du collage cubiste (Pablo Picasso, Georges Braque, Juan Gris) traduit ainsi visuellement l’expérience d’une durée vécue dans laquelle coexistent les passés, présents et futurs. Dans le sillage de Dada, les collages de Kurt Schwitters, même s’ils activent toujours cette donnée temporelle, s’apparentent plutôt à de la poésie visuelle. Il utilise le collage de manière à sublimer les rebus du quotidien introduisant ainsi un rapport étroit entre l’art et la vie. De même, les assemblages post-dadaïstes de Robert Rauschenberg réunissent des images issues de la culture de masse (publicités, affiches, photographies de presse) qui sont transférées ou collées sur la toile.
RYTHME
Alors que le dessin est par essence une trajectoire dans l’espace avant même d’être une forme, il s’est imposé dès le début du XXe siècle comme le medium idéal pour évoquer l’énergie dont est issu un monde en perpétuel mouvement. La notion de rythme – entendu comme organisation dynamique de lignes, formes et vides – joue un rôle essentiel dans cette évolution. Les cercles concentriques et les contrastes simultanés de l’orphisme (Robert et Sonia Delaunay) annoncent une conception vibratoire de l’espace que rejoignent les Rythmes colorés de Léopold Survage, première tentative d’hybridation entre cinéma et peinture. Par la suite, les divers procédés graphiques mis en oeuvre dans les films expérimentaux des années 1920 (Viking Eggeling) cherchent par des agencements rythmiques de motifs géométriques à articuler visuellement le temps. Pensé selon ses applications industrielles ou architecturales, le dessin constructiviste se veut rationnel et abstrait : la rigueur géométrique de lignes et de plans structure et anime l’espace alors que leurs rythmes séquencés donnent le tempo de cette pure musique visuelle (Lázló Moholy-Nagy). C’est encore ce même principe d’un système basé sur la répétition séquentielle qu’adopte François Morellet dans ses agencements de lignes rouges, alternativement droites et courbes alors qu’Aurelie Nemours se cantonne à la stricte verticale.
ANIMER- Grille
Structure visuelle abstraite, la grille se caractérise par l’organisation systématique de lignes droites qui forment un quadrillage. En abolissant toute distinction entre le fond et la forme et donc tout effet de profondeur, elle est emblématique d’une affirmation radicale de la surface all-over. Par ce caractère bidimensionnel, purement géométrique et ordonné, elle est anti-mimétique et s’oppose au réel ainsi qu’à toute forme de récit selon la formule de la critique d’art Rosalind Krauss : « La grille proclame l’espace de l’art comme autonome et autotélique ». Inhérente au langage pictural de Mondrian qui en théorise l’usage dès sa période néo-plastique, la grille comprend également pour lui une dimension métaphysique comme métaphore de l’harmonie universelle. Avec New York Boogie Woogie (1941), elle se défait, et s’écarte de sa pure géométrie. Pour Agnès Martin, le tracé simple et gracile de la grille s’impose comme un système répétitif par lequel elle atteint un état méditatif qui exprime sa communion avec la nature. Son approche diffère en cela de l’art minimal, notamment de celle de Sol LeWitt pour qui la grille s’apparente à un processus esthétique dont le système lui permet de distinguer l’idée de la réalisation.






























