Jeunesse

“La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure” d’Albert Cullum

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“La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure” 

d’Albert Cullum

aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist


1/ Couverture de « La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure » d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976
2/ Page 9, « La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure » d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.


texte de Mathilde Jamin, rédactrice pour FranceFineArt.

La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure, c’est ce que tentent de montrer à leurs lecteurs Albert Cullum et les différents illustrateurs de l’album éponyme, édité en 1976 par l’éditeur américain Harlin Quist.

Il faut dire que l’aventure Harlin Quist commence bien avant cette date. Dès le début des années 60, l‘éditeur américain publie dans son pays ses premiers ouvrages, issus d’une volonté d’innover et de proposer aux enfants des livres qui dérangent et surtout, qui leur proposent une nouvelle esthétique visuelle. Puis, entre 1966 et 1972, Harlin Quist commence une riche collaboration avec le français François Ruy-Vidal, instituteur de formation, lui aussi animé d’une volonté d’amener les enfants à réagir, en prenant le contrepied des stéréotypes véhiculés par la littérature pour la jeunesse du moment. Dans ce contexte influencé par la pensée de mai 68, Harlin Quist et François Ruy Vidal éditeront ensemble une trentaine d’albums, en réaction contre le politiquement correct et la morale dominante. Il s’agit en effet de revendiquer un espace de liberté dans lequel l’enfant puisse se reconnaître, loin des clichés et de l’édulcoration traditionnellement à l’œuvre dans la littérature de jeunesse d’après-guerre. Les éditeurs parviennent à leur objectif en proposant des ouvrages extérieurs à toute segmentation, toute notion de collection qu’ils jugent trop réductrice. Ils font donc appel à des auteurs tels que Ionesco, Margueritte Duras, et à des illustrateurs influencés par les courants d’art contemporains et qui constituent aujourd’hui les pionniers du renouveau de la littérature pour la jeunesse (Nicole Claveloux, Etienne Delessert, Patrick Couratin pour n’en citer que quelque uns).

Double page 20-21, "La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure" d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.

Double page 20-21, « La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure » d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.

La collaboration entre Harlin Quist et Ruy Vidal prendra fin en 1972 et l’éditeur américain poursuivra sa route en France en publiant, jusqu’en 1978, des ouvrages sous le nom de « Encore un livre d’Harlin Quist », ne disposant plus de la marque « Un livre d’Harlin Quist ».

La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure en fait partie. Cet album, de format à l’italienne, se présente toujours de la même façon : un court texte placé sur la page de gauche, accompagne une illustration, en vis à vis. Loin de l’illustrer, l’image s’avère complémentaire de ce texte qui retranscrit les paroles de l’enfant et reflète ses sentiments et sa façon très subjective de percevoir le monde. L’utilisation de cadrages spécifiques et empruntés au cinéma permet de suggérer plus que de montrer. Certaines doubles pages que nous allons à présent brièvement analyser sont particulièrement évocatrices du caractère transgressif de cet album.

Double page 10_11, "La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure" d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.

Double page 10_11, « La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure » d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.

C’est le cas par exemple, lorsque le texte évoque de la bouche des enfants, les paroles des adultes ayant surpris un jeu qui ne leur a guère convenu. Ce n’est qu’en regardant l’image sur la page suivante que nous comprenons de quoi il s’agit. L’illustration représente en effet le corps de deux enfants de sexe différent, culotte et pantalon baissés, et suggère plus qu’elle ne le montre, le jeu en question. Le cadrage choisi permet en effet de n’isoler que la moitié des corps et les couleurs employées sous-tendent une volonté de porter un regard ironique sur les normes imposées par les adultes : bleu pour le garçon, rose pour la fille. En effet, on voit bien que l’attitude des enfants transgresse la façon dont les adultes voudraient qu’ils se comportent. L’innocence est à la fois évoquée dans l’image à travers les couleurs pastel, et la corde à sauter abandonnée sur le plancher, mais aussi dans le texte qui, nous l’avons dit, émane de la bouche des enfants, et se distancie des adultes à travers l’utilisation du pronom personnel « ils » : « Ils ont dit qu’ils ne nous laisseraient plus jamais jouer ensemble. On ne faisait pourtant rien de mal ». Si pour les enfants, la curiosité n’a rien de malsain, elle l’est pour l’adulte qui a intégré certains tabous relatifs à la sexualité et tente de les inculquer aux enfants en les faisant culpabiliser et en leur disant « qu’ils sont méchants » et qu’ils ont fait « quelque chose de sale ».

Double page 50-51, "La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure" d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.

Double page 50-51, « La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure » d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.

Outre les tabous liés à la sexualité, l’album évoque le monde des adultes sous ses aspects les plus violents. C’est le cas de la double page faisant référence à une dispute entre deux adultes représentés de façon très symétrique face à face, des armes à feu sortant de leur bouche, métaphore visuelle de la violence de leurs échanges. Le texte, parole de l’enfant témoin de la violence conjugale, souligne les contradictions entre le comportement de l’adulte et celui qu’il prescrit à l’enfant.

Par ailleurs, l’illustration représentant en contre-plongée une femme semblable à une ogresse (ongles longs, dents de vampire, corpulence imposante) nous permet de percevoir, par le prisme de l’enfance, comment l’adulte vampirise l’enfant en manifestant bien souvent son affection de façon envahissante et conditionnelle.

A travers les trois exemples évoqués, nous percevons bien le caractère transgressif de cet album qui marque un tournant dans l’histoire de la littérature pour la jeunesse en élargissant sa conception et en la faisant entrer dans la modernité : une modernité inhérente aux sujets évoqués, au style pictural mis en avant, au jeu des points de vue, et à la capacité des œuvres à toucher l’enfant au plus profond de son inconscient.
Comme le soulignait François Ruy Vidal :
« Il n’y a pas d’art pour enfants, il y a de l’Art.
Il n’y a pas de graphisme pour enfants, il y a le graphisme.
Il n’y a pas de couleurs pour enfants, il y a les couleurs.
Il n’y a pas de littérature pour enfants, il y a la littérature. »

Mathilde Jamin

Double page 24-25, "La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure" d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.

Double page 24-25, « La raison des plus grands n’est pas toujours la meilleure » d’Albert Cullum aux éditions Encore un Livre d’Harlin Quist, édition de 1976.

Anne-Frédérique Fer

Formée dans le monde de l’image, cette sensibilité l’amènera au journalisme culturel. Elle est co-fondatrice et rédactrice en chef de la revue www.FranceFineArt.com