đ âJean-Baptiste Greuzeâ Lâenfance en lumiĂšre, au Petit Palais, du 16 septembre 2025 au 25 janvier 2026
âJean-Baptiste Greuzeâ Lâenfance en lumiĂšre
au Petit Palais, Paris
du 16 septembre 2025 au 25 janvier 2026

PODCAST –Â Entretien avec
Yuriko Jackall,
directrice du dĂ©partement de l’art EuropĂ©en & Conservatrice « Allan et Elizabet Shelden » en charge des peintures europĂ©ennes, Detroit Institute of Arts, et co-commissaires de lâexposition,
par Anne-FrĂ©dĂ©rique Fer, Ă Paris, 15 septembre 2025, durĂ©e 21″56,
© FranceFineArt.
Extrait du communiqué de presse :

Jean-Baptiste Greuze, Jeune Fille à la colombe, vers 1780. Huile sur bois, 64,4 à 53,3 cm. Douai, musée de la Chartreuse. © Musée de la Chartreuse, Douai, France / Photo Daniel Lefevre.

Jean-Baptiste Greuze, Les OEufs cassés, 1756. Huile sur toile, 73 à 94 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. © GrandPalaisRmn (The Metropolitan Museum of Art) / Photo Malcom Varon.

Jean-Baptiste Greuze, Le Gùteau des rois, 1774. Huile sur toile, 73 à 92 cm. Montpellier, musée Fabre. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / Photo Frédéric Jaulmes.

Jean-Baptiste Greuze, TĂȘte de jeune fille, vers 1773. Sanguine, 31 Ă 25,5 cm. Londres, Collection particuliĂšre. © Collection particuliĂšre.
Commissariat scientifique :
Annick Lemoine, conservatrice générale du patrimoine, directrice du Petit Palais
Yuriko Jackall, directrice du dĂ©partement de lâart EuropĂ©en & Conservatrice âAllan et Elizabeth Sheldenâ en charge des peintures europĂ©ennes, Detroit Institute of Arts
Mickaël Szanto, maßtre de conférences, Sorbonne Université
Le Petit Palais rend hommage Ă Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) Ă lâoccasion du 300e anniversaire de sa naissance. Peintre de lâĂąme, cĂ©lĂšbre pour ses portraits et ses scĂšnes de genre, Greuze est lâune des figures les plus importantes et les plus audacieuses du XVIIIe siĂšcle. Aujourdâhui mĂ©connu, il fut en son temps acclamĂ© par le public, courtisĂ© par les collectionneurs et adulĂ© par la critique, Diderot en particulier. Le peintre est aussi lâun des artistes les plus singuliers de Paris. Esprit frondeur, il ne cesse de rĂ©affirmer sa libertĂ© de crĂ©ation et la possibilitĂ© de repenser la peinture en dehors des conventions.
Lâexposition propose de redĂ©couvrir son oeuvre au prisme du thĂšme de lâenfance, Ă partir dâune centaine de peintures, dessins et estampes, provenant des plus grandes collections françaises et internationales, avec des prĂȘts exceptionnels du musĂ©e du Louvre (Paris), du musĂ©e Fabre (Montpellier), du Metropolitan Museum of Art (New York), du Rijksmuseum (Amsterdam), du Kimbell Museum of Art (Fort Worth), des Galeries Nationales dâEcosse (Ădimbourg), des collections royales dâAngleterre, ainsi que de nombreuses collections particuliĂšres.
Rarement peintre nâa autant reprĂ©sentĂ© les enfants que Greuze, sous forme de portraits, de tĂȘtes dâexpression ou dans ses scĂšnes de genre : candides ou mĂ©chants, espiĂšgles ou boudeurs, amoureux ou cruels, concentrĂ©s ou songeurs, ballotĂ©s dans le monde des adultes, aimĂ©s, ignorĂ©s, punis, embrassĂ©s ou abandonnĂ©s. Tel un fil rouge, ils sont partout prĂ©sents dans son oeuvre, tantoÌt endormis dans les bras dâune meÌre, tantoÌt envahis par une reÌverie meÌlancolique, tantoÌt saisis par la frayeur dâun eÌveÌnement qui les deÌpasse. Le parcours les met en lumiĂšre autour de sept sections, de la petite enfance jusquâaux prĂ©mices de lâĂąge adulte.
La centralitĂ© du thĂšme de lâenfance dans la peinture de Greuze se fait le miroir des grands enjeux du XVIIIe siĂšcle. Le nouveau statut de lâenfance â dĂ©sormais considĂ©rĂ© comme un Ăąge Ă part entiĂšre â, les dĂ©bats sur le lait maternel et le recours aux nourrices, la place de lâenfant au sein de la famille ou encore lâimportance de lâeÌducation pour la construction de sa personnaliteÌet la responsabiliteÌdes parents dans son deÌveloppement sont les prĂ©occupations des pĂ©dagogues et des philosophes, tels que Rousseau, Condorcet ou Diderot. Ces questions hantent alors tous les esprits. Nourri des idĂ©aux des LumiĂšres, Greuze sâen fait, par le pinceau et le crayon, le tĂ©moin, lâinterprĂšte, voire mĂȘme lâardent dĂ©fenseur.
Tout au long de sa carriĂšre, lâartiste interroge lâintimitĂ© de la famille, avec empathie, parfois avec humour, souvent avec esprit critique. Il se plaĂźt Ă mettre en image les temps symboliques ou les rituels qui scandent la vie familiale â ainsi La Remise de la dot au fiancĂ© (Petit Palais), Le GĂąteau des rois (musĂ©e Fabre, Montpellier) ou La lecture de la Bible (musĂ©e du Louvre, Paris). Mais lâespace domestique nâest pas seulement un havre de paix. Il est aussi et souvent chez Greuze le théùtre du dĂ©sordre des familles, le lieu de la violence physique et psychologique. Ă lâimage de la vie â Ă commencer par celle du peintre, qui fut une succession de malheurs domestiques â, tout est complexe dans les familles de Greuze : pĂšre avare et fils maudit, pĂšre aimant et fils ingrat, mĂšre sĂ©vĂšre et enfant chĂ©ri, frĂšre protecteur et soeur jalouseâŠ
Greuze, en radical, ose montrer la tragĂ©die de la mort, que les enfants eux aussi peuvent Ă©prouver. Il interroge le basculement dans lâĂąge adulte, la perte de lâinnocence, lâĂ©veil Ă lâamour, sans rien maquiller des appĂ©tits que peut susciter la beautĂ© de la chair auprĂšs de vieillards lubriques ou de jeunes prĂ©dateurs. Face Ă ce monde des adultes, souvent cruel, petit et mesquin, il y a chez Greuze comme la volontĂ© de retourner dans le giron de lâenfance, temps de la puretĂ© et de la candeur : fragile, mystĂ©rieux et Ă©phĂ©mĂšre, telle cette fleur de pissenlit sur laquelle le Jeune berger du Petit Palais sâapprĂȘte Ă souffler pour savoir sâil est aimĂ©.
Pour accompagner les visiteurs dans la lecture des oeuvres de Greuze, des cartels « OEil aiguisé » invitent à interroger les détails et à décrypter les sens cachés et les allégories des oeuvres présentées.
En tirant le fil de lâenfance, mais Ă la lumiĂšre des grands dĂ©bats qui animent le Paris du XVIIIe siĂšcle, avec ses aspirations politiques et ses rĂȘves de transformation, lâexposition rĂ©vĂšle un oeuvre dâune originalitĂ© et dâune audace insoupçonnĂ©es.
Exposition réalisée avec le soutien exceptionnel de la BibliothÚque nationale de France
Catalogue de lâexposition aux Ăditions Paris MusĂ©es – Jean-Baptiste Greuze. Lâenfance en lumiĂšre, Sous la direction dâAnnick Lemoine, Yuriko Jackall et MickaĂ«l Szanto. Textes d’Emma Barker, Marine Carcanague, Guillaume Faroult, Yuriko Jackall, Mark Ledbury, Annick Lemoine, Christian Michel, Nicolas Milovanovic, Anne Morvan, JoĂ«lle Raineau-LehuĂ©dĂ©, CĂ©line Spector, Perrin Stein et MickaĂ«l Szanto.

Jean-Baptiste Greuze, Un enfant qui sâest endormi sur son livre, dit Le Petit paresseux, 1755. Huile sur toile, 65 âą 54,5 cm. Montpellier, musĂ©e Fabre. © MusĂ©e Fabre de Montpellier MĂ©diterranĂ©e MĂ©tropole / Photo FrĂ©dĂ©ric Jaulmes.

Jean-Baptiste Greuze, Portrait de Louise-Gabrielle Greuze, 1766. Huile sur toile, 41 à 33 cm. Collection particuliÚre. © Collection particuliÚre.

Jean-Baptiste Greuze, Portrait dâAnne-GeneviĂšve (dite Caroline) Greuze, 1766. Huile sur toile, 41 x 33 cm. Collection particuliĂšre. © Collection particuliĂšre.

Jean-Baptiste Greuze, Autoportrait, vers 1760. Huile sur bois, 65 à 51,5 cm. Paris, musée du Louvre. © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Photo Thierry Le Mage.
Parcours de l’exposition
SECTION 1 : HISTOIRES DE FAMILLE, THĂĂTRES INTIMES
Le Petit Palais rend hommage Ă Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) Ă lâoccasion du 300e anniversaire de sa naissance. Le peintre, sâil est aujourdâhui mĂ©connu et mal compris, compte parmi les artistes les plus importants et les plus audacieux du XVIIIe siĂšcle. De son vivant, il est acclamĂ© par le public, adulĂ© par la critique et recherchĂ© des plus grands collectionneurs. Ă chaque Salon, Greuze triomphe : on admire ses portraits et ses scĂšnes de genre, dont il sâest fait une spĂ©cialitĂ©, mais aussi et surtout ses figures dâenfants qui peuplent son oeuvre. Les enfants, tel un fil rouge, sont partout prĂ©sents chez lui : endormis dans les bras dâune mĂšre, envahis par une rĂȘverie mĂ©lancolique, ou saisis par la frayeur dâun Ă©vĂšnement qui les dĂ©passe. Nous souhaitons aujourdâhui mettre en lumiĂšre cette centralitĂ© de lâenfance dans lâoeuvre de Greuze pour mieux comprendre la portĂ©e de sa peinture. Plus que tout autre, le peintre sait traduire la profondeur psychologique des enfants comme leur valeur universelle. Il dit par son oeuvre le caractĂšre crucial de lâĂ©ducation et le rĂŽle fondamental de la famille dans le dĂ©veloppement de lâenfant. Selon Greuze, en homme des LumiĂšres sensible Ă la pensĂ©e des philosophes contemporains, de Rousseau Ă Diderot, câest avec lâenfant que se joue lâavĂšnement dâune sociĂ©tĂ© nouvelle fondĂ©e sur la connaissance, le savoir et la culture. Mais sous le pinceau du peintre, toujours attentif au rĂ©el, la famille nâest pas seulement un lieu dâamour et dâapprentissage au monde ; elle peut aussi ĂȘtre le théùtre du dĂ©sordre, oĂč lâintime se mĂȘle au tragique. En tirant le fil de lâenfance, mais Ă la lumiĂšre des grands dĂ©bats qui animent le Paris du XVIIIe siĂšcle, lâexposition rĂ©vĂšle un oeuvre dâune originalitĂ© et dâune modernitĂ© insoupçonnĂ©es.
Greuze intime, Acte I. La famille Greuze. Théùtre heureux.
De maniĂšre singuliĂšre, Greuze nâa de cesse dâentrelacer son oeuvre et sa propre vie. Aux Salons de lâAcadĂ©mie royale de peinture et de sculpture, temps fort de lâart contemporain Ă Paris, le peintre nâhĂ©site pas Ă prĂ©senter le portrait de ses intimes : celui dâAnne-Gabrielle Babuty quâil Ă©pouse en 1759, celui de son beau-pĂšre, François-Joachim Babuty, un riche libraire de la rue Saint-Jacques, ou encore ceux de ses filles Anne-GeneviĂšve (dite Caroline) et Louise-Gabrielle. Il nâoublie pas non plus de reprĂ©senter dans les bras de sa fille lâanimal chĂ©ri de la famille, un petit Ă©pagneul, lâun des chiens les plus Ă la mode au XVIIIe siĂšcle. Sur son contrat de mariage, le 31 janvier 1759, le peintre appose Ă cĂŽtĂ© de celle de son Ă©pouse sa belle et fiĂšre signature toute en dĂ©liĂ©e. Madame Greuze, cĂ©lĂšbre pour sa beautĂ©, est Ă la fois sa muse et son modĂšle. Les visages de ses filles, restituĂ©s par une touche dĂ©licate et Ă lâexpression attachante, disent toute la tendresse du pĂšre pour ses enfants. Greuze est alors un artiste accompli aussi bien dans sa vie publique que privĂ©e, mais le peintre est une forte tĂȘte, rĂ©calcitrant Ă toute forme de compromis, et son Ă©pouse a une personnalitĂ© – disent ses contemporains – au moins aussi affirmĂ©e que luiâŠ
SECTION 2 : L’ENFANCE D’APRĂS NATURE
DĂšs ses dĂ©buts Ă Paris, Greuze est saluĂ© pour son talent Ă traduire lâĂąme humaine, notamment dans les figures dâenfants dont il sâest fait une spĂ©cialitĂ©. Il peint ses propres enfants, ceux dâamis intimes, ceux de ses meÌceÌnes, mais aussi nombre dâinconnus. En observateur attentif, lâartiste sait restituer la diversitĂ© des Ă©motions : de la douce rĂȘverie Ă lâespiĂšglerie, de la mĂ©lancolie Ă lâinfinie tristesse. Le peintre saisit, toujours avec acuitĂ©, un trait de personnalitĂ© de son modĂšle : ainsi de lâair sĂ©rieux et grave de Charles Ătienne de Bourgevin Vialart de Saint-Morys. Dans le sillage des philosophes, Rousseau en particulier, Greuze porte ici un regard nouveau sur le temps de lâenfance. Il nâest plus une Ă©tape de la vie sans intĂ©rĂȘt, mais un Ăąge Ă part entiĂšre.
SECTION 3 : AIMER, ALLAITER, ĂDUQUER
Nombreuses sont les figures de mĂšre, de pĂšre, ou de nourrice dans lâoeuvre de Greuze. Lâune allaite son enfant, lâautre vient remettre Ă ses parents celui quâelle a gardĂ© en nourrice, une autre encore gronde gentiment son petit garçon. Ces diffĂ©rents sujets ne sont pas de simples scĂšnes de genre. Ils traduisent une rĂ©flexion personnelle de lâartiste sur la place des enfants dans la socieÌteÌet lâenjeu crucial de leur Ă©ducation. Greuze se fait ici lâĂ©cho des prĂ©occupations qui occupent alors pĂ©dagogues et philosophes (Diderot, Rousseau, Condorcet). LâEncyclopĂ©die de Diderot et dâAlembert (1751-1772) â vĂ©ritable laboratoire des idĂ©es des LumiĂšres â dĂ©fend l’idĂ©al de l’amour des parents et leur rĂŽle Ă©ducatif. Hostile Ă la mise en nourrice, dont la pratique domine trĂšs largement au XVIIIe siĂšcle, Greuze, avec les philosophes, prĂŽne lâallaitement maternel, premier temps de lâĂ©ducation. Sây refuser serait briser le lien dâamour « qui forme lâunion naturel des enfants et des pĂšres et mĂšres ».Paradoxalement, Greuze se rĂ©signe Ă mettre ses filles en nourrice, mais non loin de Paris, alors quâil rĂ©vĂšle par son oeuvre les blessures intĂ©rieures de la sĂ©paration.
SECTION 4 : HISTOIRES DE FAMILLE, THĂĂTRES INTIMES
En peintre de lâenfance, Greuze interroge lâintimitĂ© de la famille, avec empathie, parfois avec humour, souvent avec esprit critique. Les histoires quâil nous raconte, sous la forme de comĂ©die ou de drame domestiques, sont autant de théùtres des Ă©motions. Câest au sein de la famille que se joue le destin des hommes, leur bonheur comme leur malheur. Câest lĂ Ă©galement que sâĂ©crit, selon les penseurs des LumiĂšres, et Greuze avec eux, le renouveau de la sociĂ©tĂ© aussi bien que sa dĂ©composition. Pour eux, la famille est lâunitĂ© constitutive de la nation et le lieu dâapprentissage des valeurs collectives. Elle contribue Ă la formation du citoyen moderne, Ă©mancipĂ© des prĂ©jugĂ©s et Ă©clairĂ© par le savoir. Le peintre se plait Ă mettre en image les temps symboliques ou les rituels qui scandent la vie familiale â ainsi la remise de la dot au fiancĂ©, la galette des rois ou la lecture de la bible. Mais lâespace privĂ© nâest pas seulement un havre de paix. Il est aussi et souvent chez Greuze le théùtre du dĂ©sordre des familles, le lieu de la violence physique et de la cruautĂ© psychologique. Et les victimes en sont bien plus les enfants que les adultes.
Greuze intime, Acte II. Peintre insoumis et couple haut en couleurs.
AurĂ©olĂ© par le succĂšs, Greuze est lâhomme de toutes les audaces et de toutes les libertĂ©s. Il ose ainsi faire patienter lâAcadĂ©mie royale de peinture et de sculpture treize longues annĂ©es avant dâenvoyer son morceau de rĂ©ception. Il sâagit dâun retard unique dans lâhistoire de lâinstitution. En 1761, dans un autre registre, Greuze refuse de peindre le portrait de la Dauphine, la belle-fille du roi, sous prĂ©texte, lui dit-il, quâil nâa pas pour habitude de peindre des « visages plĂątrĂ©s ». Sa rĂ©ponse, considĂ©rĂ©e comme une insulte, fait scandale Ă la cour. Les mots du Dauphin, adressĂ©s Ă un collectionneur qui soutient le peintre, sont restĂ©s cĂ©lĂšbres : « vous mâaviez donnĂ© ce peintre comme un homme particulier, mais vous ne mâaviez pas dit quâil Ă©tait fou ». Greuze, fort de sa notoriĂ©tĂ© publique et sĂ»r de son talent, nâentend se soumettre Ă aucun ordre. Son Ă©pouse, Anne-Gabrielle Babuty, semble avoir eu un caractĂšre au moins aussi fort que lui et selon Diderot le couple se dispute souvent : « jâaime Ă lâentendre causer avec sa femme. Câest une parade oĂč Polichinelle rabat les coups avec un art qui rend le compĂšre plus mĂ©chant ».
SECTION 5 : GREUZE GRAVĂ, LâENFANCE EN MAJESTĂ
Rarement peintre autant que Greuze nâa Ă©tĂ© reproduit en gravure dĂšs son vivant. Lâimportante diffusion de son oeuvre, oĂč la figure de lâenfant est presque partout prĂ©sente, procĂšde dâune stratĂ©gie Ă©ditoriale engagĂ©e par le peintre et son Ă©pouse Anne-Gabrielle Babuty dĂšs les annĂ©es 1760, peut-ĂȘtre sur les conseils de leur ami commun, le peintre et graveur Jean Georges Wille. Fille de libraire habituĂ©e au commerce, Madame Greuze a jouĂ© de toute Ă©vidence un rĂŽle essentiel dans cette activitĂ©. Les meilleurs graveurs de Paris furent sollicitĂ©s, mais aussi de jeunes graveuses au talent prometteur. Greuze fournit le dessin au graveur tandis que celui-ci prend Ă sa charge le coĂ»t de la rĂ©alisation de la planche. Lâun et lâautre, et leurs Ă©pouses respectives, se partagent pour moitiĂ© le fruit de la vente des gravures. Ce commerce semble avoir Ă©tĂ© particuliĂšrement lucratif : il aurait rapportĂ© aux dires de Greuze quelque 300 000 livres.
SECTION 6 : LA LEĂON DE LâHISTOIRE. LE FILS FACE AU PĂRE
La figure du pĂšre, comme contre-point de celle de lâenfant, est centrale dans lâoeuvre de Greuze. Câest prĂ©cisĂ©ment autour de lâimage paternelle que le peintre rĂ©alise ses compositions les plus ambitieuses, les plus théùtrales, les plus tragiques aussi. Le pĂšre, fĂ»t-il la figure de lâautoritĂ© au XVIIIe siĂšcle, est souvent chez Greuze affaibli, malade, alitĂ©, voire mort. Ce temps du dĂ©clin intĂ©resse lâartiste parce quâil permet dâutiliser tous les ressorts du pathos pour traduire le sublime en peinture, autrement dit la forme dâexpression la plus Ă©levĂ©e dans lâordre du Beau. Mais par ces scĂšnes Ă©mouvantes, oĂč lâhorreur se conjugue Ă lâeffroi, le peintre invite Ă mĂ©diter le rĂŽle du pĂšre dans lâharmonie de la famille, mais aussi sa responsabilitĂ© dans ses dĂ©sĂ©quilibres, voire dans son anĂ©antissement. Si le pĂšre, entourĂ© de ses enfants et ses petits-enfants, est vertueux dans La PiĂ©tĂ© filiale (Saint-PĂ©tersbourg, musĂ©e de l’Ermitage), il est dans le Septime SĂ©vĂšre et Caracalla la figure opposĂ©e : le mauvais pĂšre qui, par ses dĂ©ficiences Ă©ducatives, a produit un fils monstrueux. Dans le pendant du Fils ingrat et du Fils puni (Paris, musĂ©e du Louvre), le pĂšre semble ĂȘtre la victime de lâimpiĂ©tĂ© du fils, mais la folle fureur quâil exprime sur son visage lors de lâinacceptable dĂ©part du fils, invite Ă se demander si lui aussi nâa pas sa part de responsabilitĂ© dans lâĂ©garement du fils.
Greuze intime, Acte III. Le scandale du Septime SévÚre et Caracalla.
La prĂ©sentation du morceau de rĂ©ception de Jean-Baptiste Greuze Ă lâAcadĂ©mie royale de peinture et de sculpture le 23 aoĂ»t 1769, avec treize ans de retard, reprĂ©sente lâun des Ă©pisodes les plus douloureux de la vie du peintre. Contre toute attente, le sujet prĂ©sentĂ© nâest pas lâune de ses scĂšnes domestiques qui ont contribuĂ© Ă sa renommĂ©e, mais une histoire de lâantiquitĂ© romaine : lâempereur Septime SĂ©vĂšre reprochant Ă son fils Caracalla dâavoir tentĂ© de lâassassiner durant les campagnes dâAngleterre. Le peintre reprĂ©sente lâinstant oĂč lâempereur convoque son fils pour le confronter Ă lâatrocitĂ© de son acte : « si tu dĂ©sires de me tuer, tue-moi ici », lui aurait-il dit en pointant lâĂ©pĂ©e posĂ©e sur la table. Loin de mettre en image le courage du pĂšre indiffĂ©rent Ă la mort, Greuze reprĂ©sente la faute de lâempereur. Car ce dernier, en refusant de condamner son fils criminel, se rend responsable de la dĂ©cadence de lâEmpire romain. Le coup dâĂ©clat recherchĂ© par Greuze en prĂ©sentant cette toile pour se faire reconnaĂźtre comme peintre dâhistoire est un Ă©chec. LâAcadĂ©mie accepte de recevoir le peintre, mais seulement dans sa spĂ©cialitĂ©, comme peintre de genre, estimant son tableau « de la plus grande mĂ©diocritĂ© ». Sans doute, lâinstitution se refuse dâadmettre lâesthĂ©tique rĂ©volutionnaire de la toile, soigneusement composĂ©e et austĂšre, qui annonce lâart nĂ©o-classique de Jacques-Louis David, mais aussi la portĂ©e morale du sujet, qui pouvait ĂȘtre compris comme une critique des princes privilĂ©giant leurs intĂ©rĂȘts privĂ©s au dĂ©triment de ceux de la nation. HumiliĂ©, Greuze quitte dĂ©finitivement lâAcadĂ©mie et expose dĂšs lors ses tableaux dans son propre atelier.
SECTION 7 : INNOCENCE PERDUE ET DESTINS BRISĂS
Parmi les oeuvres de Greuze, les reprĂ©sentations de jeunes filles constituent sans doute ses crĂ©ations les plus virtuoses. Quâil suffise dâobserver le jeu raffinĂ© des textures â satin, gaze, peau de porcelaine â et des couleurs â blanc, crĂšme, rose pĂąle â dans la Jeune fille Ă la colombe ou La Cruche cassĂ©e. Mais si la jeune fille radieuse Ă la blanche colombe, allĂ©gorie de lâinnocence et de la puretĂ©, semble sereine, La Cruche cassĂ©e cache quant Ă elle une rĂ©alitĂ© dramatique. Tout au long de sa carriĂšre, le peintre interroge le basculement dans l’Ăąge adulte, le temps de lâinnocence, lâĂ©veil Ă lâamour, mais aussi le danger des prĂ©dateurs, jeunes sĂ©ducteurs et vieillards concupiscents. La jeune fille Ă la cruche cassĂ©e, qui vient dâĂȘtre abusĂ©e, nâest plus quâun corps figĂ©, les mains crispĂ©es, tentant de retenir des fleurs quâelle a dĂ©jĂ mĂ©taphoriquement perdues. Sa beautĂ© est Ă lâimage de la puretĂ© de son Ăąme, mais son regard, dans sa troublante fixitĂ©, est dĂ©finitivement ailleurs, telle cette cruche cassĂ©e Ă jamais vidĂ©e de son eau pure. Dans le Paris du XVIIIe siĂšcle, celui du moins de la richesse, des amateurs dâart et des grands seigneurs, Greuze invitait Ă voir ce quâil Ă©tait plus commode dâignorer.
Greuze intime, Acte IV. Les infortunes du peintre.
Au tournant des annĂ©es 1780, alors que le peintre a plus de 50 ans et que sa renommĂ©e sâĂ©mousse, ses relations avec son Ă©pouse, Anne-Gabrielle Babuty, se tendent. Le peintre lui reproche dâavoir dĂ©tournĂ© des sommes considĂ©rables provenant des recettes du commerce des gravures. Il ne peut vĂ©rifier les comptes, les registres comptables ayant Ă©tĂ© dĂ©truits : « Mais Madame, pourquoi avez-vous dĂ©chirĂ© les registres ? », lui aurait-il demandĂ©. « Parce que cela mâa plu et que je nâai point de compte Ă vous rendre », lui aurait-elle rĂ©pondu.
Mais surtout, il lâaccuse de lâavoir trompĂ© avec de nombreux amants et dâavoir nĂ©gligĂ© lâĂ©ducation de leurs filles. On ne connait malheureusement pas les reproches que son Ă©pouse pouvait Ă©galement lui avoir fait. Le couple se sĂ©pare en 1785 et divorce en 1793, presque aussitĂŽt que la loi les y autorise. Les deux filles de lâartiste, lâune et lâautre formĂ©es Ă lâart de peinture, restent auprĂšs de leur pĂšre. RuinĂ© financiĂšrement Ă la fin de sa vie, Greuze nâintĂ©resse plus et les commandes se font rares. « Jâai tout perdu, or le talent et le courage » Ă©crit-il en 1801. Greuze meurt pauvre, dĂ©laissĂ©, mais entourĂ© de ses deux filles, dans son atelier, le 21 mars 1805.