“Soulages, une autre lumière” Peintures sur papier, au Musée du Luxembourg, du 17 septembre 2025 au 11 janvier 2026
“Soulages, une autre lumière” Peintures sur papier
au Musée du Luxembourg, Paris
du 17 septembre 2025 au 11 janvier 2026
Texte Sylvain Silleran

Guy Bourdin, Pierre Soulages dans son atelier, 11bis rue Schoelcher, Paris, 1953. Photographie, 21 x 14,8 cm. Collection particulière. © The Guy Bourdin Estate. © Adagp, Paris, 2025.

Pierre Soulages, Brou de noix marouflé sur toile 108 x 75 cm, 2003. Collection C.S. © Adagp, Paris, 2025. © Photo Vincent Cunillère.
Soulages, une autre lumière
Peintures sur papier
Musée du Luxembourg
Il y a dans l’œuvre sur papier une universalité, une simplicité qui laisse voir les âmes. Le papier est le non-artifice par excellence, l’espace silencieux révélateur de toutes les questions, de toutes les audaces. Ces 130 peintures de Pierre Soulages présentent sa recherche picturale dans ce qu’elle a de plus spontané, dans la nudité du rapport de l’artiste au vide. Deux fusains d’académie, un modèle vivant massif comme une statue soviétique et une sculpture classique sont les derniers vestiges d’un ordre renversé par une révolution: Soulages fait pivoter son fusain et va dessiner avec son côté, d’un large trait noir. Habité d’une urgence de peindre, il se jette, selon ses propres termes, sur le papier, muni de brou de noix et de pinceaux de peintre en bâtiment.
La scénographie aux murs blancs fait entrer une lumière généreuse, propice à l’épanouissement des noirs et des bruns, le parcours retrace 60 ans d’expérimentations. Du geste de calligraphe, Soulages peint une sculpture bidimentionnelle réduite à une ombre verticale. Ses gestes sont répétés comme des mantras, l’encre s’épaissit, le trait raccourcit, puis apparait la masse, le monumental, le dolmen noir qui absorbe la lumière, la transforme en une matière nouvelle, encore pleine de mystère. Des orthogonalités inspirées par Mondrian qu’il découvrit avec admiration, ironie de l’histoire, dans un article sur l’« art dégénéré » dans un magazine de propagande nazie.
Sous le noir, le gris, non pas une ombre mais une mémoire, une temporalité vient ouvrir une dimension nouvelle. Et le brun du brou de noix, brun de terre, de rouille, une teinte d’oxydation, de sang séché, de transmutation alchimique de la couleur vient réchauffer comme un feu. Soulages alchimiste donne vie à des monstres aux dents et crocs acérés. Une profondeur se dessine, une tridimentionnalité qui ouvre un gouffre vertigineux dans la masse noire. Quelques coups de brosse composent un haiku brutal, un graphisme d’affiche, une intrigue cinématographique, avant de se faire contemplatifs, immobiles, minimalistes, quelques verticales épaisses qui remplissent presque toute la feuille, ne laissant passer la lumière qu’à travers un fin interstice.
Oh! Du bleu! 4 tableaux, 4 fenêtres aux montants noirs laissent voir un ciel dense, un ciel profond à couper au couteau. Face à tout ce noir, la couleur vibre avec une intensité musicale. Dans les années 70, le rythme de la brosse crée un dynamisme de cinéma, des effets de pellicule saccadée, Soulages explore l’espace entre deux images d’un film, un entre-deux au cliquetis de machine.
Les dernières œuvres peintes au tournant du XXIème siècle sont ancrées dans la modernité: des traits interrompus par le manque d’encre révèlent en pointillés la trame de la toile. Des points comme un glitch informatique alternent avec des bandes noires de texte censuré. Le blanc et le noir parfaitement séparés effacent toute trace du pinceau, tout effet de matière. Le tableau devient une abstraction totale, une image numérique. Des traits répétés à la mine de plomb sur la gouache noire décodent quelque ADN. Il n’y a qu’un pas vers l’expérience en réalité virtuelle créée par Lucid realities. Une immersion dans un jeu vidéo où le spectateur flotte tel un plongeur depuis la grotte originelle de la peinture, Lascaux, à travers l’abbatiale de Conques, jusqu’à l’infini étoilé de l’univers. On peut même, une brosse à la main, peindre sur une grande toile noire dans l’atelier reconstitué de Soulages. Pierre Soulages dématérialisé, désormais immortel dans un firmament virtuel, quel destin impressionnant pour un jeune rebelle!
Sylvain Silleran
Extrait du communiqué de presse :
Commissariat : Alfred Pacquement,Directeur honoraire du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou
Chargée de recherche : Camille Morando Responsable de la documentation des collections modernes au musée national d’art moderne, Centre Pompidou
Pierre Soulages a toujours refusé d’établir une hiérarchie entre les différentes techniques qu’il utilise. À côté des peintures sur toile, il est également l’auteur d’un ensemble considérable de peintures sur papier qu’il a mené, avec quelques interruptions tout au long de son parcours pictural, jusqu’au début des années 2000. D’une certaine façon, on peut dire que son oeuvre commence sur le papier avec, dès 1946, des peintures aux traces larges et affirmées, réalisées au brou de noix, qui vont véritablement voir son oeuvre se distinguer des autres démarches abstraites de l’époque.
En 1948, alors qu’il vient à peine de commencer à exposer, il est invité à une manifestation itinérante sur la peinture abstraite française dans les musées allemands, en compagnie d’artistes beaucoup plus âgés. C’est une de ses peintures qui est choisie pour l’affiche et va contribuer à le faire connaître.
Privilégiant le brou de noix dans les premières années, Pierre Soulages reviendra souvent à cette matière qu’utilisent les ébénistes et dont il aime les qualités de transparence et d’opacité, de luminosité également en contraste avec le blanc du papier. Il emploiera aussi l’encre et la gouache pour des oeuvres dont les formats en général restreints ne cèdent en rien à la puissance formelle et à la diversité.
L’oeuvre sur papier de Pierre Soulages qui fut longtemps conservé par l’artiste, a été moins souvent montré que les peintures sur toile et rarement rassemblé dans des expositions à part entière. Il constitue pourtant un ensemble indispensable à la compréhension de sa peinture.
Cette exposition présente 130 oeuvres dont plus d’une trentaine inédites.
Cette exposition a bénéficié du soutien exceptionnel du musée Soulages, Rodez.
Publications :
Catalogue de l’exposition -GrandPalaisRmnEditions
Carnet d’exposition – Coédition GrandPalaisRmnÉditions / Découvertes Gallimard, 2025
Extrait du catalogue Les peintures sur papier de Soulages et les expositions par Camille Morando
[…]Évoquant ses premiers brous de noix, Pierre Soulages soulignait « l’immédiateté d’une technique beaucoup plus sommaire » et « cette sorte d’élan vers l’originel, l’élémentaire ». En somme, la rapidité d’exécution guidée par le désir premier de peindre (brou de noix, encre, gouache…), qui récuse les repentirs. Soulages ne dessine pas, il peint, et ce, quel que soit le support : papier, toile, ou encore bois, carton, verre. Son importance est primordiale, comme il le confiait : « Brusquement, avec les peintures sur papier (brous de noix ou autres de 1947-1948-1949…) apparaissent des traces peintes juxtaposées, groupées dans une sorte de signe qu’on a comparé parfois à un idéogramme chinois ; il n’y a plus la continuité d’une ligne, c’est le surgissement d’un ensemble : il y a simultanéité. » Et le brou de noix sera le médium prédominant, « le point de départ des oeuvres de Soulages, l’alpha qui s’étire jusqu’à nos jours ».
La création d’environ huit cents peintures sur papier (1946-2004) constitue un champ majeur de son oeuvre, présent dès les premières expositions. La reconnaissance internationale de l’artiste est inaugurée en 1948 à partir du brou de noix reproduit pour l’affiche de l’exposition « Französische abstrakte Malerei », itinérante en Allemagne jusqu’en 1949. D’emblée, la puissance de la composition et de la technique utilisée identifie le peintre. Comme l’écrit Michel Ragon, « la leçon de la très dynamique peinture noir sur blanc de Soulages reproduite sur l’affiche n’a pas été sans être retenue par certains artistes ». Cette exposition est la première d’une longue liste , qui choisit de présenter aussi – ou quelquefois exclusivement – des peintures sur papier, à l’étranger et en France, notamment à Paris. Nombre de ces oeuvres étaient restées à l’ombre de l’atelier du peintre, jusqu’à l’ouverture du musée Soulages à Rodez, en 2014, qui en révélait une centaine, pour la plupart jamais montrées. D’autres, inédites, sont exposées dans la première rétrospective parisienne des papiers de l’artiste au Musée du Luxembourg, en 2025.
[…]Ces oeuvres, merveilleuses et surprenantes, fragiles par leur support et par leur technique, ont été pour partie sorties de l’atelier du peintre en vue d’être dévoilées dans ces expositions assurant leur renommée. Leur réception s’est effectuée aussi grâce à des reproductions, entre autres dans des revues plus confidentielles et moins attendues dans la bibliographie de l’artiste, comme Phases en 1954 et en 1957 ainsi que Clarté en 1962 , et à des ouvrages essentiels de Michel Ragon en 1962 et de Pierre Encrevé en 2007 et en 2014.
Comme aimait le dire Soulages : « Je crois que je fais de la peinture pour que celui qui la regarde – moi comme n’importe quel autre – puisse se trouver, face à elle, seul avec lui-même. » Exposer ces peintures sur papier revient à la découverte de cette création, qui répond à la curiosité de Soulages, également à la liberté de son art.
Biographie
Pierre Soulages est né le 24 décembre 1919 à Rodez. En 1938, sur les conseils de son professeur de dessin au Lycée Foch (Rodez), il s’inscrit à l’atelier privé de René Jaudon à Paris, encouragé par ce dernier pour passer le concours d’entrée à l’École des Beaux-arts. Admis en 1939, Soulages décide de ne pas y entrer et regagne Rodez. En 1941, à l’École des Beaux-arts de Montpellier, il rencontre Colette Llaurens, qu’il épouse en 1942. Suite à l’exposition Französische abstrakte Malerei en Allemagne en 1948-1949, son oeuvre est reconnu et sera par la suite présenté à l’étranger et en France.
À partir de 1960, les premières rétrospectives ont lieu à l’étranger puis en France. En 1994, les vitraux créés par l’artiste pour l’abbatiale Sainte-Foy de Conques sont inaugurés. Son oeuvre, exposé dans le monde entier, est présent dans les grandes collections publiques sur les cinq continents.
En 2014, est inauguré à Rodez le musée Soulages, premier musée en France créé avec la collaboration étroite de l’artiste, suite aux donations de Pierre et Colette Soulages, et ouvert de son vivant. Pour le centenaire du peintre, s’ouvre en 2019 l’exposition Soulages au Louvre. L’artiste recevra les plus hautes distinctions en France et à l’étranger.
Sa création compte plus de 1700 peintures sur toile, près de 800 peintures sur papier, plus de cent estampes, trois bronzes, trois goudrons ainsi que des tapisseries et une céramique.
Pierre Soulages est décédé le 25 octobre 2022 à l’âge de 102 ans. Après un hommage national dans la cour carrée du musée du Louvre par le président de la République, il est inhumé au cimetière de Montparnasse.